Lucky Luke ou la conquête de la couleur 2/3 – La caravane des coloristes
[novembre 2023]
« Je ne fais jamais [les couleurs]. Et je le déplore parce qu’on devrait tout réaliser soi-même ! Mais cela demande tellement de temps... » Ces regrets, qu’exprime le dessinateur de Lucky Luke en 1973[1], sont le signe d’un changement d’époque : après l’ère des chromistes et des indications au dos des planches, voici venue celle des coloristes travaillant en autonomie. L’enjeu pour Morris, désormais, est de maintenir l’intégrité de sa démarche esthétique tout en déléguant à d’autres sa mise en œuvre.
Dans la seconde moitié des années soixante, les éditions Dupuis adoptent les « bleus de coloriage », voués à remplacer progressivement le Ben-Day. Avec cette méthode, les couleurs sont réalisées à la gouache par un coloriste, puis scannées, plutôt que composées directement à l’imprimerie. De cette petite révolution va émerger un homme, Vittorio Leonardo.
Vittorio est né à Naples en 1938, dans une famille d’artistes qui émigre en Belgique après la guerre. Là, il découvre Tintin, Spirou, et bien sûr Lucky Luke. Il rêve de dessin, de peinture. À 18 ans, tout en suivant des cours du soir à l’académie, il atterrit à l’imprimerie Dupuis, dans l’équipe des chromistes[2].
À l’arrivée des bleus, Vittorio, fort de sa double compétence artistique et technique, est sollicité pour réaliser des mises en couleurs : c’est lui qui se charge, notamment, de celle du Pied-Tendre.
Le Pied-Tendre, couleurs de Vittorio Leonardo dans Spirou (n°1539 de 1967)
Bientôt, il doit s’entourer d’une équipe – le Studio Leonardo, fondé en mai 1968 – pour faire faire face à la charge de travail. Paul Dupuis, en effet, lui a confié la totalité du journal Spirou à colorier… mais pas Lucky Luke, qui vient de passer à la concurrence. Depuis avril, c’est le journal Pilote qui publie la nouvelle aventure du cow-boy solitaire, Dalton City ; quant aux deux derniers épisodes parus dans Spirou, La Diligence et Le Pied-Tendre, ils seront repris en album chez Dargaud. Plutôt que de racheter à Dupuis les films des couleurs et les adapter au format, le nouvel éditeur les fait refaire, plus ou moins fidèlement, par des coloristes maison.
La même planche telle que parue dans l’album (Dargaud 1968)
Le passage chez Dargaud marque le début d’une période de flottement pour l’identité chromatique de la série. Au fil des épisodes, et au gré des coloristes, la palette de couleurs varie, de même que l’usage des codes mis en place par Morris. Les silhouettes sont tantôt omniprésentes (Le Grand Duc), tantôt quasi-absentes (Canyon Apache), et les aplats parfois accompagnés ou remplacés par de grands dégradés couvrant l’ensemble du décor.
Des dégradés orangés pour créer le choc visuel dans Ma Dalton (Dargaud 1971)
Morris ne semble suivre le travail des coloristes qu’avec une attention relative, laissant même passer des erreurs qu’il reprochait pourtant aux chromistes Dupuis : le pli du pantalon de Lucky Luke, normalement blanc, prend parfois la couleur du jean ou des bottes. Autre anomalie récurrente, que pointe Vittorio Leonardo : « Un personnage fâché, par exemple Joe Dalton, on lui mettait du rouge non seulement dans le visage, mais dans les mains aussi ! Et ce n’était pas une silhouette ! »
Les couleurs sous acide de L’héritage de Ran-Tan-Plan (Dargaud 1973)
À partir du milieu des années soixante-dix[3], la couleur est confiée à Roland Venet, un ancien dessinateur du journal Tintin[4] devenu coloriste. Olivier Venet, qui a travaillé avec son père sur certains albums[5], se souvient : « Morris avait précisément et personnellement briefé mon père sur la manière de nous y prendre, qui était un peu particulière : pour certaines cases, nous devions colorier tout en orange pâle un personnage, ou tout un arrière-plan en vert... J'avoue qu'à l'époque, j'avais trouvé ça curieux, mais avec le recul je pense que Morris avait raison : ça mettait plus en valeur les personnages. Par la suite, comme nous étions raccord avec sa manière de faire, il nous a totalement laissés tranquilles.[6] »
Le bandit manchot, couleurs de Roland et Olivier Venet (Dargaud 1981)
À la même époque, aux Pays-Bas, les albums de Lucky Luke sont prépubliés dans le magazine Eppo, avec une colorisation parfois différente de celle des albums[7]. L’auteur de cette version alternative n’est autre que Leonardo : son studio est devenu entre temps une véritable institution, qui réalise non seulement les couleurs de Spirou mais aussi de celles d’Il Giornalino en Italie, et de deux magazines néerlandais, dont Eppo. La comparaison des deux versions révèle des partis-pris tantôt similaires, et tantôt complètement différents, tant dans le choix des teintes que dans le placement des silhouettes ; preuve que le système de Morris garde une certaine souplesse et se prête volontiers à des interprétations diverses.
