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L’origine de la couleur dans les comic strips américains

Peter Maresca

La couleur a sans doute joué un rôle majeur dans la popularisation massive de la bande dessinée au XXe siècle, d'abord en Amérique, puis dans le monde entier. Bien que les bandes dessinées en noir et blanc aient eu du succès avant et après l’arrivée de la couleur,  c’est celle-ci qui a captivé le lectorat des quotidiens à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. 

La planche de comic strips en couleurs qui paraissait le dimanche (la page du dimanche ou Sunday page en anglais, ndt) est devenue un argument de vente important pour les journaux, et a finalement donné naissance à la bande dessinée moderne, créant un format qui s’est répandu dans le monde entier et une forme d’art qui a inauguré une nouvelle ère de l’audiovisuel. 

Cet article porte sur l’arrivée de  la couleur dans les bandes dessinées et analyse comment un groupe inventif de créateurs a amélioré une forme d'art nouvelle et influente. La couleur, la créativité et l'économie d'une nouvelle technologie sont à l'origine de la viabilité et de la vitalité de la page du dimanche dans la presse [1]

Les amateurs des premières bandes dessinées ont souvent cru que le supplément couleur du dimanche a été inauguré dans le World de Joseph Pulitzer à New York. Ce n'est qu'une partie de l'histoire. En réalité, l'impulsion est venue de Paris en passant par Chicago. En 1891, l'éditeur du Chicago Inter Ocean, William Kohlsaat, en vacances en France, découvre Le Petit Journal, qui propose des illustrations en couleurs créées par un procédé d'impression bien moins coûteux que tout ce qui se fait en Amérique. Kohlsaat achète l'une des rotatives et, un an plus tard, lance un supplément hebdomadaire tout en couleurs dans l'Inter Ocean

À l’origine, cette section en couleurs contient les portraits des politiciens et des membres de la haute société de Chicago préférés de Kohlsaat. Puis, en 1893, l’évènement le plus important des États-Unis se déroule à Chicago : l’Exposition Universelle, qui permet aux Américains de découvrir l’art, la culture et la technologie du monde entier.  Dans son supplément en couleurs illustré, l’Inter Ocean couvre l’évènement qui se déroule pendant six mois [2]. Le supplément publie des caricatures des personnes présentes à la foire, réalisées par le célèbre illustrateur Art Young, qui avait étudié pendant deux ans à l'Académie Julien à Paris avant de travailler pour Kohlsaat. Young est avant tout un artiste du dessin au trait : la couleur, ici comme à d’autres endroits du supplément de l’Inter Ocean, est alors utilisée avec parcimonie. Il est probable que cette mise en couleurs soit le fait des imprimeurs et des chromistes salariés et non de l'artiste lui-même.

 

En 1891, Le Petit Journal a donné l'idée à l'éditeur de journaux de Chicago, William Kohlsaat, à acheter des presses à imprimer en couleurs pour créer le premier supplément du dimanche aux États-Unis.

La même année, Joseph Pulitzer acquiert les mêmes presses quadrichromiques en France et, moins d’un an plus tard, utilise cette technologie pour élargir son offre de bandes dessinées dans l'édition du dimanche du New York World. Dans un premier temps, la page du dimanche mélange les bandes dessinées en couleur à des histoires humoristiques et à d’autres textes. Puis, en 1895, la pleine page hebdomadaire du Yellow Kid (Hogan's Alley) de R. F. Outcault prend New York d'assaut. Dans son sillage, la section des bandes dessinées en couleur du  World permet au tirage du journal d’atteindre des sommets. Les bandes dessinées du World de Pulitzer affichent alors des couleurs plus vives et plus audacieuses que celles de l'Inter Ocean et les artistes eux-mêmes participent à la mise en couleurs, ce qui favorise une plus grande créativité. Cela n’échappe pas au lectorat du journal, ni à un certain concurrent.

Le Supplément du dimanche de l'Inter Ocean de Chicago présente des images en couleurs de l'exposition universelle de 1893, y compris des illustrations de bandes dessinées d'Art Young.

