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les « moments clés » de françois ayroles

Thierry Groensteen

[Mai 2014]

Ce sont trois livres de petit format, publiés sur une période de huit ans, chez trois éditeurs différents : 28 moments clés de l’histoire de la bande dessinée (Le 9ème Monde, 2004), Nouveaux Moments clés de l’histoire de la bande dessinée (Alain Beaulet, 2008) et enfin Moments clés de l’Association (L’Association, 2012). Collections de dessins légendés (cartoons), en noir et blanc, occupant chacun une pleine page, ces trois petits ouvrages forment une totalité, une série qui connaîtra peut-être, dans l’avenir, de nouveaux prolongements. Ce sont les dispositifs qu’Ayroles y met en œuvre que l’on voudrait tenter d’interroger ici.

En première lecture, quelques postulats implicites semblent pouvoir être immédiatement dégagés.

1° La bande dessinée a une histoire.
2° Cette histoire est avant tout celle des auteurs. (Une structure éditoriale comme l’Association a sa propre histoire, faite de succès et d’échecs, d’arrivées et de départs. Il se trouve que cette maison d’édition a été fondée par un collectif d’auteurs. La vie de la maison est donc aussi faite de l’entrelacement de leurs trajectoires personnelles.)
3° L’histoire d’un auteur important prend nécessairement la forme d’une légende. En d’autres termes, Ayroles porte sur les dessinateurs le regard hagiographique qui est habituellement réservé aux stars de l’écran ou du show-biz.
4° Dans cette légende se détachent un très petit nombre d’épisodes décisifs, qui sont les « moments clés », ceux où une vocation se dessine, une création prend forme, un destin bascule, une gloire s’affirme. Ce sont ces moments qu’Ayroles prétend fixer par le dessin.

Naturellement, la réalité n’est pas exactement celle-là. Ne serait-ce que parce que la vie des auteurs de bande dessinée est beaucoup moins médiatisée que celle des stars pop et rock ou des étoiles du 7e Art. Moins glamour aussi, assurément. Sorti d’un petit cercle de spécialistes ou de fans, elle est tout à fait méconnue. Depuis toujours, les lecteurs s’attachent aux personnages de papier, pas à leurs créateurs.
La « légende de la bande dessinée » dans laquelle Ayroles puise ses moments clés est donc une fiction à laquelle son travail donne corps, alors même qu’il fait mine de la citer comme une chose établie. Ces trois livres sont placés sous le signe de la feintise. C’est d’ailleurs ce décalage entre la réalité et ce que l’auteur fait mine de tenir pour acquis qui est le premier ressort de l’humour que distillent les dessins.

Il est aussi ce qui, de fait, réserve le privilège de les apprécier à quelques happy few. Les Moments clés ne feront rire en connaissance de cause que les initiés, les lecteurs doués d’une expertise suffisante pour A) connaître les artistes en cause ; B) saisir les allusions contenues dans les dessins, et C) s’amuser des distorsions qu’Ayroles ne manque pas d’introduire fréquemment dans sa relation de tel ou tel « moment », voire du caractère manifestement fictif des événements rapportés.

Par exemple, rien n’atteste que, dans le réel historique, la voiture de Gustave Verbeck ait jamais fait un tonneau. Mais le fait, pour l’auteur des Upside-Downs, de se retrouver la tête en bas fait sens : on comprend de suite que c’est cette vision à l’envers qui lui inspirera le principe de ses fameuses images réversibles, lisibles dans les deux sens (The Incredible Upside-Downs of Little Lady Lovekins and Old Man Muffaroo ou, plus simplement : Dessus-dessous). Si l’anecdote est apocryphe, du moins répond-elle, serait-ce par l’absurde, à ce que l’on peut appeler un moment clé ; elle comporte un élément déclenchant.
À l’inverse, d’autres scènes représentées ne méritent pas vraiment cette appellation, dans la mesure où elles correspondent à des processus de longue haleine, des efforts soutenus, plutôt qu’à des « moments ». Ainsi de « Will Eisner élabore sa théorie », ou de « Jean-Claude Forest se passionne pour les illustrés ».

D’autres encore semblent, dans leur énoncé, renvoyer à des moments insignifiants en soi, et de surcroît sans rapport immédiat avec les artistes concernés et ce qu’ils ont accompli. Certes, Charles Schulz (Peanuts) a consacré sa vie à dessiner des enfants mais « Charles Schulz va à l’école » est un énoncé banal qui fait tout simplement de lui un petit garçon comme n’importe quel autre. De même, « Edgar P. Jacobs change de jambe » ne renvoie, à première lecture, à aucun événement décisif.


