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L’objet du mois : les diapositives Deadbone Erotica de Vaughn Bodē

Jean-Paul Gabilliet

BODĒ (Futuropolis, 1975) : comment un jeu de diapositives couleurs donna naissance à un album noir et blanc testamentaire devenu mythique.

Les archives d’Étienne Robial, accueillies par la CIBDI en 2018, comprennent de nombreuses pépites. L’une d’elles se présente sous la forme de deux enveloppes comprenant un ensemble de 34 diapositives couleur numérotées accompagnées de six carrés blancs portant les indications manuscrites de mise en page. À cet ensemble sont joints un négatif noir et blanc de format 130x180mm de la diapositive n° 24 et un tirage papier représentant des lézards-soldats embusqués.

Les deux enveloppes contenant les diapositives envoyées par Vaughn Bodē à Futuropolis

Ce jeu de diapositives fut à l’origine d’un album marquant : le volume de la série 30/40 consacré à l’auteur underground américain Vaughn Bodē, publié par Futuropolis à l’automne 1975 

Parmi les événements mémorables qui se déroulèrent pendant la deuxième édition du Salon international de la bande dessinée, qui se tint à Angoulême du 23 au 26 janvier 1975, deux sont plus particulièrement liés à notre sujet. Tout d’abord, l’attribution du prix du meilleur éditeur français à Futuropolis, émanation de la librairie éponyme tenue à Paris par Étienne Robial et Florence Cestac depuis 1972. En 1974, le jeune couple s’était lancé dans l’édition en créant la collection 30/40. Ces volumes souples, agrafés, imprimés au format A3, « impossibles à ranger », incarnaient à la fois une démarche délibérément « anti-commerciale » reflétant l’état d’esprit iconoclaste de leurs éditeurs, et une profonde aspiration à rendre justice aux auteurs remarquables du passé et du présent en mettant en avant leurs noms plutôt que le titre des récits publiés : au premier volume dédié au maître des années 1940 et 1950, CALVO, succéda un deuxième volume, GIR, qui contenait, entre autres, « La Déviation », manifeste esthétique du futur Moebius.

Le deuxième événement qui nous intéresse fut la venue à Angoulême de l’un des auteurs-phares de la bande dessinée underground américaine, Vaughn Bodē. Le personnage était étonnant à tous égards — à commencer par l’orthographe de son nom d’artiste, transfiguration de son patronyme Bode par l’ajout sur la lettre finale d’un macron (accent horizontal placé au-dessus d’une voyelle signifiant la modification par allongement de sa prononciation).[1] Avec ses longs cheveux frisés, ses yeux maquillés et ses vêtements chamarrés, il incarnait au milieu des années 1970 la persistance d’une culture hippie radicale qui, dans son cas, se manifestait aussi dans sa pansexualité ostentatoire et parfaitement assumée. Des témoins se souviennent d’un Bodē tout sourire arpentant les rues d’Angoulême aux bras de ses deux dernières conquêtes, une femme et un homme, pour lesquels il se disait prêt à quitter la Californie et s’installer à Paris pour y vivre en trouple dans une béatitude sexuelle parfaite…

Les étuis contenant les diapositives et les carrés de papier blanc avec indications éditoriales. L’ensemble constitue le chemin de fer proposé par Bodē, mais finalement modifié par l’équipe de Futuropolis