En effet, la même année que celle qui voit débuter le Yellow Kid, William Randolph Hearst déménage de San Francisco à New York pour reprendre un journal en difficulté, le New York Journal.  Il se lance alors dans une lutte acharnée contre Pulitzer afin de s’imposer dans la presse new-yorkaise. Ceci le pousse à débaucher la plupart des meilleurs dessinateurs de Pulitzer, et de revendiquer lui aussi la paternité du Yellow Kid. Hearst comprend l’importance de la couleur et améliore la qualité du processus d’impression des bandes dessinées. Il affirmera plus tard, d’une façon typiquement pompeuse, que sa section de bandes dessinées consiste en « huit pages d’effusion polychrome et irisée, à côté de laquelle un arc-en-ciel paraîtrait aussi terne qu’une canalisation en plomb.» Notons que dans une page du Yellow Kid d’Outcault de 1897, dessiné désormais pour Hearst, une illustration fantastique contenant plusieurs gags représente « l’Enfant Jaune » en train de voyager à Paris, sans manquer de faire référence au Chat Noir. On peut voir cela comme une marque de reconnaissance involontaire envers la ville à l’origine des bandes dessinées en couleurs. 

Le Yellow Kid de Richard Outcault a fait de la bande dessinée en couleurs un facteur important du succès du New York Journal. En 1897, le personnage fait le tour du monde.

Quelques décennies plus tard,  les presses quadrichromiques utilisées pour produire les comic strips des journaux conduisent à définir la taille et le  format des comic books qui apparaissent aux États-Unis dans les années 1930, et dans le reste du monde par la suite. Les presses coûteuses n'impriment les bandes dessinées dominicales qu'un ou deux jours par semaine, conformément à la manière dont les comic strips étaient créés et au rythme de parution des rubriques. Le reste de la semaine, les presses et les encres de couleur sont mises de côté. Max Gaines, père du rédacteur en chef de Mad Magazine, Bill Gaines, commence alors à utiliser ces presses couleur inutilisées  pour imprimer des pages pliées deux fois, découpées et agrafées, et crée un magazine de bandes dessinées pour les kiosques à journaux.  « Tout en couleur pour 10 cents ! » annonce alors son slogan populaire. Le lien entre les comic strips et le comic books est d’autant plus fort que les premières bandes dessinées publiées par Gaines sont alors des remontages de comic strips parus l’année précédente ou plus anciens encore. Le reformatage des planches dominicales sous la forme de comic books se poursuit pendant au moins 10 ans. 

Les premiers dessinateurs de comic strips abordent la nouvelle rubrique dominicale dans les années 1890 sans idées préconçues quant à la manière de remplir une grande page de journal (57 cm x 45 cm) avec des bandes dessinées. La plupart des artistes avaient déjà créé des bandes dessinées pour les journaux, mais seulement à une fraction de cette taille. Ils choisissent alors des formats divers pour occuper cet espace, allant de grandes illustrations uniques à plusieurs dessins sur un thème, en passant par l’art séquentiel qui finit par s’imposer.

Une innovation du même ordre se produit également  lorsque cette forme d’art en noir et blanc s’ouvre aux potentialités de la couleur. Bien souvent, l’ajout de couleurs dans les bandes dessinées à l’époque ne revient pas simplement à imiter la réalité d’un monde polychrome. Les esprits créatifs d’alors n’utilisent pas seulement  la couleur pour préciser et égayer les images, mais également comme une façon de raconter une histoire, une méthode pour orienter les lecteurs de la bande dessinée. La couleur est ainsi placée souvent seulement en arrière-plan ou sur un partie seulement de la page de bande dessinée, comme si les lecteurs de ces premières pages en couleur avaient besoin d’être sevrés du dessin au trait monochrome, ou peut-être pour attirer l’attention sur une image plutôt qu’une autre. Ainsi, T.E. (Ted) Powers (un artiste du World qui a travaillé pour Hearst ensuite) crée une pleine page qui commente l’humour basé  sur les tragédies vécues par les autres. Elle se compose d’une série de dessins indépendants. L’image centrale toute en couleurs représente un homme écrasé par un grand coffre-fort en acier (ironiquement devant un bureau de pompes funèbres), tandis que d’autres rient de son sort. Cette image est entourée d’une douzaine de gags plus petits sur le même thème, mais en noir et blanc ou faiblement colorisés. 

