l’extravagante maison de la rue lepic
[Août 2020]
Dans les premières années du XXe siècle, les feuilletons sont encore relativement rares dans la presse illustrée. Ce qui domine est le format court : histoires en une planche ou développée sur deux, trois ou quatre pages.
La Maison de la rue Lepic, qui relate les aventures hautement fantaisistes d’une maison d’habitation montmartroise et de ses habitants, se distingue à la fois par sa longueur (plus de cinquante épisodes) et par son extrême originalité. C’est, en outre, une œuvre non signée, et qui, je crois bien, n’avait encore jamais été distinguée.
Je l’ai découverte alors que je dépouillais, sur Gallica, le supplément illustré dominical de L’Impartial de l’Est [1]. Publié à Nancy, ce journal prônait le progrès libéral. De 1903 à 1910, il reprenait chaque dimanche, comme d’autres titres de province, le contenu du Petit illustré amusant. C’est donc Le Petit Illustré amusant qui est le support de publication d’origine, mais comme ce titre n’est pas numérisé, il est plus difficile de le consulter. Quoi qu’il en soit, La Maison de la rue Lepic débuta le 29 septembre 1907 et parut jusqu’au 14 mars 1909. Il y eut quelques interruptions dans la continuité de la publication [2] et, quelques numéros étant manquants dans la collection de la BnF, nous ne pouvons vérifier si la Rue Lepic y figurait ou non [3].
La rue Lepic est une rue réputée de la butte Montmartre. Jules Pascin, Vincent Van Gogh, Adolphe Willette et Georges Courteline, entre autres, y vécurent (ainsi que, plus récemment Claire Bretécher), Edgar Degas y eut son atelier, « Madame Simone » y tenait, au No.30, une maison close spécialisée dans la fessée… et le « café des 2 Moulins » popularisé par le film de Jeunet Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain en occupe le No.15.
Le dessinateur de La Maison de la rue Lepic ne s’est pas fait connaître [4] Après concertation avec Antoine Sausverd et Danièle Alexandre-Bidon, fins connaisseurs de cette période, une unanimité s’est dégagée entre nous trois pour l’attribuer, avec une quasi-certitude, à Philippe Norwins. Cette expertise se fonde sur les similarités graphiques de détail avec d’autres histoires qui, elles, portent son nom [5], et la présence de motifs récurrents chez lui comme les animaux, la lune anthropomorphe, etc.
Norwins est lui-même très peu documenté. On ignore tout de sa biographie, mais on trouve sa signature, tout au long de la première décennie du siècle, dans des titres comme Le Petit Illustré amusant, L’Illustré national, La Caricature, Le Bon Vivant, Le Frou-frou, Sans-Gêne, La Vie amusante, Le Pêle-Mêle, La Gaudriole, l’Almanach Vermot, Le Petit Illustré pour la jeunesse, Diabolo Journal et La Jeunesse moderne. Un dessinateur à la carrière courte mais prolifique, donc, également connu des amateurs de cartes postales pour plusieurs séries.
Il se pourrait que Norwins fût un pseudonyme. En effet, il existait alors à Montmartre une rue des Norwins qui a pu inspirer à l’artiste sa signature. Elle s’appelle aujourd’hui rue Norvins, et il ne nous est pas indifférent qu’elle croise le haut de la rue Lepic !
Dedans / dehors
« Sur la colline Montmartre, dans la rue Lepic, à Paris, il y a une maison à quatre étages. Au quatrième, loge Tristan Lapurée, artiste peintre, qui passe une partie de son temps à ennuyer ses voisins. Il a inventé un appareil pour rentrer chez lui sans sonner la concierge. C’est une boîte à couvercle munie d’un formidable ressort. Lapurée déclanche (sic) le ressort… // … et se trouve immédiatement projeté jusqu’à sa fenêtre qu’i laisse généralement ouverte à cet effet. Mais, ce soir, le ressort a fonctionné trop violemment. Lapurée dépasse le but et s’en va tomber en plein dans la cheminée !... Lapurée traverse son domicile à une vitesse vertigineuse, à travers le coffre plein de suie. // Il bouscule sa théière qui va se promener dans la chambre ; il épouvante le locataire du troisième, M. Lavocat, et il entre chez Melle Centprintemps qui en perd sa perruque. M. Largenté, le rentier du premier, subit le contre-coup, Lapurée réussit à rentrer chez lui sans être reconnu. »
Ainsi débute le feuilleton de La Maison de la rue Lepic. L’édifice est composé de quatre étages et figure dans chaque image (il en ira de même, sans aucune exception, jusqu’à la fin de l’histoire). Les planches, de format horizontal (« paysage »), comptent trois ou quatre vignettes selon les livraisons, qui s’étirent en hauteur pour accueillir la représentation de la maison, à la fois décor et protagoniste de l’aventure. Chaque vignette est accompagnée d’un pavé de texte typographique plus ou moins copieux.
