le style graphique de tardi
[Avril 2017]
Jacques Tardi a toujours été un fervent défenseur du dessin narratif :
« – Qu’est-ce que vous aimez dessiner ?
– Ce qui est propre à la bande dessinée : les personnages et les enchaînements. C’est-à-dire, cette espèce de mise en scène d’une situation avec l’impression que le flux d’images fonctionne. On comprend ce qui se passe, il n’y a pas de confusion possible. Ça doit être fluide. Si dans une action j’ai une belle image qui est là pour l’esthétisme, ça va attirer l’attention du lecteur et couper la tension qui peut y avoir d’une image à l’autre. C’est ça que j’aime : mettre en scène.
» Je ne me considère pas comme un dessinateur hors pair. Ce que je veux, c’est que mon dessin soit clair. Si mon personnage boit son café, je ne veux pas que l’on déchiffre autrement cette image. Je trouve qu’il y a beaucoup de dessinateurs, notamment dans la bande dessinée américaine, qui abusent de trucs tordus difficiles à déchiffrer. [1] »
Attirer l’œil sans pour autant se mettre en travers de la lecture, telle est sans doute la problématique du créateur de bande dessinée. Les solutions trouvées par chaque artiste donneraient sinon une clé du moins une entrée pour comprendre son originalité. Des premiers récits d’aventure [2] jusqu’à la grande série des témoignages de la Première et de la Seconde Guerres mondiales, le style graphique de Tardi a évolué, mais jamais sans qu’on n’y retrouve une facture toute particulière, une mise en page et un trait bien à lui. Qu’est-ce qui fait la singularité de Tardi, qui rend son dessin reconnaissable dès le premier coup d’œil ? Qu’est-ce qui les rend si faciles à décoder ? Prenons le temps de les regarder en détail.
Des décors fouillés
Il y a tout d’abord le soin que Tardi apporte aux décors [3]. Le souci de l’exactitude documentaire est presque obsessionnel. Formé à l’École des Beaux-Arts après avoir été initié par un professeur de dessin qui l’avait remarqué en sixième, l’artiste est toujours resté attaché au dessin d’observation. Les livres s’accumulent sur sa table de travail car il a besoin de se référer à de multiples photos avant de commencer. En s’appuyant sur une documentation extrêmement abondante [4], Tardi aime déployer de larges cases ouvrant sur un panorama urbain, des places, de larges avenues bordées d’immeubles haussmanniens, des vues imprenables du Louvre, du quai des Orfèvres et de l’Hôtel de ville quand ce n’est pas sur le port de Nantes, sur les quais du Rhône ou sur les façades à escaliers extérieurs de New York. Toutes les fois que les personnages se rendent d’un lieu à un autre, le dessinateur en profite pour représenter, grâce à de soigneux cadrages, les paysages les plus représentatifs de l’époque où se situe l’intrigue. Pour Adèle Blanc-Sec : les verrières très XIXe siècle de la Grande Galerie du Muséum, la Tour Eiffel, les bouches de métro Guimard, les colonnes Morris, les fontaines Wallace, quand il ne s’agit pas de reproduire le célèbre accident de locomotive de la gare Montparnasse (1895). Il affectionne aussi les ponts de Lyon comme celui du Palais de justice de Lyon, construit en 1844 et détruit en 1972, ou le pont de la Boucle démoli en 1982. Ces dessins sont si nombreux, les angles si précautionneusement choisis, ils sont traités avec tant de précision qu’ils dépassent la fonction purement utilitaire du décor. Il ne s’agit pas seulement d’ancrer les personnages dans un contexte mais aussi d’utiliser leurs déambulations pour rendre hommage au pittoresque d’un lieu.
L’artiste sait aussi recréer une époque grâce à une myriade de détails : affiches, panneaux, enseignes, publicités... Dans 120 rue de la gare, le Paris occupé par les Allemands est rendu en reprenant quelques images reprises au Silence de la mer de Melville, les affiches de l’exposition antisémite « Le Juif et la France » de 1941, tandis que les murs de Lyon sont recouverts de photos de propagande à l’effigie de Pétain, recouvertes de graffitis gaullistes.