Cette présentation de la tragédie comme de l'humour par T.E. Powers utilise la couleur pour mettre en évidence le gag central de la page.

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les dessinateurs travaillent dans le même bureau d’un quotidien comme le World ou le Journal, et parfois deux d’entre eux, ou plus encore, collaborent sur une page de bande dessinée, avec une histoire ou un thème commun.  L’exemple le plus ancien, et le plus spectaculaire, d’une telle « jam session » est une double page de bandes dessinées réalisée pour le New York World. Les collaborateurs de cette incroyable image sont des géants des débuts de la bande dessinée : Art Young, George Luks, Frank Ladendorf, et Walt McDougall. Cet effort collectif présente non seulement une composition thématique et un design superbes, mais aussi différentes façons dont la couleur peut être mise au service du récit. 

Cette « super Jam » de sept artistes du New York World utilise la couleur pour indiquer le passage du temps, mettre en évidence les bordures, se concentrer sur les gags de chacun des artistes  et séparer les sections individuelles par des vignettes monochromatiques.

Chaque artiste propose un commentaire comique sur la vie au cours d’une soirée d’été. Dans les quatre coins extérieurs, la couleur de l’arrière-plan s’assombrit tandis que l’histoire racontée passe de l’après-midi à la fin de soirée : les sports de la journée, puis les divertissements du carnaval en bord de mer (probablement inspirés de celui, haut en couleurs, de Coney Island à New York), jusqu’à la musique et les bruits des animaux de la soirée. Un dégradé de couleurs sombres sépare les bandes dessinées situées dans les coins de la page du récit d’un match de baseball qui se déroule dans des vignettes qui délimitent la forme d’un losange, avec des personnages rouges qui se détachent d’un terrain vert. Les deux bandes dessinées à l'intérieur du losange, dépeignant les habitants de la plage et les clichés de la vie dans les pensions de famille, présentent les principales histoires drôles en couleur, entourées de caricatures et de gags en noir et blanc.

Le fond et les gouttières (l’espace entre les cases) d’une page du dimanche sont habituellement laissées sans couleur, en particulier lorsqu’il s’agit d’une page présentant une bande dessinée, ce qui isole les cases afin de faciliter la lecture et la compréhension du récit. Mais certains pionniers du comic strip ont choisi d’intégrer les gouttières à l’espace coloré de la page. Un fond coloré lié à la scène représentée (un mur peint, le sol ou le ciel) est utilisé comme arrière-plan tout au long de l’histoire ; la séquence d’images se détache sur un fond coloré au lieu d’avoir des gouttières servant à séparer les cases. Ceci donne un effet de profondeur où des parties du dessin se prolongent au-delà des contraintes de la case, ce qui est une technique utilisée de façon récurrente dans les bandes dessinées modernes. 

La mise en couleur des gouttières et des cadres des cases enrichit ainsi  une séquence d’un récit, et leur fait perdre leur statut d’éléments neutres de la page. En 1900, la « Funny Side » de Pulitzer (la rubrique des bandes dessinées du New York World et St. Louis Post-Dispatch) présente une page partagée par trois artistes, Paul West, F.M. Howart et Gus Dirks (le frère du créateur des Katzenjammer Kids, Rudolph Dirks). À l’occasion d’une expérimentation unique, chaque bande dessinée est présentée en diagonale et séparée par des contours de cases et des gouttières colorées. La première est délimitée par une ligne noire, la seconde par un contour rouge, et la troisième par une gouttière bleue, et tous les récits présentent des zigouigouis bleus et rouges au niveau de leurs contours et de leurs gouttières. Dans ce cas, les couleurs servent à guider l'œil du lecteur tout en agrémentant la page. 