Le premier épisode présente les quatre occupants de la maison, dont les plus saillants sont l’artiste du quatrième, Lapurée, et le bourgeois fortuné du premier, Largenté, aux noms et conditions antithétiques (purée signifiant ici : misère). Il doit être observé que l’unique personnage féminin, Melle Centprintemps, est une vieille fille effacée qui, à aucun moment du feuilleton, n’accédera au premier rôle, ne brillera de quelque manière.
Mais la particularité la plus remarquable de La Maison de la rue Lepic, visible dès cet épisode inaugural, est évidemment la conception de la maison, et le fait qu’elle soit alternativement représentée de l’extérieur et en coupe. Cette maison n’est, en fait, rien d’autre qu’un strip vertical, un empilement de quatre cases. A chaque étage correspond une seule pièce d’habitation, matérialisée par une case enserrant au plus près le locataire. On ne sait pas comment il est possible de circuler d’un étage à l’autre. Ce n’est pas une maison mais une idée de maison, une abstraction forgée pour les besoins de la fabulation.
Avant Norwins, un certain nombre de dessinateurs se sont amusés à jouer de l’analogie entre un immeuble en coupe et l’espace compartimenté d’une page de bande dessinée. J’ai consacré une étude à cette tradition, publiée dans ce même dossier [6]. Norwins connaissait probablement les variations de Robida autour de ce principe, et sans doute avait-il vu la planche de Léonce Burret parue le 26 décembre 1903 dans Le Rire. Mais il est le premier à avoir l’audace d’une telle réduction architectonique : une case qui ne représente plus une pièce d’habitation mais un étage entier, et le premier à représenter le même édifice en série, l’engageant dans toute une série de tribulations extravagantes et de métamorphoses.
On l’a dit, nous verrons de la maison de la rue Lepic tantôt l’extérieur (quand les personnages sont à leur fenêtre, ou interagissent avec l’environnement de leur immeuble), tantôt l’intérieur. L’alternance entre ces deux possibilités n’obéit à aucune systématicité, elle est dictée par les nécessités de la situation. Ainsi, après l’épisode inaugural, les deux suivants ne montreront que l’extérieur, mais celui du 27 octobre 1907, au contraire, alignera quatre vues en coupe.
En vérité, la vue en coupe relève d’un régime articulant le dedans et le dehors : nous pénétrons du regard dans l’intimité des quatre occupants de la maison, mais dans le même temps nous restons témoin de ce qui se passe à l’extérieur, et la maison se détache invariablement sur fond du skyline de la butte Montmartre, avec son emblématique moulin de la Galette (à l’angle de la rue Lepic et de la rue Girardon).
En décrivant, semaine après semaine, la vie d’un immeuble d’habitation et de ses occupants, La Maison de la rue Lepic anticipe sur le concept de la série à succès que créera, près d’un demi-siècle plus tard, le dessinateur espagnol Francisco Ibáñez 13, rue del Percebe [7]. A cette différence près que, chez Ibáñez, nonobstant quelques effets de continuité, les épisodes tendent à être indépendants les uns des autres, et permutables, tandis que Norwins développe un récit au long cours, un feuilleton vectorisé par une dynamique narrative, une progressivité.
La maison qui voit du pays
Cela se marque surtout à partir de juin 1908, quand la maison, emportée par les eaux d’un déluge, quittera la butte et se mettra à voyager. Jusque-là, chaque livraison constituait une saynète autonome. Les thèmes les plus fréquents étaient :
1° les mauvaises manières, voire les manifestations d’hostilité, des habitants les uns vis-à-vis des autres. Ainsi, le 6 octobre 1907, c’est à celui qui jouera de l’instrument le plus bruyant. Le 1er décembre, ses trois voisins du dessus pêchent dans le bassin que s’est installé M. Largenté, avant de lui voler son charbon la semaine suivante. Le 29 décembre, Largenté leur fait livrer des cadeaux empoisonnés.
2° les intrusions de personnages étrangers à la maison : des « apaches » (au sens de voleurs) le 27 octobre, la maréchaussée le 24 novembre…
3° l’introduction de motifs inspirés par l’idée de verticalité. Après le ressort géant du premier épisode, défileront une échelle de pompiers, un poteau télégraphique, une pompe géante, un grand fantôme sur ressort, ou encore un toboggan.
Les rapports de classe ne sont pas ignorés par Norwins, qui installe assez tôt son rentier comme l’adversaire désigné des autres locataires [8]. Les difficultés économiques du temps (la « panique des banquiers » qui a secoué l’économie américaine en 1907 « a sa répercussion à Montmartre ») sont très directement évoquées en mai 1908 : les locataires font des économies, cherchent des revenus d’appoint.
L’ingéniosité et l’habileté manuelle sont des qualités partagées par nos quatre personnages, qui de plus en plus souvent s’unissent pour bricoler des solutions à leurs problèmes. Le 1er mars 1908, on les voit même gâcher du ciment, manier la truelle et reconstruire eux-mêmes, brique à brique, leur maison, qui s’était écroulée sous les coups de boutoir d’un éléphant.
