Le Val des ânes
Matthieu Blanchin, Le Val des ânes | Planche 27 | album Ego comme X, 2002 | Repris dans Le Val des ânes (Futuropolis, 2023) | H. 29,8 x l. 21 cm | encre de Chine et gouache blanche sur papier | 2007.5.5

Mémoire brute : sur un souvenir d’enfance de Matthieu Blanchin
[avril 2025]
La vingt-septième planche du recueil de Matthieu Blanchin raconte le souvenir d’une bêtise d’enfance. Laurent Gerbier l’analyse au moment de sa première publication, mais il la relit également à la lumière d’œuvres postérieures de l’auteur ainsi que de la republication de ces planches autobiographiques initialement publiées chez Ego comme X au sein d’un recueil étoffé en 2023 chez Futuropolis.
Né en 1965, Matthieu Blanchin passe son enfance à Grenoble puis à Velanne, un petit village de l’Isère, à quelques kilomètres du lac de Paladru : c’est Velanne, dont le nom signifie précisément « le val des ânes », qui donne son titre au premier livre qu’il publie en 2001 chez Ego Comme X et dont notre planche est tirée. Recueil de souvenirs d’enfance, Le Val des ânes s’inscrit dans cet ensemble d’expérimentations autobiographiques typiques de la bande dessinée indépendante des années 1990-2000, et dont le catalogue d’Ego Comme X a constitué un des pôles importants (on songe bien sûr tout particulièrement au Journal de Fabrice Neaud, dont Ego Comme X a déjà publié les trois premiers tomes lorsque paraît Le Val des ânes).
Pourtant, ce livre aurait pu paraître ailleurs : la publication des premières planches autobiographiques de Matthieu Blanchin présente un effet de croisement intéressant. Élève à l’école Émile-Cohl à Lyon à la fin des années 1980, Matthieu Blanchin y a pour prof Yves Got, qui l‘encourage à dessiner. Dès 1987, il publie ses premières planches dans un des derniers numéros de Pilote & Charlie (« Demain je tue », douze pages sur un scénario de Frédéric de Boccard, parues dans le numéro 19 de Pilote & Charlie en novembre 1987 – le journal s’arrêtera huit numéros plus tard, en juillet 1988). Puis, Blanchin publie régulièrement des planches dans Lapin, la revue de L’Association, de janvier 1995 à août 2000, ainsi que dans Ego Comme X, la revue de l’éditeur du même nom, de 1997 à 1999. Ces planches, dessinées entre 1991 et 1999, sont pour la plupart de nature autobiographiques. Paradoxalement, ce sont celles publiées initialement par L’Association qui, réagencées et complétées, formeront le matériau des deux volumes autobiographiques publiés en 2001 par Ego Comme X (Le Val des ânes, imprimé en janvier, puis Accident du travail, imprimé en juillet), tandis que les planches publiées dans la revue Ego Comme X ne seront pas rééditées.
Les planches qui composent Le Val des ânes ont donc d’abord été imprimées dans Lapin, soit 14 planches en quatre livraisons, dans les numéros 7, 8, 13 et 22. Réorganisées dans l’ordre chronologique de leur sujet, elles formeront la première partie du Val des ânes (p. 7-20), qui rassemble les souvenirs de la jeunesse de Blanchin à Grenoble. Elles sont complétées par 58 planches intitulées « le Val des ânes », achevées le 21 août 2000, dessinées pour la publication du volume auquel elles donnent son titre. C’est de cette seconde séquence, qui rassemble les souvenirs de Velanne, qu’est tirée notre planche. Elle connaît enfin une réédition en 2023, dans un volume intitulé Comment je ne suis pas devenu un salaud, publié chez Futuropolis : Blanchin y reprend tout le matériau du Val des ânes et le complète pour achever ce « portrait d’enfance » et lui donner une orientation psychologique singulière, qui remet profondément en perspective le sens du recueil de 2001. Notre planche, on va le voir, laisse transparaître une partie des motifs de cette « reprise » qui 22 ans plus tard permet à l’auteur de proposer une relecture de son premier essai d’autobiographie enfantine.
