Lucky Luke ou la conquête de la couleur 1/3 – Des silhouettes sur la prairie
[août 2023]
« [Q]uand on réalise une série dessinée, on doit la faire en noir et blanc. La couleur, c'est accessoire. » Ces paroles, que Maurice Tillieux prêtait au créateur de Lucky Luke [1], ne doivent pas nous induire en erreur : si les pages de Morris sont, effectivement, déjà parfaitement équilibrées et lisibles en noir et blanc, on aurait tort d’en déduire que la couleur lui est indifférente. Son œuvre, au contraire, est réputée pour son approche originale et percutante en la matière. Une approche expressionniste, au service de la narration, qui s’est construite dans la contrainte.
Lorsque les aventures de Lucky Luke débutent dans les pages de Spirou, en 1946, le métier de coloriste n’existe pas, et la mise en couleurs est encore traitée comme une simple étape de fabrication plutôt qu’une discipline artistique à part entière. Les auteurs se contentent d’indiquer (soit au verso de leurs planches, soit sur des calques séparés, à l’aquarelle ou aux crayons), les teintes approximatives qu’ils souhaitent voir appliquer. Les couleurs définitives sont réalisées directement à l’imprimerie par des ouvriers spécialisés, les chromistes. Très vite, Morris se heurte au manque de sérieux avec lequel sont suivies ses consignes.
Indications de couleurs pour Le retour de Joe-la-Gâchette, 1949 (document reproduit dans L’Art de Morris, Lucky Comics 2015)
C’est que les chromistes sont, pour la plupart, des techniciens sans vocation artistique particulière, qui exécutent leur tâche, c’est le cas de le dire, comme à l’usine. Les conditions de travail à l’imprimerie, dans les cadences infernales inhérentes à la réalisation d’un journal hebdomadaire, ne les incitent pas au perfectionnisme. Les histoires à colorier passent de main en main chaque semaine en fonction des disponibilités de chacun, sans souci de continuité. Le procédé technique qu’ils utilisent, le Ben-Day, consiste à travailler séparément les trois couleurs primaires, sans possibilité de visualiser le résultat à l’avance. Ce n’est donc qu’à l’impression qu’on découvre les éventuelles erreurs : « Si on oublie le jaune dans le visage, il est rouge. Si on oublie le rouge, il est jaune. C’était comme ça ! [2] »
La technique du Ben Day
Comment les couleurs des bandes dessinées de la fin du XIXe siècle étaient-elles produites ? Ces couleurs si singulières forgèrent l’esthétique de la bande dessinée américaine parue dans la presse dominicale. Cet article présente les techniques d’impression des premières Sunday Pages en couleurs ; il rappelle leur histoire éditoriale, puis détaille les méthodes d’impression derrière les aplats et points Ben Day qui contribuaient à leur syntaxe visuelle si caractéristique – celle que plusieurs décennies plus tard le pop artist new-yorkais Roy Lichtenstein reconnut et exploita... Lire l'article de Guy Lawley pour en savoir plus.
Aux faiblesses du travail des chromistes viennent s’ajouter les difficultés liées à l’impression en elle-même : dosage approximatif des couleurs primaires, mauvais calage des plaques, effet buvard du papier... En outre, par souci d’économie, une partie du magazine est imprimée en bichromie ou en niveaux de gris, et c’est le cas, parfois, des pages de Lucky Luke.
Alerte aux Pieds-Mal-Calés (Alerte aux Pieds-Bleus, Spirou n°941, 1956)
Confronté à ces diverses contraintes, qui interdisent toute sophistication dans la mise en couleur, Morris s’en remet logiquement aux deux grands principes qui guident l’ensemble de ses partis pris : la simplicité et l’efficacité. Sa stratégie va consister d’une part à restreindre sa palette de couleurs à des teintes basiques, aisément reproductibles, et d’autre part à privilégier les grands aplats, qui s’accommodent mieux des débordements et des décalages.
Des silhouettes précoces (Tumulte à Thumbleweed, Spirou n°736, 1952)
Dès 1949, il lui arrive de colorier d’un seul tenant certains personnages, en gris ou en bleu : d’abord la foule, puis des personnages seuls, en amorce ou à l’arrière-plan. À partir de Lucky Luke et la bande de Joss Jamon (1956-57), le procédé des « silhouettes » (pour reprendre la terminologie de Vittorio Leonardo) se généralise ; bientôt, on en trouve quasiment à toutes les pages. Parallèlement, le dessinateur s’autorise de plus en plus de libertés avec ses fonds de case : le ciel vire volontiers du bleu au jaune ou au rose. À partir du Juge (1957-1958), il combine les effets et ose carrément des cases bicolores ou tricolores, basées sur des contrastes forts de couleurs primaires ou secondaires.