L’épisode le plus surprenant est sans doute celui du 15 mars 1908. On y apprend tout d’abord que « la maison de la Lepic est devenue si célèbre dans le monde entier, que les photographes passent leur journée à la photographier… » Elle ne doit sa célébrité qu’à sa présence chaque semaine dans les pages du Petit Illustré amusant. En quelque mois, la maison est devenue un personnage légendaire, comme le seront, après la guerre, Zig et Puce ou Tintin ! Elle est « un monument désormais historique ».
Un peintre [9] entreprend de la reproduire sur une toile verticale « grandeur nature », donc haute de quatre étages. Une image frappante nous montre la maison ainsi dédoublée, la copie se tenant droite à côté de l’original.
Après que la maison ait été emportée par les eaux, elle entreprend une véritable tournée internationale. On la voit successivement sur une plage de Normandie, puis en Suisse (où elle atterrit suspendue à un ballon gonflable), puis sur la côte basque, en Afrique, à Constantinople et sur le Nil, avant un retour à Montmartre le 21 février 1909. Les moyens de locomotion utilisés pour la déplacer d’un lieu à un autre sont des plus divers : elle est notamment tractée par une Baleine, attelée à un char à bœufs et juchée sur un crocodile géant ; ses habitants la dotent de jambes, puis d’hélices ; elle voyage même à bord d’un tapis volant.
Toutes ces extravagances font basculer le feuilleton dans une autre dimension, où l’exotisme se combine au merveilleux. C’est une constante des dessinateurs de la Belle Epoque que d’imaginer les moyens de locomotion les plus farfelus. Ainsi, G.Ri avait dessiné en 1904, dans le No.14 de L’Album comique de la famille, une « villa automobile » : cette maison à étage montée sur chassis, hébergeant une famille complète, était une sorte de camping car avant la lettre. Norwins s’inscrit dans cette veine et surenchérit, en faisant voyager sa maison-tour.
On ne saurait taire ici la gêne que suscite, pour le lecteur d’aujourd’hui, les épisodes situés en Afrique. Celui du 4 octobre 1908, où la maison (reconstruite autour d’un cocotier !) et ses occupants rencontrent des noirs anthropophages (qualifiés de « sales négros » la semaine suivante), et celui du 7 février 1909, dans lequel ils sont aux prises avec un sorcier qui se voit traiter de « vilain négrillon » et de « boule de réglisse ». Le racisme qui s’exprime en ces occasions relève, il faut le savoir, d’un conformisme d’époque malheureusement des plus répandus : rares sont, alors, les dessinateurs qui y échappent quand ils évoquent le continent noir. Cette recontextualisation ne vaut évidemment pas absolution.
Le dernier épisode, publié le 14 mars 1909, referme toute cette folle aventure sur les mots suivants : « Alors, fou de rage, le proprio alla chercher les huissiers et la police, et, cette fois, les locataires de la maison furent bien forcés de déménager. Ils quittèrent à regret la rue Lepic ; mais ils ne perdent pas leur temps ; ils cherchent une nouvelle demeure et ils espèrent s’y réunir bientôt. En tout cas, leurs aventures sont provisoirement terminées. »
Ce provisoire se révéla définitif, et l’on n’entendit plus parler de la maison de la rue Lepic.
Redécouvert aujourd’hui, alors que plus d’un siècle s’est écoulé, ce feuilleton qui aurait bien mérité d’être repris en album apparaît à la fois totalement ancré dans son temps et d’une surprenante modernité, par sa longueur inusitée, l’originalité de son concept, la liberté de son ton, la variété de ses registres d’expression. Il fait étalage d’une ménagerie extraordinairement variée et se montre prodigue en images surprenantes, voire surréalistes.
D’autres belles découvertes nous attendent-elles encore dans les pages trop peu étudiées de la presse illustrée du début XXe ?
Thierry Groensteen
[2] Les numéros portant les dates suivantes ne comprennent pas d’épisode : 20/10/07, 3/11/07, 23/02/08, 10/05/08, 17/05/08, 14/06/08, 13/09/08, 18/10/08, 25/10/08, 8/11/08, 15/11/08.
[3] 15/12/07 ; 19/01/08 ; 9/02/08 ; 20/12/08.
[4] Ce qui ne laisse pas d’étonner compte tenu de l’ampleur de ce récit, et si l’on songe que la presque totalité des histoires en une page et même des dessins humoristiques de l’époque sont signés. Mais le cas n’est pas sans précédent. Ainsi du Voyage de M. Blandureau autour du monde, paru dans La Terre illustrée Nos.1 à 25 en 1890-91, autre feuilleton anonyme étonnant, dont j’ai déjà parlé en différentes occasions.
[5] Voir par exemple, dans le No.41 daté du 11 oct. 1908, une belle histoire en 5 pages : « Train de plaisir, sais-tu, Monsieur ! »
[6] « Des coupes pleines d’histoires », avril 2020 ; URL : des coupes pleines d’histoires
[7] Voir « Des coupes pleines d’histoires », op. cit.
[8] Le pays compte 560 000 rentiers en 1906. L’essor des emprunts russes a fait de Paris un centre financier mondial.
[9] Il pourrait s’agir d’un autoportrait ironique de Norwins.