Le Val des ânes fait le tableau d’une enfance dans un petit bourg de moyenne montagne : Blanchin s’y représente avec ses deux frères plus jeunes, Thomas et Rémy, galopant à travers les champs, cassant les vitres des granges isolées, collant des pétards dans les bouses de vaches, bref, se livrant à toutes les bêtises de gamins de la campagne – des bêtises qui deviennent parfois de franches conneries (« Les ‘bêtises’ anodines dans la bouche de maman devenaient des ‘CONNERIES’ dans la bouche de papa quand celles-ci étaient découvertes… », analyse l’auteur p. 26). C’est à une de ces « conneries » de gosse qu’est consacrée la séquence dont est tirée notre planche, qui occupe la page 27 du recueil : les trois frères jouent aux indiens et tombent sur une citerne laissée au milieu d’un pré à vaches. L’idée naît aussitôt d’ouvrir la citerne et de la vider dans le pré pour « assoiffer le troupeau des visages pâles », et l’opération réussit si bien que l’inondation due à l’eau de la citerne finit par menacer le poulailler familial, obligeant les trois frères à construire en hâte un barrage pour éviter la catastrophe (et la raclée qui s’en serait suivie). Notre planche raconte simplement la « bêtise » elle-même, et l’excitation débridée qu’elle suscite chez les trois enfants.
La planche est composée en trois bandeaux : deux bandeaux de deux cases, entre lesquels s’étale une unique case occupant toute la largeur de la planche mais dont la hauteur est moitié moindre que celle des deux autres bandeaux. Le premier bandeau raconte la conception et la mise en œuvre de la « bêtise », les deux suivants sont dédiés à la jubilation de la catastrophe provoquée : les trois garçons ont osé, et ils jouissent de l’énormité de ce qu’ils ont fait ensemble. Il n’y a alors (presque) plus de texte, seulement les vociférations, les cris inarticulés d’une joie si forte qu’elle passe les mots et accompagne comme une musique sauvage les explosions électriques des corps. L’excitation des trois enfants s’illustre par une démesure présente dans le trait : lâché, vibrant, sa précision semble constamment conquise sur l’emportement du geste. Cette énergie se lit dans la touche vive du pinceau, mais aussi dans la succession des plans : ils ne s’enchaînent pas de manière linéaire dans nos cinq cases, comme des arrêts prélevés sur un déplacement continu du point de vue (ou, si l’on veut, comme des photogrammes pris sur un mouvement de « caméra » linéaire). Ils sont comme une série de points de vue désarticulés, à l’image des corps et des cris. Leur cadrage très varié, tout comme le dessin aux contrastes durs et aux traits convulsifs, laisse entrevoir quelque chose de la violence sourde de la planche et de la séquence.
Prenons les cases une par une.

La première case est cadrée au ras du sol, la citerne y est une silhouette posée sur les hachures noires de l’herbe du pré et les corps des gamins sont eux aussi traités en ombres chinoises : deux sont en pied, du troisième on ne distingue que les deux traits des jambes, caché par la citerne. Un artifice ingénieux ménage une zone blanche qui fait vibrer au-dessus de la ligne d’herbe une bande de lumière dure brûlant le bas des silhouettes. Il n’y a d’ailleurs pas de bord de case, sauf en bas, sous l’herbe, comme si le reste du trait avait été mangé par la lumière crue, qui ne laisse subsister que la masse indistincte des bois esquissée au fond en lavis gris pâle. C’est la seule case dotée de bulles de parole intelligibles : un vrai discours est nécessaire pour exposer l’idée même de la bêtise à faire (« Imagine ! ») et l’accord des deux autres (« HOOUAIIIS », dans une graphie qui abandonne déjà le module régulier et l’alignement du texte pour laisser paraître l’excitation des enfants).