Dans les albums suivants, ce sont des graffitis pro-FLN qui font allusion au climat politique des années cinquante. Les agents de police en pèlerine et les célèbres « paniers à salade » se concentrent sur le trottoir du moindre commissariat. Dans Griffu, la marche pensive du héros sert manifestement de prétexte pour reproduire les affiches des films L’Ami américain de Wim Wenders et Padre Padrone de Paolo et Vittorio Taviani, des films de 1977 (après tout, a-t-on jamais vu des affiches de cinéma placardées sauvagement dans la rue ?), un poster communiste anti-américain critiquant le rejet new-yorkais du Concorde et un logo du parti socialiste.
Si on entre dans un bistrot, Tardi ne manquera pas de trouver une place bien en vue pour un pichet jaune Pernod ou des bouteilles d’eau de seltz. Les scènes d’appartement seront une nouvelle occasion d’entasser dans les vignettes le plus possible d’objets : téléphones, lampes, meubles et miroirs, porte-manteaux, robinetterie, ventilateurs, tous d’époque, au point de faire figurer une bouteille de Suze en gros et au premier plan, là où cet apéritif à l’étiquette vieillotte n’avait pourtant pas grand-chose à faire. On pourrait croire que ces détails n’ont aucune utilité. D’ailleurs, Moynot et Barral se dispenseront de ces amoncellements. Le bureau du célèbre détective est bien mieux rangé depuis quelques années, sans que cela n’amoindrisse l’efficacité des récits. Tardi cultive cependant l’art du clin d’œil, de la petite touche qui fait vrai, si puissamment évocatrice d’un univers suranné au charme délicieusement nostalgique et qui nous fait voyager dans le temps.
Pourtant ces paysages et ces intérieurs ne remplissent pas qu’un rôle de couleur locale. Ils ont une véritable fonction narrative. Dans le cas des intérieurs, le bric-à-brac qui s’entasse derrière les personnages – pharmaciens, antiquaires, riches et petits bourgeois, savants fous... – tout cela renseigne sur leurs activités, leurs centres d’intérêt, leur appartenance sociologique et leur caractère. Les bibelots qui encombrent l’appartement d’Adèle indiquent qu’elle a déjà vécu de nombreuses aventures, dont certaines l’ont menée jusqu’en Égypte. Les décors contribuent donc à la construction des personnages.
Ce sont eux aussi qui déclenchent le récit. Les Adèle Blanc-Sec, les Nestor Burma ou les albums composés avec Manchette commencent par un panorama urbain. Léo Malet, quant à lui, avait choisi de lier chaque aventure à un arrondissement précis, ce qui n’était pas pour déplaire à Tardi. Les pérégrinations sont l’occasion pour le narrateur de nommer les quartiers traversés par les personnages, à pied ou en voiture (les voitures étant d’importants marqueurs historiques). Or, ces vues qui se succèdent et dont les angles varient case après case servent également à faire sentir le mouvement du personnage. Si l’on prend ces deux séquences (Momies en folie et Le Noyé à deux têtes) on peut voir que le personnage dont on partage le point de vue apparaît souvent de face ou de dos au bas de l’image tandis que les changements de décors nous font comprendre l’itinéraire qu’il suit. Autrement dit, chez Tardi, ce sont moins les personnages qui se déplacent dans l’espace que les décors qui tournent autour d’eux.
On notera toutefois que, malgré leur très grande exactitude, les décors ne sont pas réalistes. Le site web de François Brun [5] permet de confronter les dessins de Tardi avec les photos des originaux. Il en ressort que Tardi représente les choses de façon légèrement trop étroite. L’effet est renforcé par une prédilection pour les cases verticales allongées, pour les couloirs, les escaliers sinueux, les portes menant à d’autres portes, les pavillons en meulière excessivement fins et longs comme celui de Monsieur Même (Ici Même). Pour l’appartement d’Adèle dans un immeuble haussmannien, Tardi a choisi de le situer dans l’un de ces pignons d’angles particulièrement aigus.
