Lucky Luke ou la conquête de la couleur 3/3 – L’héritage du grand aplat
« Je pense […] que par ses choix étranges de couleurs il essayait d’introduire de la musique, de véhiculer une ambiance musicale, car il avait envie qu’on entende de la country ou de la slide guitar...[1] » C’est en ces termes que le dessinateur Zep rend hommage à Morris, juste après son décès. Le créateur de Lucky Luke s’est définitivement éloigné vers le soleil couchant, mais le son de sa slide guitar va bientôt résonner de nouveau, sous les doigts de nouveaux musiciens.
Produite du vivant de Morris, la série animée Les Nouvelles aventures de Lucky Luke est diffusée à la télévision deux mois après son décès. Contrairement aux précédentes adaptations, qui restaient classiques à cet égard, celle de Xilam se distingue par un traitement des couleurs particulièrement osé, que le réalisateur Olivier Jean-Marie justifie en convoquant Morris : « Il nous a suffi d’analyser l’univers graphique des BD.[2] » De l’esthétique de l’œuvre originale, l’équipe de Xilam retient surtout le côté percutant, qu’elle traduit par une palette ostensiblement flashy et une recherche permanente du choc visuel : les rochers peuvent être bleus ou rouges, et les visages des personnages virer du violet au vert fluo en fonction de leurs émotions. Cette volonté inédite de transposer les codes de Morris à l’écran est d’autant plus remarquable que les autres choix créatifs (character design, ton, thématiques) témoignent plutôt d’un désir d’émancipation par rapport à l’œuvre originale. La couleur, d’une certaine façon, joue ici le rôle de sceau d’authenticité.
En 2004, Lucky Luke revient en bande dessinée sous le crayon d’Achdé[3]. Pour le dessinateur, la fidélité au style de Morris passe aussi par les couleurs : « Pour chaque planche, comme le faisaient les coloristes de Morris, il y a une à deux cases typiquement “morrissiennes”, c’est-à-dire bicolores ou tricolores avec des couleurs vraiment “Lucky Luke”. Mais ça, c’est une habitude pour garder aussi l’esprit de la série.[4] » Comme chez Morris, les scènes de nuit sont traitées en jaune et bleu, et les scènes d’incendie en rouge et jaune, « car il ne sert à rien de modifier ce qui fonctionne[5] ». On notera cependant quelques tentatives occasionnelles pour ajuster les codes au goût du jour, en les doublant d’effets numériques ou d’effets d’éclairage.
Scène d’incendie avec effets d’éclairage (Lucky Luke contre Pinkerton, Achdé, Pennac, Benacquista, couleurs Anne-Marie Ducasse, Lucky Comics 2010)
À partir de 2016, en marge de la reprise d’Achdé, différents auteurs sont invités à livrer leur vision de Lucky Luke dans des albums indépendants. Pour chacun d’entre eux, c’est encore la couleur qui va servir de trait d’union entre leur propre esthétique et le style de Morris.
Fonds jaunes et silhouettes rouges pour Mawil (Lucky Luke se recycle, Lucky Comics 2021)
Premier sollicité, Matthieu Bonhomme l’affirme d’ailleurs : « La couleur lorsqu'on parle de Lucky Luke est très importante, depuis Morris.[6] » Pourtant, le dessinateur doit désaturer la palette pour l’adapter à son propos semi-réaliste : pas question de conserver « la panoplie aux tons criards de Luke[7] ». Il épouse pleinement, en revanche, la démarche consistant à utiliser les couleurs comme un outil narratif. Les aplats sont omniprésents pour assurer la lisibilité, et la palette volontairement réduite permet de poser les atmosphères et de séquencer le récit.
Les aplats de Bonhomme dans L’homme qui tua Lucky Luke (Lucky Comics 2016)
Guillaume Bouzard (Jolly Jumper ne répond plus) demande à son coloriste Philippe Ory de reprendre, voire d’exagérer, les canons esthétiques de la série : « [Guillaume] voulait quand même que l’on utilise les codes couleurs de Morris. Il voulait quelque chose qui claque mais pas vulgaire. […] J’ai proposé des couleurs plus ternes mais ça ne lui convenait pas. Il voulait que ça pète ![8] » Une séquence de l’album montre le cow-boy solitaire adoptant un « nouveau style » vestimentaire : celui-ci, identique à l’ancien à ceci près que le foulard est jaune et la chemise est rouge, suffit à le rendre subitement méconnaissable aux yeux des autres protagonistes. Le gag est drôle, mais aussi significatif : pour Bouzard, l’identité de Lucky Luke – le personnage comme l’œuvre – est bel et bien indissociable de ses couleurs.