Dans la seconde case, on passe à la mise en œuvre : la vanne de la citerne est ouverte et l’eau jaillit. Le cadrage a complètement changé, et le point de vue a pivoté et s’est éloigné, relevant un peu la ligne d’horizon. Désormais on distingue la citerne et les enfants en tout petit au centre de la case, et les premiers plans sont habilement structurés pour donner de la profondeur au dessin tout en produisant un effet de mise à distance et de surencadrement de la scène principale : au premier plan, à gauche, une vache en légère contre-plongée occupe tout l’espace, tête tournée vers le centre de la case ; au second plan à droite, une autre vache broute au pied d’un bosquet sombre qui ferme la vue. Les deux plans bouchent ainsi les deux côtés de la case de deux masses noires, guidant le regard qui ricoche jusqu’aux gamins au fond, dans la lumière, en train de perpétrer leur méfait. Ainsi, bien que minusculement dessinés, ils demeurent le vrai centre de la distribution de l’attention visuelle de la case. L’espace central, dans la partie haute, est occupé par les onomatopées expressives (« SCHKLANG ! FLOURCH ! ») entourées d’une « bulle » dont les contours hérissés viennent faire exploser l’espace central au-dessus des enfants, métonymie graphique de leur jubilation. Cette bulle en étoile focalise l’attention : occupant tout l’espace libre entre la tête de la vache à gauche et les frondaisons à droite, elle donne même l’impression que la vache tourne la tête vers elle, comme alertée par le bruit, ce qui renforce la cohérence de la composition et contribue au guidage de l’attention vers le fond. Les contrastes sont moins violents que dans la première case : la vache du premier plan a des ombres et des modelés presque académiques, le pré au lavis ménage une transition entre les masses noires des bords et la lumière blanche du centre de la case, de sorte que la vue de loin dramatise la bêtise tout en l’éloignant. On remarque enfin que la case est cette fois cernée d’un bord fermé ; mais un examen plus attentif montre que cette bordure est en réalité plus complexe : un premier demi-cadre a été tracé à l’encre noire, en un trait plein qui descend des arbres en haut à droite, remonte en haut à gauche jusqu’à la tête de la vache, et se prolonge un peu pour aller former l’angle supérieur gauche. Puis, un second trait au lavis gris pâle complète le tracé à partir du flanc de la vache, se fond dans son ombre, et remonte pour suivre la ligne noire initiale, fermant la case en redescendant à droite jusqu’aux arbres. Ce surlignage gris pâle, qui s’interrompt brièvement à la verticale des gamins, comme brisé ou empêché par l’explosivité en dents de scie de la bulle de bruit, semble marquer une hésitation ou une réticence à clôturer l’espace du dessin : ici, comme dans toute la planche, le trait qui voudrait enclore et cerner semble constamment être en train de céder à la force jaillissante du trait qui représente.

Troisième case, cette fois, ça y est : la citerne est ouverte, l’eau jaillit, l’inondation commence, les gosses exultent. Le large bandeau bas donne l’impression que l’on a brutalement zoomé vers le cul de la citerne : le gros plan en esquisse la masse sombre, et la vanne ouverte d’où jaillit l’eau qui forme déjà une petite mare dans l’herbe, tandis que les corps des trois enfants se contorsionnent en une danse de joie convulsive. Leurs corps sont presque tous tronqués, jaillissant du hors-champ, comme s’il était difficile de contenir leurs gesticulations de pantins surexcités dans la case : bouches grandes ouvertes, poings serrés, ils n’émettent plus que des râles de joie sans bulle (« YAOO / WARRH ») et un coup de pinceau noir mange leurs yeux à tous les trois, comme pour souligner l’hubris d’un plaisir qui les aveugle littéralement. Le bord de case est incertain et discontinu : assez complet en haut et sur les côtés, il est tremblé en bas, interrompu d’abord par l’eau (qui le dissout peut-être) puis à gauche, là où la silhouette du premier gamin jaillit vers le hors-champ.