Mais le dessin en dit davantage. Il montre qu’à l’école, Schulz est (ou se croit, mais dans ce cas l’image accrédite son ressenti) seul contre tous, en butte à cette hostilité générale qu’il prêtera, plus tard, à son alter ego Charlie Brown. Il montre aussi que le changement de jambe de Jacobs survient alors que celui-ci fait de la figuration derrière une cantatrice et s’ennuie à cent sous de l’heure. Le lecteur est ici supposé savoir que l’auteur de Blake et Mortimer fit une première carrière comme baryton à l’opéra ; et Ayroles lui prête en outre le talent d’extrapoler, à partir du moment représenté, un scénario plausible et signifiant qui serait le suivant : ce jour-là, Jacobs prit conscience de ce que sa vocation n’était pas dans l’art lyrique et décida d’embrasser une autre profession, celle de dessinateur. Le « changement de jambe » annonce donc, métaphoriquement, un changement de carrière. Il correspond à l’instant d’une révélation, d’une conviction intime, d’une épiphanie. Et c’est au prix de cette élaboration scénaristique qu’un moment banal entre tous peut accéder au rang de « moment clé ».

Le cas de Jacobs illustre une famille de cartoons dont le principe commun pourrait se résumer dans le proverbe « À petite cause, grands effets ». Ainsi le moment où « Hugo Pratt découvre la tache » renvoie au jour où son chat renversa son encrier ; de même, « Mattotti déplace sa table » invente une cause efficiente : nous sommes amenés à supposer que c’est en se rapprochant de la fenêtre, c’est-à-dire de la lumière du soleil, que le dessinateur de Feux aurait découvert la couleur ; quand « Nikita Mandryka va au marché » au bras de sa mère, il va, nul n’en doute, tomber en arrêt devant les concombres ; et si « Winsor McCay reprend de la fondue », parions qu’elle lui fera faire son premier cauchemar.

Cependant Ayroles ne forge pas systématiquement une légende apocryphe. « Chris Ware envoie une carte à Charlie Brown » se contente de reprendre une anecdote authentique rapportée par l’intéressé lui-même : enfant, il était tellement désolé pour Charlie Brown quand celui-ci ne recevait aucune carte à l’occasion du Valentine Day qu’il avait pris l’initiative de lui en envoyer une, comme à une personne réelle. Toutefois, l’anecdote n’accédera au statut de « moment clé » que pour le lecteur qui établira un lien entre Peanuts et l’œuvre que Ware donnera lui-même plus tard ; lien qui consiste dans la filiation entre Charlie Brown et Jimmy Corrigan (deux losers nés, irrémédiablement pathétiques) et dans la volonté partagée par Schulz et Ware d’attirer sur leurs anti-héros la compassion du lecteur.

Si le mal-être de Charlie à l’école n’est pas de nature à déclencher le sourire, d’autres cartoons sont franchement mélancoliques, en particulier ceux (dans Moments clés de l’Association) évoquant la trajectoire météorique de l’auteur du Conte démoniaque (« Aristophane passe ») ou la mort de celui de l’An 01 (« Gébé réfléchit et arrête tout [1] »). Mais ces dessins-là, chargés d’émotion, ressortissent à l’hommage : les disparitions de ces deux auteurs furent importantes à proportion du prix attaché à leur œuvre demeurée trop confidentielle.

Le plus souvent pourtant, les moments clés d’Ayroles sont d’une grande drôlerie et représentent même sans doute la part la plus jubilatoire de son œuvre à ce jour. L’humour passe notamment par une forme d’understatement dans la formulation de certaines légendes : des énoncés tels que « Gotlib passe une bonne soirée », « Giraud se détend », « Schuiten et Peeters poursuivent leur scolarité » ou encore « Francis Masse va au tableau », dans leur insignifiance, entrent d’emblée dans un rapport volontairement antinomique avec l’idée même de « moments clés ».

Il naît aussi du décalage entre les informations que délivrent respectivement la légende et le dessin. Par exemple, «  Jean-Claude Forest se passionne pour les illustrés » montre effectivement le jeune Forest achetant un exemplaire du Journal de Mickey, mais l’on voit bien que son excitation tient tout autant au trouble que provoque chez le futur érotomane le charme de la marchande. À l’énoncé « Hergé crée son studio » correspond une image de Georges Remi partant en vacances dans les Alpes suisses, manifestement confiant dans le fait que, désormais, le travail pourra se poursuivre sans lui. « Fred traverse la chaussée » voit celui-ci sauter sur les lettres du mot STOP comme, plus tard, son héros Philémon explorera les îles en forme de lettres du monde du « A ».

L’un des dessins les plus drôles est à mes yeux celui intitulé « Mattt Konture ne reprend pas Blake et Mortimer ». Que l’auteur post-underground du cycle Auto-psy d’un mort vivant ait pu postuler ou être pressenti pour reprendre les héros de Jacobs est une hypothèse d’une réjouissante incongruité. La phrase prononcée par l’éditeur pour justifier son refus introduit un comique additionnel : « Vous n’avez jamais vu un pli de pantalon ou quoi ?! » Et, dans la logique de l’ouvrage, le lecteur doit de surcroît conjecturer que c’est à la suite de cet échec que Mattt Konture, renonçant à la bande dessinée classique, aura trouvé sa véritable voie !

