Consulter Neuvième Art la revue

L'improvisation dessinée : entretien avec Coline Grandpierre et Sophie Raynal

Camille Cimper

Sophie Raynal et Coline Grandpierre sont toutes deux des dessinatrices basées à Paris qui se connaissent depuis une vingtaine d’années et qui partagent la même appétence pour le dessin live. Membres de la troupe « New », une comédie musicale improvisée, les deux complices vont nous partager leur expérience inédite de scène.

Sophie Raynal, dessin automatique

Première collaboration

Camille Cimper : Quelle a été votre première collaboration artistique ?

Coline Grandpierre : Bah les cadeaux ! Je me permets de parler en ton nom Sophie, tu as toujours dessiné. Mon parcours est plus complexe.

Sophie Raynal : Je suis plutôt autoroute et elle petits chemins de campagne.

C.G : On a fêté les 40 ans de pleins de potes et à chaque fois, on se mettait en tête de fabriquer un cadeau complètement adapté à la personne. Mais il se trouve que Sophie et moi...

S.R : …on est allée assez loin dans le délire.

C.G : Par exemple, pour une amie fan de jeu de société, on lui a fabriqué un Trivial Pursuit sur mesure, avec 1000 questions personnalisées écrites par plein d'amis. On a tout fabriqué et tout illustré nous-même et on s'est rendu compte qu'on formait une bonne équipe. 

S.R : On a des méthodes de travail très complémentaires. On a en commun d'être des fans de l'organisation et des listes. Après dans l'approche du dessin, on est très différentes. On va dire que j'aime bien les choses qui vont être lisses, limpides, claires, synthétiques et Coline aime la matière, la richesse de tout un tas d'expérimentation plastiques et donc on se complète très bien.

C.G : Du coup, on est venues à bosser ensemble comme ça. Il y a quelques années, j’avais un travail purement alimentaire. Je n'avais pas lâché le dessin, mais je ne bossais plus dedans depuis longtemps. Et c'est Sophie qui m'a proposé des plans pour dessiner en live, notamment pour la facilitation graphique[1]. Une main tendue comme ça on ne la refuse pas.

S.R : Finalement, on fait partie d'un petit groupe [ndlr : d’auteurs et d’autrices sur Paris] qui est comme une corporation informelle. Lorsqu'il y a une date que l'on ne peut pas faire, on la partage à l’un d’entre nous et cela crée réseau solidaire où les contacts ne sont jamais perdus. 

Facilitation

C.C : Comment le dessin live est apparu dans votre pratique artistique ?

C.G : De mon côté, j'ai toujours beaucoup axé mes projets artistiques autour de la musique et du son. J'adore particulièrement dessiner et créer des visuels improvisés en écoutant de la musique. J'ai également eu la chance de pratiquer le bruitage en live, notamment sur un spectacle qui a tourné 4 ans (en revanche ça n'était pas du tout improvisé). J'ai aussi beaucoup pratiqué le croquis sur le vif, dans la rue, dans le métro… c’est déjà un peu dessiner en public. Cela a donc été un véritable déclic et un nouveau tournant dans ma façon d'envisager le dessin de faire du dessin d'impro et en live !

Coline Grandpierre, carnet de Porto

https://colinegrandpierre.fr/

S.R : Pour moi, il y a eu deux portes d'entrée au dessin live. Il y en a une qui j'ai prise il y a plus de vingt ans, où je m'étais mise à illustrer mes rêves et puis petit à petit je me suis demandée si j'avais besoin de rêver pour illustrer ; j'ai alors commencé à faire ce que j'appelle du dessin automatique. Je me laissais guider sans savoir ce que j’allais dessiner, et j’ai créé un blog où j’ai dessiné tous les jours pendant trois ans[2]. L'autre ouverture, c'est quand j'ai pris un an pour partir en voyage et faire du carnet[3]. Je dessinais huit heures par jours, comme obsédée. Je dessinais dans la rue, devant les gens, dans des tas de contextes différents et c'était aussi du live. Il y a donc eu, dans mon cheminement, un live d'imagination (les rêves dessinés) et un live d'observation (les carnets). 

Sophie Raynal, carnet de voyage : Maroc

Ces deux choses-là m'ont amenée à pratiquer le métier du live et j’ai commencé avec Anna Lentzner, qui m'a écrit alors qu'elle était en reconversion professionnelle. Je lui ai donné quelques plans que j’avais pour qu’elle se lance et c'est elle qui m'a finalement raccordée à son réseau ensuite. 

C.C : Anna fait-elle aussi du dessin live ?