La quatrième case résulte d’un nouveau changement radical du point de vue : tout à coup la scène est vue d’en haut, le point de vue est au zénith ou presque – il reste un peu de perspective tout de même pour les vaches, la citerne, une des silhouettes des gamins ; mais les deux autres enfants et les arbres sont vus du dessus. Le dessin assume ce très léger flottement dans le respect de la perspective, qui dynamise discrètement la case en courbant un peu la portion d’espace représentée. Les trois gamins, dans cette vue plongeante, ne sont que des silhouettes stylisées, chasseurs rupestres sortis de leur caverne pour accompagner de leurs hurlements de joie le ruisseau en train de se former, qui les entraîne vers les bois. Les arbres sont posés à grandes touches d’encre noire, leurs masses rugueuses reliées par un lavis plus ou moins dense : ils occupent tout le bas de la case et paraissent s’ouvrir pour accueillir les trois « indiens », dont la joie sans borne ne s’exprime qu’en hurlements surexcités, au-delà de toute parole articulée (« YOURHOU HOUYOU ! », « YIIII HIRR »), comme une sorte de retour à la matérialité brute. On note cependant que c’est la seule case de la planche dont le bord est complet et continu, délimité d’un contour noir, peut-être parce que la vue zénithale fait de cette case une presque-carte, un objet graphique singulier dans l’économie des vues qu’agence la planche.

Dans la dernière case, enfin, on revient au ras du sol, près des enfants. Au fond, à gauche, dans une trouée de lumière qui donne sur le champ qu’ils viennent de quitter, la scène est vue depuis le couvert des arbres sous lesquels ils viennent de s’enfoncer, quittant le pré pour suivre le torrent qu’ils ont créé. Deux gamins s’agitent, et on lit là la seule parole articulée, sans bulle (« Faut fermer ! » « Pousse ! ») : il faut refermer la barrière du pré, la conscience de la « connerie » et de ses conséquences pointe son nez ; elle va occuper la planche suivante. Mais pour le moment l’excitation débridée est encore le sujet principal de l’image : le troisième gosse, au premier plan, occupant d’abord toute l’attention visuelle, galope en hurlant, à la fois vers nous et vers le hors-champ à droite, dans le mouvement même de la lecture. Sa course longe le torrent artificiel ; ses bras sont levés, ses poings serrés, sa bouche grande ouverte mugit une reproduction du cri de la case précédente (« YOURHOUYOU ! »), et ses yeux sont comme dans la case-bandeau perdus dans l’ombre, mangés par un hérisson d’encre noire qui l’aveugle. Un artifice du dessinateur détache sa silhouette sur fond blanc malgré l’obscurité du sous-bois, renforçant la vivacité du mouvement d’ensemble qui traverse l’image en diagonale : le gamin jaillit comme l’eau, sa vitesse soulignée par des griffures noires parallèles aux larges coups de pinceaux l’inondation qui s’écoule, et presque fondus dans le paysage du sous-bois qui s’esquisse lui aussi en hachures hâtives,ces traits de vitesse, non figuratifs, se confondent avec les hachures et les zébrures de l’eau et du sol, tout à fait figuratives, elles. Ainsi le trait qui exprime et le trait qui représente sont encore mêlés, comme la parole est mêlée au cri, et le tout semble faire de la course hurlante et du dévalement de l’eau des catastrophes apparentées. Le cadre de la case est cette fois continu mais se fond en bas dans les coups de pinceau larges et brusques qui accompagnent le jaillissement de l’eau, dont les éclaboussures sortent de la case, comme le bâton que tient le gamin.