Trois artistes (Dirks, Howart, West) se partagent une seule page dans une séquence diagonale unique. Des bordures et des gouttières colorées séparent les histoires et aident le lecteur à comprendre le format.

Mais aucun dessinateur de bandes dessinées de l’époque, et très peu depuis, n’utilise la couleur avec autant d’efficacité et d’inventivité que Winsor McCay. Il a été raconté qu’il allait régulièrement à l’imprimerie superviser les couleurs et les trames, allant jusqu’à travailler avec les techniciens pour développer de nouvelles encres, car nombre de ses pages réclamaient un jaune plus éclatant que celui qui était disponible à l'époque. En véritable artiste, il était à la fois un maître de la bande dessinée, de ses outils et de sa technologie. 

Dès la première page de Little Nemo in Slumberland, McCay s'écarte des normes de mise en couleurs. La chambre de Nemo a un arrière-plan de murs jaunes, mais quand il sort dans le royaume des rêves, la couleur du fond change à chaque image. Au fur et à mesure que ce nouveau monde devient plus effrayant, le fond change et va jusqu’à épouser le noir de l'espace, avant que Nemo ne se réveille en toute sécurité dans sa chambre, l’arrière-plan redevenant jaune.  Le fait de donner une couleur différente à chaque image représentant l'extérieur de la chambre augmente la tension et la désorientation avant que Nemo ne se réveille, sain et sauf  dans son lit. Cette technique est utilisée presque tous les dimanches de 1905, avant que notre jeune héros ne se sente plus à l'aise dans son monde onirique. Un bon exemple est la page du 12 novembre 1905 où non seulement la couleur du fond change, mais aussi les pierres d'un pont qui s'écroulent sous les pieds de Nemo. Le tour en gondole dépeint dans la page du 17 juin 1906 procure une expérience quasi-théâtrale. Ici, McCay représente des projecteurs de couleur qui colorent d’une seule teinte profonde de rouge, vert ou bleu chacune des trois cases centrales. 

McCay utilise régulièrement la couleur pour créer un effet de distance et de perspective. C’est le cas de la maison du père Noël de la planche du 17 décembre 1905, de la pièce de cristal du 10 novembre 1907 et, dans une moindre mesure, du “Lanceur-contorsionniste” (“Whang Doodle” en anglais, qui est un américanisme, et renvoie dans la culture populaire enfantine anglophone à une sorte de Gremlin ou de monstre à la forme imprécise, ndt) de la page du 17 juillet 1910. En remplaçant le trait de contour noir des éléments en arrière-plan par un trait de couleur pâle, rouge ou bleu, tout en gardant les objets du premier plan fermement détourés par une ligne noire, il crée un effet de grande profondeur. Il imite ainsi ce que l'œil voit dans le monde naturel, en ceci que les objets les plus lointains nous apparaissent de façon moins nette. 

L’utilisation la plus dramatique de la couleur dans Little Nemo est sans doute celle qui consiste à changer de couleur afin de créer une transition. Ceci se répète pendant longtemps au fil des pages dans les scènes où Nemo se réveille, de retour dans sa chambre. Le procédé est particulièrement visible lorsque Nemo reçoit son premier baiser de la part de la princesse le 15 juillet 1906, et de façon plus efficace encore dans la page du 7 janvier 1906 mettant en scène les clowns et le carrosse (il faut noter qu’il s’agit d’une page qui n’a jamais été publiée dans un journal américain, mais seulement dans la version parisienne du New York Herald, qui a publié pendant un certain temps des comics tout en couleurs). 

L'incomparable Winsor McCay utilise brillamment les couleurs :  la première demi-page de Little Nemo in Slumberland ci-dessus utilise un changement de couleurs pour créer une transition entre le monde des rêves et l'appel du nouveau jour. La seconde demi-page ci-dessus également supprime les contours noirs pour créer de la profondeur, utilise des couleurs plus sombres pour les ombres du baldaquin et change les couleurs du texte dans les bulles lorsque les lecteurs « entendent » des voix proches ou lointaines.