C.G : Oui, Anna a initié le Festival du feutre, qui dédie un temps à la facilitation graphique et qui permet à tous les gens de toute la France qui la pratiquent de se rencontrer.

C.C : Diriez-vous que la facilitation graphique est aujourd'hui bien implantée ?

S.R : J'ai commencé il y a dix ans et j'ai aussi été guidée par quelqu'un qui en faisait. Lui, il faisait ça à Shanghai, pour des énormes boîtes genre Google, Coca... La facilitation graphique a vraiment démarré dans le monde de la grosse entreprise à l'international. Aujourd'hui, tout le monde fait ça (les services publics, les associations, etc.). Ce n'est plus confidentiel. Avant tu passais pour un ovni, maintenant quand tu dis que tu en fais, il y a toujours quelqu'un pour te dire "ah oui, je connais, j'ai déjà vu quelqu'un faire ça."

Coline Grandpierre, facilitation graphique pour Pour l'Uniopss

C.C : Doit-on être dessinateur pour réussir une facilitation graphique ?

S.R : Je ne sais pas s’il faut être obligatoirement doué en dessin, mais en esprit de synthèse et d'imagination, oui. Il y a un truc de l'esprit. De bons dessinateurs peuvent être trop « premier degrés » et au final, leur idée reste descriptive. Alors que tu en as d'autres qui ont une finesse dans leur manière de réinterpréter les choses et de les traduire.

C.G : Oui, c’est l’art de la métaphore.

Improvisation

C.C : Est-ce que cet art de la métaphore peut s’appliquer à toutes les formes d’improvisation dessinée, de la facilitation au spectacle ?

S.R : Complètement. Sur un spectacle écrit, même si tu prépares à l'avance ce que tu vas faire, tu dois réfléchir à la manière de traduire en images des émotions, des propos et donc trouver des façons assez fines pour faire passer le message. En spectacle improvisé, c'est encore plus fort. Tu as très peu de temps et puis ça ne marche pas si tu es trop premier degré. Il faut tout le temps que ta pensée prenne le contour de ce panneau « première idée ». C'est un muscle que tu travailles. L'impro, c'est quelque chose que tu travailles toute ta vie.

C.C : Comment vous vous entrainez avant un spectacle ?

S.R : Cela fait dix que je fais ça et maintenant, quand je fais une facilitation, je m'entraine pour du live, quand je fais une bande dessinée, je m'entraine pour un spectacle… En fait, je ne m'entraine pas spécifiquement pour le live, c'est ma pratique en générale qui nourrit mon dessin en direct.

Sophie Raynal, carnet de voyage, Cambodge, Angkor Thom

C.C : Et toi Coline ?

C.C : Moi, c'est très différent. Je fais du croquis et du dessin la plupart du temps avec des appuis visuels, et je dessine d'imagination lorsque je fais des choses abstraites. Pour la pratique live, j'ai besoin d'enrichir ma bibliothèque d’images de façon à réussir à ouvrir les bonnes portes au bon moment. Je pioche souvent des mots au hasard - ça peut être une émotion, un personnage - et je m'entraine à le dessiner en deux minutes pour muscler ma vélocité. Autrement, sur le live je trouve qu'il y a une qualité de lâcher-prise absolument formidable. Il y a un moment où tu dépasses l'entrainement. Quand l'étincelle vient c'est incroyable. Si tu t'accroches trop à vouloir trouver la bonne idée, tu bloques. Je me rappelle, au tout début ma main tremblait, et j’avais une espèce d'instinct où j’allais tête baissée, je me précipitais sur la première idée venue. En étant plus sereine, en écoutant plus ce qu'il se passe, je peux faire éclore des choses beaucoup plus intéressantes.

NEW

C.C : Pouvez-vous me présenter le spectacle dont vous faites toutes les deux partie ?

C.G : New, c'est une comédie musicale improvisée, créée par Florian Bartsch[4]. Le concept repose sur la participation du public qui choisit le titre, le lieu et où le ou la maitresse de cérémonie interrompe régulièrement le spectacle pour ajouter de nouvelles contraintes au jeu. 

S.R : C'est unique à Paris. Personne d'autre ne fait une comédie musicale d'une heure et demi où il y a à la fois une improvisation musicale, jouée, dessinée et chantée.

C.G : On s’inspire du squelette narratif, basé sur le voyage du héros de Joseph Campbell. Il y a pleins de fois où on en sort et personnellement, je préfère car ça part en absurde.

S.R : Je pense que tout spectacle que l'on fait avec New, il y a cette structure narrative. Et en même temps, on en sort.