Ayroles pratique enfin le comique de répétition. Répartis dans les Nouveaux Moments clés, les dessins légendés « Mad est créé », « Charlie est créé » et « Métal hurlant est créé » sont rigoureusement identiques. Par trois fois, c’est le même aréopage de cinq quinquagénaires en costume-cravate qui est représenté, dans une mise en scène qui évoque davantage un conseil d’administration d’une société du CAC 40 que la création d’un magazine incarnant l’irrespect, la contre-culture et l’esprit de liberté. On appréciera d’autant plus le contraste avec le dessin intitulé « L’Association se forme », qui montre une bande de jeunes gars se contenant de regarder danser les filles de loin ; Ayroles nous invite à imaginer qu’ils entreprendront l’aventure éditoriale qu’on sait aux seules fins de se désennuyer et de tromper leur frustration.

En déclinant la même légende pour Reiser et pour Vuillemin, Ayroles indique une généalogie, dessine une lignée. Mais « Reiser ne ferme pas ses traits » et « Vuillemin ne ferme pas ses traits » renvoient à des situations contrastées : le premier se fait réprimander par la maîtresse d’école, le second suscite l’admiration des figures tutélaires des éditions du Square (Gébé, Choron, Cavanna). Les contextes sont différents, sans doute, mais à travers eux se manifeste sans doute aussi le fait que l’époque a changé ; on admet aujourd’hui ce qui pouvait heurter hier (Goscinny lui-même était initialement réticent à l’idée de laisser dessiner Reiser dans Pilote, et le cantonnait dans un rôle de pourvoyeur de scénarios pour d’autres dessinateurs).

Une autre série explore les spécificités nationales en matière d’humour. Ayroles oppose ainsi l’humour autrichien de Mahler à l’humour liégeois de Parrondo, l’humour finlandais de Hagelberg et l’humour sud-africain du collectif Bitterkomix, les uns et les autres s’« exportant » en faisant leur entrée au catalogue de l’Association. Nous faudrait-il qualifier son propre humour de bordelais ou d’aquitain ?


On relèvera enfin, dans les Moments clés de l’Association, les variations ironiques sur le thème de l’audience de la maison et du succès de ses collaborateurs. En représentant Marjane Satrapi se jetant dans les bras de son public telle une pop star, Ayroles ne fait qu’allégoriser un triomphe à la fois critique et commercial bien réel, qui reste sans équivalent dans l’histoire de l’édition de bande dessinée alternative, celui de Persepolis. Tandis qu’à l’inverse, les autres scènes déclinant l’idée d’une audience de masse sont drôles à proportion de leur irréalisme. Le dessin illustrant « Charlie Schlingo est réédité » laisse entendre que ses albums sont désormais offerts à tous les enfants pour la fête de Noël, « L’Éprouvette jette un pavé dans la mare » prête à l’existence de cette revue confidentielle le poids médiatique d’un événement d’actualité susceptible de sidérer les téléspectateurs, et « Edmond Baudoin conforte son influence » représente l’auteur du Chemin de Saint-Jean et du Portrait investi d’une puissance économique et sociale qu’il ne possède ni ne recherche. Mais, ici encore, la pertinence de la proposition d’Ayroles doit s’apprécier en référence à des données contextuelles que tout lecteur n’aura pas forcément en partage : sans doute fait-il référence à un texte de Menu dans L’Éprouvette No.3, dans lequel celui-ci affirmait que la revue avait « amené une consternation dans le microcosme bédé, exactement de la même manière que l’Art Nègre ou l’Art des fous déplacés sur le terrain de l’art officiel par Apollinaire, Picasso ou les surréalistes, avaient pu consterner les bourgeois des années 1910. » Quant à Baudoin, il avait travaillé des années comme comptable avant d’oser se consacrer à la création artistique, de là à l’imaginer en homme qui a su gagner de l’argent...

Il arrive que les dessins exécutés par Ayroles laissent poindre une critique implicite. Ainsi semble-t-il s’en prendre aux auteurs américains qui se sont piqués de théorie : il réduit les propositions de Will Eisner à des équations pour le moins basiques et assimile le travail de McCloud à une conversation de café du commerce. De même, le moment critique où, dans la vie de l’Association, « le comité éditorial explose » est ramené aux proportions d’enfantillages.

Entre révérence, érudition, émotion et ironie, François Ayroles a brillamment contribué à doter l’histoire de la bande dessinée de cette aura légendaire qu’il feint de lui reconnaître. Dans ses trois délectables opuscules, les maîtres du neuvième art, véritables figures tutélaires, côtoient des auteurs contemporains qui ne sont pas encore entrés dans l’histoire et qui, pour certains, semblent voués, par la nature de leur travail, à demeurer relativement marginaux. L’égalité de traitement produit un effet d’égalisation entre les uns et les autres, dessinant un panthéon personnel que l’auteur nous invite à partager.

Thierry Groensteen

[1] Allusion au slogan « On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste. »