Dans cette page célèbre, un soleil brillant apparaît dans l’avant-dernière case et les couleurs sont atténuées : le noir est remplacé par du bleu clair, le rouge par du rose, et le jaune devient pâle. Aucun personnage ni objet ne possède de contour noir, mis à part Nemo, dont le lit et les draps apparaissent en se superposant au carrosse. Une méthode brillante pour extraire Nemo de son rêve, et pour faire voyager le lecteur d’un monde à un autre. 

Souvent, Winsor McCay devance des effets cinématographiques, bien avant qu’ils ne soient utilisés au cinéma, tels que les travellings, le montage expressif, le point de vue, la photographie sous-marine, et la profondeur de champ (voir les pages sur la plongée et l’enlèvement des 15 et 22 mai 1910), en se servant de techniques de dessin et des variations de couleurs. Un des effets les plus remarquables de ces variations est de représenter des altérations du son, bien avant que le son ne fasse son apparition au cinéma. Dans la page du match de baseball qui met en scène le Lanceur-contorsionniste, publiée le 17 juillet 1910, des changements de couleurs sont utilisés pour créer une profondeur de champ, des ombres, et pour produire un effet de montage alterné. Comme les personnages se déplacent sous un baldaquin, l’éclairage passe de couleurs vives à des teintes plus douces et sombres. Les cases alternent ensuite les avants-plans et les points de vue : les personnages principaux apparaissent à l’avant-plan avec des aplats de couleurs denses, puis en arrière-plan avec une mise en couleur pastel, tandis que l’action représentée au centre bénéficie alors d’une mise en couleur en aplats denses. Et lorsque le point de vue change, la couleur du TEXTE change dans les ballons. Le texte, moins clairement défini, est écrit en bleu clair lorsque les personnages sont à l’arrière-plan, donnant l’impression qu’il s’agit d’un dialogue plus lointain, plus difficile à “entendre”. Lorsque les personnages principaux sont au premier plan, le texte est à nouveau en noir.  

Dans une de ses malicieuses transgressions du « quatrième mur », McCay fait parler ses personnages au téléphone avec le « coloriste », produisant ainsi un gag sur un sujet qui lui est plus que familier. Dans cette page du 21 juin 1925, chaque case présente un problème de mise en couleur différent, dont se désole Flip. Il pourrait même y avoir une case dont les couleurs sont volontairement décalées : l’auteur plaisanterait ainsi sur un des problèmes récurrents de l’impression de bande dessinée. Dans la dernière case, la demande d’encre noire est satisfaite par un spray qui surgit du téléphone. 

Winsor McCay brise le quatrième mur de la bande dessinée en faisant parler les personnages directement avec les puissances qui, au-delà de la page, impriment les couleurs.

Si Winsor McCay a été un innovateur des plus prolifiques en matière d'utilisation de la couleur dans les bandes dessinées, d'autres artistes de l'époque ont fait preuve d’une grande inventivité. Ainsi, dans son Naughty Pete, Charles Forbell propose non seulement à chaque nouvelle Sunday Page un découpage et un logo différents, mais il expérimente également au niveau des couleurs afin d’innover dans sa façon de raconter des histoires. Une page particulièrement intéressante de cette série est publiée le 9 novembre 1913. Ce récit qui met en scène plusieurs électrocutions est raconté en cinq strips de cinq cases. Trois couleurs d’arrière-plan alternent d’un strip à l’autre : l’introduction et la conclusion sont en brun jaune, et les trois strips qui mettent en scène les électrocutions sont en bleu ou en rouge. Les vêtements et les objets changent de couleur à chaque strip, tout en restant dans cette palette très réduite. Il est difficile de trouver deux pages de Naughty Pete qui utilisent la même palette de couleur, chaque nouvelle semaine bénéficiant ainsi d’une ambiance différente.

Charles Forbell a changé de dessin et de palette de couleurs pour chacune de ses pages du dimanche de Naughty Pete. Ici, les couleurs des arrière-plans et celles des vêtements et autres objets séparent les événements parallèles qui conduisent à la punition de Pete.