C.G : C'est à ça que sert le cadre.

C.C : Le soir où j'ai assisté à la représentation, le public avait choisi comme titre « La coco du diable » et c’était l’histoire d’une styliste tendance qui ne faisait que des pièces moches.

C.G: Lorsque le portant de vêtements est tombé sur la scène ça marchait bien avec l'histoire !

C.C : J'ai cru que c'était fait exprès !

C.G: Ce soir-là, j'avais vraiment l’impression que le public était pris à partie. Les comédiens ont fait monter des personnes du public pour les aider à ramasser les fringues !

S.R : Voilà ! En fait il y a le cadre et c'est toujours hors cadre. Il y a des règles que l'on se fixe et que l'on ne respecte jamais. Il y a beaucoup d'inattendu, on est tous surpris nous-même. Quand on sort du spectacle, on a toujours besoin de parler de ce qui s'est passé entre nous. On a aussi parfois des impressions très différentes. On a atteint un niveau de qualité qui fait qu'on ne s'écroule jamais. Parfois c'est très moyen, parfois c'est brillant et pour moi, c'est brillant une fois dans l'année.

Coline Grandpierre, dessin titre pour New

C.C : Avec quoi dessinez-vous ?

C.G : Je sais que Sophie est plus "less is more" avec très peu de matos. T'as plutôt pas trop de truc toi ?

S.R : Oui, plus j'avance dans la pratique, plus j'aime avoir une table dégagée. Au début je croulais sous le matos et là plus ça va, moins j'en ai.

C.G : Moi aussi j'ai réduit, mais j'adore jouer avec la matière, donc j'ai plein de bidules, des images, des objets…

C.C : Tu as un inventaire sur la table !

C.G : Oui, cela me donne l'impression d'amener ma table d'atelier sur la scène. Je pense aussi que c'est un peu ma marque de fabrique et j'arrive un peu près à trouver un équilibre. Pour les techniques de dessin, tu ne peux pas tout utiliser en impro. Les encres ça marche, mais j'aimerais un jour pouvoir sortir des gouaches ! mais les conditions ne sont pas bonnes pour pouvoir se lancer dans la peinture. Il faut ranger vite. Le format aussi me restreint. J'aimerais beaucoup bosser un plus grand format.

Table de Coline pour New

C.C : Et vous utilisez du texte parfois ?

C.G : Parfois. C’est génial pour répondre à un comédien. 

S.R : Après ça prend de la place et faut pas trop en abuser

C.G : Ce que j'aime bien c'est quand un comédien lit une lettre et que j'écris les premiers mots à l’écran.

S.R : Ou quand un comédien parle avec une personne disparue qui est dans son imaginaire.

C.G : Tu n’avais pas fait une lettre qui s'envole une fois ?

S.R : Oui, un des comédiens pêchait devant la scène et avec deux feuilles de couleur j'avais dessiné un poisson et le fil de pêche. En bougeant les feuilles, on voyait le poisson remonter à la surface. Ce qui est génial dans ce spectacle, c’est que quelque chose qui va marcher super bien et ça ne marchera que pour ce soir-là. Je me souviens de la première fois où j'ai réalisé que l’improvisation pouvait être magique, c'était à Lyon. Je dessinais l’histoire d’une femme à Saint-Malo qui pleurait le départ de son mari qui était marin et qui ne revenait pas. Face à la mer, elle chantait pour dire « Écoute, ça fait x temps que j'attends, j'en ai marre, c'est terminé, je commence ma vie sans toi ! ». Au moment où la comédienne chante, elle retire son alliance et elle fait mine de la jeter dans le public, comme si c’était la mer. Elle l'a discrètement mise sur ma table, alors je l'ai prise et avec un pinceau je l'ai faite tombée dans la mer. Le public a donc vu la bague jetée au loin et à l'écran, la bague retomber dans l'eau.

C.C : Cela permet de changer de dimension, de la scène à l’écran. Ce que j’ai aussi beaucoup aimé dans New, c’est la musique improvisée en direct, qui permet de faire avancer l’histoire.

S.R : En fait, dans la formation musicale tu as toujours trois musiciens avec une structure batterie et claviers. Le troisième musicien qu'on appelle le joker est celui qui va donner la teinte musicale avec son instrument et il change tout le temps : ça peut être du violoncelle, du saxo, de la guitare... 

Performance

C.C : Comment envisagez-vous le résultat de vos dessins réalisés sur New ?

Coline : L’entrainement m'aide beaucoup et des fois je me dis « fous-toi un peu la paix, ce n’est pas grave ».