Extravagant dans le privé, Bodē l’était tout autant en public. Depuis 1972, il se produisait sur scène, principalement dans des universités et lors de conventions de bande dessinée : ses « Cartoon Concerts » étaient des performances d’une heure et demie durant lesquelles il interprétait les voix des personnages évoluant dans les planches de sa série Deadbone Erotica (publiée de 1969 à 1975 dans le magazine pour hommes Cavalier), projetées sans leurs phylactères en grand format en fond de scène.[2] Le spectacle présenté au 10e festival de Lucca début novembre 1974 avait fait sensation, tout comme la représentation qui eut lieu le 8 novembre au Musée des Arts Décoratifs à Paris, à l’occasion d’une séance de la Société Française de Bande Dessinée. Trois mois plus tard, l’expérience fut tout aussi marquante pour le public qui assista à son show au théâtre municipal d’Angoulême le 24 janvier (Franquin et Moebius étaient dans la salle)[3]. À cette période charnière où débutait une mutation de fond sous l’égide d’une jeune génération laissant derrière elle le modèle « franco-belge » d’après-guerre pour entrer résolument dans l’âge de la bande dessinée « pour adultes » (L’Écho des savanes avait été créé en 1972, le premier numéro de Métal hurlant sortit en janvier 1975, celui de Fluide glacial en avril), le show/happening de Bodē laissait entrevoir de nouvelles voies créatives et artistiques pour un « neuvième art » enfin libéré des stigmates d’un médium « pour enfants » et préfigurait déjà les concerts dessinés devenus au XXIe siècle des séquences incontournables de pratiquement tous les festivals importants de bande dessinée.

Cestac et Robial avaient rencontré Bodē à Lucca, trois mois avant sa venue à Angoulême. Ils connaissaient ses bandes psychédéliques (dont ils vendaient les comic books à la librairie) et son univers imaginaire flamboyant, peuplé de femmes le plus souvent dénudées aux formes généreuses et aux crinières impressionnantes (les « Bodē Broads »), de lézards anthropomorphes obsédés sexuels et d’un énigmatique personnage récurrent, le sorcier Cheech Wizard, improbable protagoniste représenté sous la forme d’un bonnet phrygien jaune décoré d’étoiles noires et rouges posé sur deux pattes rouges. Un demi-siècle plus tard, Robial se remémorait ses impressions d’alors : « C’était très inhabituel, un type de dessin inédit : un peu enfantin, un peu léger, tout en étant très fort et très puissant. »

C’est à l’occasion du Salon d’Angoulême que mûrit le projet de publier un album consacré à Bodē dans la collection 30/40. L’entreprise apparaît paradoxale rétrospectivement : le jaillissement visuel des planches en couleurs directes réalisées au feutre et à l’aquarelle pour Cavalier, magazine sur papier glacé, allait être délibérément transposé en tons gris, noir et blanc, quoiqu’à une taille deux fois supérieure au format d’origine. En fait, ce choix éditorial n’avait rien de choquant à l’époque. Bodē était issu de la mouvance underground où l’impression en noir et blanc était la norme (aussi bien par économie que parce que les comix underground se distinguaient ainsi sans ambiguïté des comic books grand public dont les pages intérieures étaient imprimées en quadrichromie). Il n’avait été jusqu’alors publié qu’en noir et blanc sous couvertures couleurs, dans le périodique Junkwaffel (Print Mint à partir de 1972), les one-shot The Man (Print Mint, 1972) et The Collected Cheech Wizard (Co. & Sons, 1972), le livre de poche Bodē’s Cartoon Concert (Dell, 1973) et le luxueux album Vaughn Bodē’s Deadbone (Northern Comfort Communications, 1975). Les planches couleur de Bodē ne furent publiées en France dans leur quadrichromie d’origine que dans les années 1980, avec l’album Erotica (Neptune, 1983). 

extrait de Florence Cestac, La Véritable histoire de Futuropolis, Paris, Dargaud, 2007

L’enthousiasme autour de la découverte des planches de Bodē fut palpable pour celles et ceux qui eurent la chance de les voir exposées dans l’arrière-boutique de la librairie Futuropolis (alors située 130 rue du Théâtre dans le 15e arrondissement) pendant les premiers mois de 1975. Du fait des moyens technologiques de l’époque et de la nécessité de maintenir les coûts de fabrication à un niveau modéré, les pages de l’album furent reproduites, en noir et blanc bien sûr, mais à partir de diapositives couleur de format 24x36 réalisées sur pellicule Ektachrome. Les « ektas », comme on les surnommait à l’époque, étaient un support relativement bon marché permettant de réaliser des tirages de bonne qualité d’originaux en couleur.

Bodē transmit à Futuropolis deux pochettes de 34 diapositives couleur accompagnées de six carrés blancs portant les indications manuscrites de mise en page. Chaque pochette est insérée dans une enveloppe à large fenêtre transparente : l’une porte en titre supérieur « Deadbone Erotica 1 », l’autre « Deadbone Erotica 2 » ; chacun dans sa partie inférieure affiche la mention « by VAUGHN BODE ».