Ainsi, la planche s’ouvre sur une case sans bord en haut et à gauche et se ferme sur une autre case sans bord en bas et à droite, renforçant l’impression d’un cadre graphique fragilisé par l’explosivité de la scène représentée – comme c’est d’ailleurs le cas dans le reste de l’album. Tout au long de la planche, le trait de Blanchin est nerveux, arraché, presque aussi convulsif que les mouvements surexcités des corps minces des enfants : on frôle l’harmonie imitative. Mais la composition, la variation des plans et la gestion des contrastes créent tout au long de la planche une tension subtile entre la brusquerie virtuose de la touche et la minutie réfléchie de la distribution des zones claires, sombres, et des rehauts qui les équilibrent et les compliquent. Les effets de lumière, en particulier, sont remarquables, et contribuent autant que le trait craché et les brusques alternances de plans à animer cette planche, le regard jouissant inconsciemment du contraste entre la spontanéité rugueuse du dessin et l’art de la composition et de la distribution. L’ensemble dégage une impression d’énergie pure et de sauvagerie débridée qui restitue la puissance propre au jeu d’enfant et à son excitation extrême.
Pourtant, cette énergie est traitée graphiquement de manière si nerveuse et si âpre qu’on sent sourdre sous l’anecdote une forme de violence. La suite du Val des ânes renforce et confirme cette impression : les souvenirs d’enfance y sont traités de manière brute et nerveuse, parfois noire, sans aucun des effets de complaisance ou d’esthétisation que le genre induit parfois. La nostalgie, dans les pages de Blanchin, laisse place à un exercice de dépouillement sans concession, qui ne contourne jamais la violence ou bien la crudité nue de la vie enfantine – qu’il s’agisse de raconter la mort du « Père Char’ton » après une chute sur une plaque de verglas sous les lazzis des enfants, les brutalités de l’internat au collège, ou encore les premières expériences de défonce à l’eau écarlate. Il y a dans ces récits sans fard une forme d’honnêteté crue, qui refuse d’embellir en quoi que ce soit le « dire-vrai » qu’appelle l’exercice autobiographique : c’est peut-être cette franchise radicale sur soi-même, que les Grecs appelaient « parrésia », qui définit la place que le livre de Blanchin trouve en 2001 dans le catalogue d’Ego Comme X, aux côtés d’autres fameux « parrésiastes » comme Fabrice Neaud, Loïc Néhou ou Xavier Mussat.
Mais la « parrésia » de Blanchin présente une tournure singulière : d’abord, elle se tient dans un certain rapport à la souffrance et à sa représentation sans détour. Le prologue du Val des ânes, dessiné pour le recueil, raconte comment, né avec deux pieds déformés (« Deux pieds bots, varus, équins »), l’auteur a commencé sa vie dans l’expérience de la souffrance, celle des gouttières qu’il devait porter toute la nuit, bébé, puis celle des opérations qui l’ont finalement soulagé. Or ce sont les longues périodes de convalescence alitée qu’il a dû supporter jusqu’à l’âge adulte qui constituent, aux yeux de Matthieu Blanchin, la source même de son travail de remémoration autobiographique : « Tous ces mois d’alitement jusqu’à l’âge adulte m’ont permis de rêvasser, et surtout de me SOUVENIR… », Le Val des ânes, p. 5). La souffrance n’est donc pas seulement le « point de départ » chronologique de la mémoire de soi : elle ouvre la possibilité matérielle de l’acte de ressouvenance, tout en orientant cet acte dans la perspective d’une confession quasi-chirurgicale, acceptant d’emblée la brutalité implacable du vivre. On retrouve d’ailleurs cette composante médicale dans le récit d’Accident du travail, la même année, qui détaille non seulement l’accident et la blessure subie par l’auteur, mais son long séjour à l’hôpital : ainsi les expérimentations autobiographiques de Blanchin en 2001 constituent-elles aussi des formes pionnières de ces autobiographies de patients, ces récits « autopathographiques », qui se sont multipliés ces vingt dernières années.