M.T. « Penny » Ross exploite pleinement le spectre des couleurs dans  Mama’s Angel Child, inspiré par l’Art nouveau et la mode. Cette bande dessinée regorge de détails dans son trait et sa mise en couleurs : elle dépeint les aventures d’une jeune fille dans un univers de haute couture et de décoration intérieure. Une des planches remarquables de ce strip se confronte à l’art moderne, comme ont pu le faire de nombreux artistes de l’époque. Dans cette reprise de l’enlèvement cauchemardé des premières planches de Little Nemo, la jeune Esther s’endort dans une galerie d’art moderne et est amenée à la découverte d’un monde étrange. Ici, les couleurs elles-mêmes deviennent aussi menaçantes et envahissantes que l'artiste qui la guide, car elles la piègent et l'embrouillent jusqu'à son réveil. C'est l'une des utilisations les plus riches et les plus bizarres de la couleur dans l'histoire de la bande dessinée.

Penny Ross a toujours utilisé une palette de couleurs vibrantes et complexes pour la mode et le design dans sa bande dessinée Mama's Angel Child. Les couleurs semblent exploser sur la page avec sa vision Nemo-esque de l'art moderne.

À l'aube des années 1920, les bandes dessinées américaines adoptent des formules plus rigoureuses en ce qui concerne l'utilisation des cases, des mises en page et des intrigues. Il en va de même pour la mise en couleur, qui, pendant des décennies, se pratique sans aucune forme d’innovation. Néanmoins, un artiste se distingue en faisant jouer à la couleur un rôle de premier plan dans ses bandes dessinées. En effet, pendant vingt ans, Frank King consacre chaque année une page de Gasoline Alley aux délices envoûtants du feuillage d’automne. King fait également un usage très varié des couleurs pour ses planches fantastiques à la  Little Nemo, pour les aventures d'enfance de Skeezix et Corky, et pour ses nombreuses pages expérimentant les styles, les formes et les ombres, ainsi que dans ses pages inspirées par l'art moderne. 

Le maître de la bande dessinée Frank King mettait en scène les gloires de la nature dans Gasoline Alley chaque automne, lorsque Walt et Skeezix offraient leur appréciation annuelle du feuillage coloré.

Les bandes dessinées, les romans graphiques et même certaines pages du dimanche de la fin du XXe siècle et du XXIe siècle relèvent le défi d'utiliser les couleurs pour faire davantage que simplement ajouter des teintes à leurs pages. Et cela se traduit également au cinéma, puisque les récents films du Spiderverse adoptent le langage des couleurs utilisé dans de nombreuses bandes dessinées modernes et leur donnent une nouvelle dimension.  Mais pour apprécier pleinement la créativité d'aujourd'hui, il faut remonter 100 ans en arrière pour découvrir l'influence, directe et indirecte, des pionniers de la couleur dans les bandes dessinées.

Toutes les pages dont il est question dans cet article et des centaines d'autres bandes dessinées des années 1894-1915 peuvent être consultées ici : https://www.gocomics.com/origins-of-the-sunday-comics/2022/01/14

Cet article est une version remaniée de la présentation orale que l'auteur a faite au cours du FIBD 2023, dans le cadre de la programmation élargie de l'exposition Couleurs ! dont Sonia Déchamps et Cathia Engelbach étaient les commissaires. 

Notes :

[1] Dès les premières bandes dessinées en couleur, les écrans de type ben day et de motifs permettant d'obtenir des textures et des demi-teintes ont été des outils importants pour  donner aux artistes la possibilité d’utiliser la couleur comme élément à part entière de l'œuvre finale. La technologie qui sous-tend cet outil de création des bandes dessinées en couleurs est décrite en détail ailleurs par Guy Lawley sur Neuvième Art : https://www.citebd.org/neuvieme-art/points-ben-day-et-sunday-pages-de-limportance-de-limpression-de-mauvaise-qualite. Ou sur son blog: https://legionofandy.com

[2] Anecdote au sujet d’une coïncidence liée à la bande dessinée : l’architecture de Slumberland dans la bande dessinée dominicale de Winsor McCay Little Nemo In Slumberland (1906) représente en détails les pavillons de cette exposition.

 

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