Vaughn Bodē à Angoulême en 1975, © INA

Les carrés de papier blanc qui précèdent et suivent la série des 34 diapositives suggèrent que Bodē envisageait un recueil qui comprendrait quatre planches couleur suivies de trente planches en noir et blanc. L’absence de pages de garde semble indiquer que ce chemin de fer correspondait à un comic book et non un livre. Mais l’ensemble formé par le jeu de diapositives n’est pas le chemin de fer, même préliminaire, de l’album Futuropolis tel qu’il fut publié. En outre, le Vaughn Bodē Index de George W. Beahm, publié en 1976 mais annoté par l’artiste avant sa mort, mentionne p. 34 une table des matières du 30/40 qui aurait été très différente du contenu final, annonçant notamment une version « avec dialogues mis à jour » de ZOOKS! (TKII, 1973), album à l’italienne de 56x20 cm sur « le premier lézard en orbite ».

Les deux pièces accompagnant le jeu de diapositives : un négatif noir et blanc de format 130x180mm de la diapositive n° 24 et un tirage papier représentant des lézards-soldats embusqués

Toujours est-il que ce jeu de diapositives est la source principale de l’album 30/40 BODÉ. Les images couleur de format 24x36mm furent photographiées en noir et blanc au format 130x180mm (comme en témoigne le négatif d’une des planches non retenues inséré dans la seconde pochette) puis lettrées avec la traduction française. Les cases de titre des planches restèrent inchangées, avec leur traduction indiquée en petits caractères en-dessous. Robial, fidèle à son habitude, choisit pour la couverture une image qu’il trouvait particulièrement forte — en l’occurrence la case finale de la page intitulée « Self » — et ajouta dans le coin inférieur gauche un rectangle sur fond jaune portant en lettres noires « Salut ! ».

Sur les trente-quatre diapositives fournies par Bodē, seules trente furent finalement reproduites dans l’album, et dans un ordre différent de celui indiqué par l’artiste. Les quatre planches non retenues furent remplacées par quatre planches également issues de Cavalier[4]. Contrairement à ce qui est indiqué au verso de la page de titre, aucune des planches qui se trouvent dans l’album Futuropolis n’est issue de Swank, autre magazine érotique américain pour lequel Bodē avait produit la série érotico-humoristique « Purple Pictography » en 1971 et 1972.

La dimension « littéraire » de l’album impliqua naturellement plusieurs personnes. Le premier fut David Pascal : ce peintre et cartooniste américain, qui était depuis plusieurs années le représentant à l’étranger de la National Cartoonists Society, fut une des chevilles ouvrières des premières associations bédéphiles françaises mais aussi du salon de Lucca – c’est d’ailleurs par son entremise que fut organisé le voyage européen de Bodē en novembre 1974, à Lucca puis à Paris. Pascal rédigea une préface expliquant aux lecteurs français à quoi s’attendre en découvrant les planches de Bodē ; elle apparaît dans l’album en version bilingue avec une traduction française de Chantal Mareuil. La transposition des textes de Bodē, dont la langue est constellée de constructions grammaticales fantaisistes et de transcriptions phonétiques inorthodoxes, fut supervisée par Jean-Pierre Dionnet, avec la participation de Janine Bharucha (traductrice), Michèle Tingaud (alors scénariste et traductrice,  devenue ultérieurement une psychanalyste renommée), Anne Delobel (la lettreuse-coloriste (qui allait par la suite collaborer à Métal hurlant et Ah! Nana) et James Maceda (journaliste américain rattaché au bureau parisien de CBS News). Pour la « réalisation technique », l’incontournable Robert Roquemartine, ex-propriétaire de la librairie Futuropolis, s’occupa des lettrages. Le nom du graphiste publicitaire Fershid Bharucha, infatigable voyageur transatlantique et passeur en France de la bande dessinée américaine la plus contemporaine des années 1970, apparaît également dans la liste des personnes ayant participé à l’élaboration du livre, mais son rôle fut essentiellement de faciliter les contacts avec Bodē, avec qui il avait tissé des liens d’amitié depuis l’été 1974. 