Ces remarques ne nous éloignent pas de notre planche : elles nous y ramènent. Si le récit de la « grosse bêtise » de la citerne vidée s’inscrit dans une mémoire de la complicité enfantine entre les trois frères, elle s’accompagne, avons-nous dit, d’un traitement dont la puissance graphique brute laisse parfois transparaître une noirceur plus profonde. Et, précisément, dans cette noirceur, c’est la connivence des trois frères qui finit par être mise à mal : parmi les récits d’une rude franchise qui occupent le reste des pages du Val des ânes, on découvre en effet la dureté des relations de Matthieu, l’aîné, avec ses deux frères, l’ascendant qu’il exerce sur son cadet et son benjamin virant parfois à la maltraitance pure et simple. Le sadisme enfantin de ces relations est raconté avec le même refus de tout embellissement et de toute excuse que le reste du récit, et la chute abrupte du livre dans la version de 2001 laisse un goût amer : celui d’une enfance joyeuse et énergique, mais aussi sans pitié, faite de violence subie et exercée, sans que rien ne vienne « sauver » le narrateur de son impitoyable autoportrait.
C’est ce que vient confirmer, 22 ans plus tard, la reprise de ces planches dans le livre publié par Futuropolis en 2023 : Comment je ne suis pas devenu un salaud reprend les pages du Val des ânes et les complète en prolongeant le récit jusqu’à l’âge adulte. La brutalité des jeux des trois frères y est développée dans un autoportrait plus amer encore, dans lequel la violence sourde de notre planche ne cesse de croître, jusqu’à se retourner contre l’auteur. Comment je ne suis pas devenu un salaud inscrit alors les jeux d’enfants et leur explosivité incontrôlée dans l’histoire plus intime et plus crue d’une violence intérieure dont le livre raconte, dans ses pages nouvelles, la découverte, la compréhension et finalement l’apaisement, qui n’intervient que des années plus tard. Il aura ainsi fallu vingt-deux ans pour découvrir l’ensemble du sens de ces planches magnifiques et inquiétantes, en lisant les pages littéralement thérapeutiques que Matthieu Blanchin leur ajoute. Que s’est-il passé entre-temps ?
En 2002, Matthieu Blanchin est victime d’une attaque cérébrale et passe dix jours dans un coma profond. Après une opération et une longue convalescence, il publie en 2015 chez Futuropolis Quand vous pensiez que j’étais mort : mon quotidien dans le coma, résultat d’un long travail sur lui-même et sur ses souvenirs qui inscrit pleinement l’autobiographie dans la perspective que nous appelions plus haut « autopathographique ». Comment je ne suis pas devenu un salaud, en 2023, constitue ainsi la reprise des premiers essais autobiographiques et leur prolongement à la lumière de ce travail de « médecine de soi » qui marque toute la seconde partie du volume et définit le regard nouveau et la perspective nouvelle que le livre donne sur les souvenirs d’enfance de 2001.
Cependant le traitement graphique que leur applique la réédition de 2023 rabote subtilement le sens visuel de ces premières planches de 2001 : les originaux ont en effet été retravaillés, pour mieux servir le lavis et ses valeurs variées ; mais ils ont aussi été retouchés (majuscules restituées en début de phrase, ponctuation corrigée, prénoms des frères modifiés, détails ajoutés) ; et surtout la version de 2023 laisse le texte en noir profond tandis que le dessin est presque partout pâli par degrés, dégradé en niveaux de gris, avec un effet d’estompage pour les lointains. Ce choix perd la puissance et la densité des noirs de la version de 2001 : l’album est grisé, l’impression un peu moins précise que celle d’Ego Comme X, et les lettrages sont par endroits légèrement crénelés par la numérisation. La différence donne le sentiment d’un essai d’adoucissement, dans lequel se confirme par contraste la somptueuse sauvagerie de la planche d’origine et la violence qu’on y sentait poindre. Revenir aujourd’hui à cet original de 2001, c’est retrouver la franche brutalité du souvenir d’enfance, avant même qu’il ne se comprenne lui-même comme une confession.