Et en plus, les Dalton sont daltoniens (Jolly Jumper ne répond plus, Guillaume Bouzard, couleurs Philippe Ory, Lucky Comics 2017)
Même Ralf König (Choco-Boys), dont le style de colorisation, aux feutres aquarelle, est pourtant très éloigné de celui de Morris, met un point d’honneur le faire cohabiter avec le système d’aplats.
Une citation directe, couleurs comprises, de la première case de Dalton City, dans Choco-Boys (Ralf König, Lucky Comics 2021)
Si le choix fait consensus, c’est aussi que l’héritage de Morris a pris une place particulière dans le monde de la bande dessinée au fil des années. Depuis deux décennies, c’est tout un courant d’auteurs qui renoue avec ce type de mise en couleurs privilégiant la simplicité, la lisibilité, l’évocation, plutôt que le réalisme et les effets, souvent en se réclamant explicitement de Lucky Luke. Christophe Blain est dans cet état d’esprit quand il publie Le Réducteur de vitesse en 1999 : « Mes modèles ont été les bandes dessinées des années soixante/soixante-dix, telles que Lucky Luke ou les premiers Blueberry, dans lesquelles les couleurs sont sacrément osées. J’aime beaucoup la façon qu’avaient les dessinateurs de régler de manière très allusive les problèmes de lumière. Et plutôt que d’utiliser des couleurs très réalistes, avec des tons complémentaires, des effets de lumière et des dégradés, j’ai préféré suggérer la même chose avec un minimum de moyens.[9] » Blain se tiendra à cette approche dans toute son œuvre ultérieure. De même, Matthieu Bonhomme n’a pas attendu de dessiner son Lucky Luke pour suivre les traces de Morris : l’ensemble de sa production personnelle, et notamment les albums qu’il a lui-même coloriés[10], témoigne de son goût pour les grands aplats et les palettes réduites. Même démarche, et même référence à Morris, pour le dessinateur Brüno et sa coloriste attitrée Laurence Croix, qui affectionnent ce qu’ils appellent « les aplats Lucky Luke[11] ». Citons encore le travail d’Isabelle Merlet avec Nicolas Dumontheuil (Big Foot) et Blutch (Lune l’envers), deux admirateurs déclarés de Morris.
Dans le recueil Jeux d’influences[12], en 2001, le même Blutch évoque sa fascination pour les couleurs de Lucky Luke, « d’une audace qui s’est perdue ». Avec ses aplats, Morris n’a pas seulement créé une identité visuelle pour sa propre série, il est aussi devenu une référence d’avant-garde.
Cet article est issu de recherches sur la série Lucky Luke menées avec Clément Lemoine. Merci à lui pour ses relectures et suggestions.
[1]La Lettre de Dargaud n°62, propos recueillis par Boris Henry le 24 août 2001.
[2]Propos d’Olivier Jean-Marie recueillis par Virginie Greinier, BoDoï n°44, août-septembre 2001.
[3]Avec les coloristes Anne-Marie Ducasse pour les quatre premiers albums, puis Mel Acryl’Ink
[4]Interview d’Achdé sur BD Best, propos recueillis par Laurent Lafourcade, 2014
[5]Interview d’Achdé et Jul sur ActuaBD, propos recueillis par Charles-Louis Detournay, 2 novembre 2018
[6]Interview sur France Culture dans l’émission « Le Réveil culturel », 30 avril 2021
[7]Casemate n°89, février 2016
[8]Interview de Philippe Ory par Damien Canteau sur Comixtrip
[9]Dossier introductif de la première édition du Réducteur de vitesse, Dupuis 1999. Les couleurs de l’album sont de Walter, Yuka et Christophe Blain.
[10]L’âge de raison (Carabas 2001) et les deux tomes de Texas Cowboys (Dupuis 2012 et 2014)
[11]Interview de Laurence Croix par le dessinateur Li-An, publiée sur son blog le 28 janvier 2011
[12]Publié chez PLG. Le texte de Blutch, « L’homme contre ses dons », est repris dans L’Art de Morris (Lucky Comics 2015)
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