La mort accidentelle de l’artiste le 17 juillet, à quelques jours de son trente-quatrième anniversaire, prit de court toutes celles et ceux qui étaient impliqués dans le projet. Un article de David Pascal publié dans Pilote n° 15 (août 1975), mais rédigé avant le décès de Bodē, annonçait sa venue en France à la rentrée… Une notice nécrologique bilingue à côté d’une photo où il apparaît souriant fut ajoutée en deuxième de couverture à la dernière minute. Dans l’éditorial du n° 4 de Métal hurlant, publié à l’automne, Jean-Pierre Dionnet évoquait en deux phrases lapidaires la mort de Vaughn Bodē, en la situant par erreur en août et en la qualifiant de « accident ou suicide ». Il fallut attendre la sortie en novembre aux États-Unis de Mediascene n° 16, pour que James Steranko révèle les circonstances de cette mort mystérieuse : une strangulation accidentelle lors d’un jeu sexuel solitaire auquel Bodē s’adonnait à l’intérieur d’une pièce fermée à clé.

Couverture de l’album 30/40 BODÉ (Futuropolis, 1975)

L’album apparut dans le catalogue de la librairie Futuropolis d’octobre 1975, avec un commentaire élégiaque : « L’amour et la mort qui hantèrent Vaughn Bodé tout au long de sa courte existence sont exprimés au fil de ces pages par de courtes histoires où l’humour et l’angoisse se mêlent parfois d’une façon insupportable. » Son prix de vente, 35 francs, était plus du double de celui des albums d’Astérix (alors vendus 16 francs). Florence Cestac et Étienne Robial ne se rappellent pas le tirage avec précision, « entre 1000 et 2000 exemplaires ». Dans Sud-Ouest du 25 janvier 1976 (p. 13), à l’occasion du troisième Salon d’Angoulême, le journaliste Pierre Veilletet rédigea un grand encart intitulé « Spécial Bandes dessinées » où il plaça l’album en première position dans la catégorie « À lire absolument » en précisant : « (…) le grand format de Futuropolis (30/40) rend à merveille cet univers de la dérision poétique où vont des lézards vicelards et malheureux, où la rhétorique (verbale et graphique) est sans cesse mise à mal (…). » Au tournant des années 1980, il disparut du catalogue Futuropolis, entrant ainsi dans la légende des 30/40 à tirage unique – CALVO, GIR et BODÉ...

[Je remercie Florence Cestac et Étienne Robial de m’avoir fait part de leurs souvenirs sur cette aventure éditoriale]

[1]Pour une analyse esthétique et sémantique de ce changement orthographique voir Jean-Paul Gabilliet, « Dǎs KämpF : le premier combat de Vaughn Bodé », in Vaughn Bodé, Dǎs KämpF (Paris : Aux forges de Vulcain, 2013), p. 55 (côté français).

[2] La seule capture vidéo et audio d’un de ses spectacles qui nous est parvenue est celle qui fut réalisée à Bowling Green State University le 15 novembre 1972. (https://www.youtube.com/watch?v=_C7ArQ5zMbk). Un exemplaire du programme du spectacle se trouve dans les archives de M. Thomas Inge conservées à Virginia Commonwealth University (https://archives.library.vcu.edu/repositories/5/archival_objects/43652).

[3] Marie Fauvel, « Mark et Vaughn Bodē, le coup de génie du Off of Off », Sud Ouest Charente, 26 janvier 2017. Pour un compte rendu d’époque, voir Marjorie Alessandrini, « Comix Parade », Rock & Folk n° 98 (mars 1975), p. 49.

[4] Les quatre planches non reproduites sont : « Red Dick Lizard » (diapositive n° 4), « Life Raff » (diapositive n° 17), « Nut Screw & Tongue » (diapositive n° 24), « Low Ass Orbit » (diapositive n° 26). Elles furent remplacées par « Da Prophet » (p. 4), « Tao Toons » (p. 7), « Space Bed » (p. 27) et « Rain Drop » (p. 28).