La même planche, parue dans Eppo n°1981-24, avec les couleurs du Studio Leonardo
Dans les années 80, Roland Venet prend sa retraite. Son fils Olivier colorie seul Fingers, puis passe la main pour se consacrer à ses propres projets. Morris profite d’un changement de contrat avec son éditeur pour reprendre sa collaboration avec son vieux complice Leonardo, interrompue près de 20 ans plus tôt par son départ de Dupuis : « Quand Morris est passé sur un contrat Dargaud Benelux, il a mis la condition absolue que ce soit moi qui fasse les couleurs. » Vittorio et son studio sont officiellement crédités à partir de l’album Le Ranch Maudit, en 1986. Sous le pinceau du maestro de Charleroi, la série trouve enfin sa palette de couleurs définitive.
Bleu de coloriage du Studio Leonardo pour l’album Chasse aux fantômes (photo Catawiki)
Dans les années quatre-vingt-dix, le Studio Leonardo est premier en Europe à adopter l’outil informatique[8]. Si certains éditeurs sont réfractaires à ce changement, Morris, lui, s’en réjouit plutôt : « C'est l'avenir, ça permet de beaux dégradés qu'il est presque impossible d'obtenir avec l'ancienne méthode.[9] » L’arrivée du numérique, en effet, se traduit surtout par le recours de plus en plus fréquent aux dégradés, comme pour compenser l’appauvrissement progressif du dessin. Dans la série dérivée Rantanplan[10], où le coloriste est moins contraint par les codes de la série principale, on voit apparaître d’occasionnelles textures numériques, telles que des ciels photoréalistes et des motifs de papier-peint.
Des dégradés en guise de décors dans Marcel Dalton (Lucky Productions 1998)
Les audaces expressionnistes des années Ben-Day ont depuis longtemps laissé la place à un certain classicisme, mais l’utilisation des silhouettes, en tous cas, persiste jusqu’au bout. Comme une routine bien rodée, que Vittorio Leonardo résume en quelques mots :
Vingt ans après le décès de Morris, cette routine se perpétue encore dans les prolongations posthumes de son œuvre. Suite et fin de cette série au prochain épisode!
Cet article est issu de recherches sur la série Lucky Luke menées avec Clément Lemoine. Merci à lui pour ses relectures et suggestions.
[1]Dans Schtroumpf / Les cahiers de la bande dessinée, n°22, propos recueillis le 4 avril 1973 par Numa Sadoul
[2]Toutes les citations de Vittorio Leonardo sont issues d’entretiens menés par Clément Lemoine et l’auteur de l’article, le 18 mars 2017 à Charleroi, et par téléphone le 19 mai 2023.
[3]Selon le souvenir d’Olivier Venet, qui évoque sans certitude un début vers 1975.
[4]Sous le pseudonyme de Rol, il a notamment illustré de nombreuses pages de rédactionnel et pages de jeux entre 1953 et 1966, et dessiné quelques histoires courtes, parfois écrites par René Goscinny.
[5]Roland et Olivier Venet ont au moins réalisé ensemble Le bandit manchot (1981) et Sarah Bernhardt (1982).
[6]Échanges avec Olivier Venet, par internet, avril 2023.
[7]C’est le cas des épisodes parus entre 1977 (Le fil qui chante), et 1983 (Fingers).
[8]Le premier album de Lucky Luke concerné est Les Dalton à la noce (Lucky Productions 1993).
[9]De Belles en Bulles n°10, juillet 1997,
[10]Dessinée par Michel Janvier sur des scénarios de Fauche et Léturgie, puis reprise par Vittorio Leonardo lui-même, assisté de Manuel Tenret.
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