La scène récurrente du feu de camp (L’évasion des Dalton, Spirou n°1092, 1959)
Cette approche de la couleur n’est pas inédite, comme le rapporte le scénariste Yann : « [Morris] m’avait expliqué que c’est après avoir vu que les dessinateurs de Mad avaient recours à des aplats monochromes, pour renforcer l’impact visuel des premiers plans et des fonds de cases, qu’il a décidé de tirer parti des faiblesses des chromistes de l’imprimerie de Marcinelle, dont il se plaignait beaucoup, pour en faire une force... [3]». Tout indique en effet que c’est lors de son séjour à New-York que Morris prend conscience de l’importance de la couleur : peut-être d’abord à travers les cours qu’il suit en école d’art, puis au contact d’Harvey Kurtzman et sa bande. C’est cette année-là en tous cas, en 1949, qu’il réalise au dos d’une planche du Retour de Joe-la-Gâchette un guide à destination des chromistes [4] ; signe qu’il entend bien, désormais, maîtriser cet aspect de son œuvre. Dans la foulée apparaissent timidement les premières ruptures dans les couleurs d’arrière-plan, puis les premières foules en aplats.
En 1950, alors que Morris fréquente depuis peu la bande de Kurtzman, ce dernier lance Two-Fisted Tales et, dans une volonté de contrôle qui fait écho à celle de l’auteur de Lucky Luke, embauche Marie Severin pour travailler sur les couleurs (à l’exception de celles de ses propres pages, qu’il se réserve). Severin restera célèbre pour son utilisation des « knockouts [5] » c’est-à-dire les silhouettes ; quant à Kurtzman, beaucoup de ses histoires de l’époque sont coloriées toutes entières en aplats expressionnistes. Lorsque Morris rentre en Europe, ces influences imprègnent désormais sa propre grammaire. C’est aussi le cas de Jijé, compagnon de voyage de Morris aux États-Unis, qui adopte les silhouettes dès le premier épisode de Jerry Spring (1954). D’autres dessinateurs de Spirou suivront.
Les aplats expressionnistes de Kurtzman (Kill!, Two-Fisted Tales n°23, 1951)
Un avant-plan très cinéma (En remontant le Mississipi, Spirou n°1115, 1959)
Certes, mais la démarche de Morris est surtout très adaptée au medium bande dessinée. Affranchie de son rôle purement figuratif, la couleur devient un outil narratif, aux possibilités multiples. Guider l’œil du lecteur en séparant les différents plans de l’image, ou en mettant en valeur tel personnage plutôt que tel autre, comme le ferait un éclairage de théâtre. Appuyer les intentions du scénario : un aplat uniforme peut, par exemple, traduire visuellement le caractère moutonnier d’une foule de villageois, ou la discipline d’un régiment de cavalerie. Créer des atmosphères fortes (notamment pour les scènes nocturnes), ou renforcer l’impact des séquences les plus spectaculaires (telles que les scènes d’incendie), réduites à des contrastes entre deux ou trois couleurs. Accentuer les effets dramatiques avec des arrières-plans percutants ou des silhouettes de couleur vive isolées sur fond blanc. Des procédés aussi simples qu’efficaces, que Morris semble utiliser à l’instinct plutôt que selon une logique invariable.
Au fil des années, les évolutions des procédés d’impression, la disparition du Ben-Day au profit des bleus de coloriage, et l’arrivée d’un collaborateur de confiance en la personne de Vittorio Leonardo, viendront lever les difficultés initiales. Morris, pourtant, s’en tiendra à son système : les silhouettes et autres effets vont même intégrer rétrospectivement les premiers albums lors des rééditions. De la contrainte technique est née une démarche esthétique assumée, désormais indissociable de l’œuvre. La suite au prochain épisode !
Cet article est issu de recherches sur la série Lucky Luke menées avec Clément Lemoine. Merci à lui pour ses relectures et suggestions.
Pour approfondir l’analyse :
Notes
[1]Schroeder n°2, propos recueillis par J.M. Sotto et J.C. Litwinski en février 1973.
[2] Les citations et les informations sur les conditions de travail des chromistes en général, viennent des témoignages de Vittorio Leonardo à Clément Lemoine et l’auteur de cet article, à Charleroi le 18 mars 2017, et par téléphone le 19 mai 2023.
[3] Lucky Luke l’intégrale, tome 3, Dupuis 2018, propos recueillis par Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault en novembre 2017.
[4] Ce document est reproduit dans le livre L’Art de Morris, Lucky Comics 2015.
[5] Le terme est utilisé par Marie Severin elle-même dans Asbury Park Press Sunday, 14 avril 1996, « Colorful Artist », propos recueillis par Mark Voger.
Pour aller plus loin
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