S.R : Je n’ai pas trop ce problème. J'exige beaucoup de travail pour faire les choses, par contre, pendant que je suis sur scène, je ne me juge pas négativement. Je ne trouve pas tout super, mais si ça arrive, ce n'est pas grave. En plus, je pars du principe qu’entre ce que moi je pense et la manière dont c'est perçu, il y a un fossé. Quand les gens viennent pour récupérer des dessins, ils en choisissent certains et t'es là « sérieusement ». Bon tu ne leur dis pas « Bah dis donc t'a vraiment pris le pourri », mais tu es étonné. On ne sait pas quelle émotion on va faire naître.

C.G : c'est le moment. Ils revoient le moment du processus d'apparition. Ils se rappellent de la scène, de l'histoire...

Coline en train dessiner le public pour New

C.C : Quelle est la nature des dessins ?

C.G : Pour moi, ils n'ont pas de sens en dehors du spectacle. Je les déchire, je les manipule, je m’en sers, quoi. Sortis du contexte, ils ont assez peu de « valeur ». Mais c’est vrai : souvent le public vient demander des dessins à la fin de la représentation.

S.R : Moi, je me sers des versos des feuilles pour les balances et les répétitions. J'en garde peu, et s’il y en a un ou deux qui me touchent vraiment, je l'offre à la personne qui était le héros ou l'héroïne ce soir-là. 

Concentration

C.C : Donc ce qui importe le plus reste le geste du dessin ?

S.R : Tu sais, il y a le truc de dessiner sur scène, mais aussi de filmer les mains. Ça fait des années que je fais des petits films et que j'entends que c'est désuet et que cela va disparaître et pourtant on continue à m'en commander. Voir le geste de quelqu’un dessiner raconte beaucoup de chose. Il y a la fascination d’apprendre : on est cousin du singe, donc on reproduit ce que l’on voit et en regardant le geste de quelqu’un, on apprend à dessiner. Il y a aussi que le dessinateur véhicule un symbole de liberté auquel le public s’identifie. Quand tu dessines devant lui, souvent, je me suis rendu compte que tu leur permets une forme de projection.

C.C : Et d’être dans le moment présent…

S.R : Oui, je trouve qu’on a perdu de ça, c’est devenu compliqué de se concentrer aujourd’hui.

C.G : Je me souviens de l’époque où je préparais mon diplôme d’art, je ne me sentais pas si sollicitée par l’information.

S.R : Je me rends compte qu'on a la chance de faire un métier où on passe trois heures à faire quelque chose sans être perturbée par une autre information que ce qu'on est en train de faire. Quand tu travailles sur l'ordinateur, ou même une bande dessinée, tu peux être déconcentrée car tu es connectée à internet. Dans un spectacle on est sur scène deux heures et on ne peut pas faire autre chose, on ne peut pas regarder notre téléphone. Quand tu dis "être dans le moment présent", tu décris une qualité de concentration qui est vraiment profonde.

Confiance

C.C : comme on le disait tout à l’heure, l’improvisation dessinée procure des émotions que l’on ne contrôle pas… Comment vous gérez ce manque, ce lâcher-prise et la prise de risque ? 

S.R : j'avais vu un petit documentaire sur la relation qu'on peut avoir à l'œuvre au moment de création. Ce passage expliquait que l'on se jugeait avant le résultat et pendant le processus créatif, alors qu’il faudrait avoir terminé pour avoir un avis sur le résultat. On y voyait une personne en train de peindre et puis son double entrer dans la même pièce, qui la regardait en train de peindre en disant « mais pourquoi tu fais comme ça, c'est vraiment nul, mais quelle idée de mettre du bleu là !". Donc la personne peignait et sa petite voix la cassait par-dessus et cette image-là est toujours dans ma tête. Dès quand j'entends cette voix je la chasse immédiatement !

C.C : Diriez-vous que votre pratique d’improvisation dessinée vous aide à être plus bienveillante envers vous-même ?

C.G : Grave ! C'est comme une forme de thérapie.

S.R : Complètement !

C.G : C’est un vrai travail sur soi et ça calme l’égo.

S.R : Je trouve ça important de faire confiance à la partie de toi que tu ne maîtrise pas. Elle est là, elle existe, elle bosse et tu n'as pas la main dessus, tu ne peux rien lui demander mais néanmoins elle est là. Moi, ça m'arrive en impro de faire des trucs et je ne sais pas d'où ça sort. Mais au moment où ça arrive, je fais un petit plein d'œil à la partie de moi que je ne maîtrise pas.