Chez d’autres artistes ayant dessiné Paris, Julliard ou Ted Benoît par exemple, l’aspect des rues et des immeubles est rendu par des lignes de contour ; Tardi se rapproche beaucoup plus de Jacobs en privilégiant de larges aplats de noirs, même en plein jour. Les ombres sont exagérément foncées, les zones ténébreuses épaissies, l’horizon est bouché par des silhouettes d’immeubles ou d’arbres. Et même si le noir est omniprésent, les proportions de noirs et de blancs permettent de très bien faire la différence entre les scènes diurnes et nocturnes. Les ciels sont noirs mais un liseré blanc sépare le noir du ciel de celui des immeubles. Tardi encre souvent en réserve. En réalité, il peint moins les ombres en noir qu’il ne laisse quelques zones de lumières en blanc. Le brouillard est suggéré par des interruptions de lignes ; les faibles halos de lumière qui émanent des réverbères, des lampes et des chandelles aussi. Les reflets sont très travaillés : les trottoirs et les pavés luisants de pluie abondent, la moindre flaque représente ce qu’elle reflète en détails, les gouttes de pluie découpent de fins rais blancs sur les masses sombres. Il pleut en effet beaucoup chez Tardi, ce qui force les personnages à se blottir dans d’immenses par-dessus. Tout cela passe un peu inaperçu dans les versions colorées, les textures s’en voient même souvent modifiées. Or ces aplats construisent une atmosphère maussade comme un mois de novembre qui n’en finit pas. Avec ce jeu de contrastes et de clairs-obscurs dramatiques, Tardi se rapproche souvent de l’expressionnisme [6]. Y font écho ses nombreux savants fous, avatars du Dr Mabuse, l’éditeur de La Véritable Histoire du soldat inconnu dont la silhouette squelettique rappelle le Nosferatu de Murnau, et jusqu’au passant effaré de Brouillard au Pont de Tolbiac qui erre, comme la figure spectrale du Cri d’Edvard Munch ou à la vision néo-gothique d’Un rêve infect.
D’élégantes abréviations visuelles
Tout en donnant dans l’ensemble l’impression d’être très détaillés, les paysages urbains de Tardi découlent d’un travail approfondi de synthèse. La comparaison des dessins avec leurs modèles réels montre aussi que des lignes ont été omises. Tardi a dû effectuer des choix, dictés sans doute par la nécessité de ne pas charger inutilement les images. Les traits les plus caractéristiques sont seuls retenus pour ne pas ralentir le flot de la lecture. Là où des ornements existent, il retient la dynamique propre de la construction des formes et le rythme de leurs configurations, quitte à ne pas toujours respecter les contours réels. C’est là que l’art du dessin manifeste ses plus grandes réussites, dans ce travail d’abréviation visuelle qui trouve le juste dosage entre la concision du trait, afin de rester léger, et l’information, pour que le dessin soit intelligible au premier coup d’œil. C’est à un exercice d’illusionnisme qu’il s’adonne en ne fournissant que des lignes interrompues lorsqu’un motif se répète ou que la perspective resserre trop les détails pour qu’ils soient réellement perceptibles pour l’œil. Tardi compte alors sur l’imagination du lecteur pour combler les manques là où les prolongements semblent évidents. Une foule d’autres résumés graphiques parcourent les pages de ses livres, que ce soit pour figurer des objets courants, des drapés, des vaguelettes à la surface de l’eau…
Ce faisant, à l’issue de ce toilettage et comme l’épaisseur du feutre utilisé reste la même partout, le dessin de Tardi bénéficie d’une harmonie visuelle qui unifie l’irrégularité hétéroclite du réel. L’artiste donne aux choses une clarté et une intelligibilité supérieure, ce qui peut parfois rendre le Paris de Tardi plus beau que le vrai Paris tandis que la banlieue et ses terrains vagues révèlent un charme inattendu.
Tardi a importé dans la bande dessinée la technique du croquis d’observation, celle qui consiste à suggérer les volumes et les mouvements d’un objet plutôt que d’en délimiter la forme. Observons les personnages qui figurent en arrière-plan des vignettes, les groupes aperçus de loin dans Putain de guerre ! ou Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB. Au cinéma, ils auraient été floutés, d’autres dessinateurs comme Hergé ou Philippe Francq (Largo Winch) les auraient dessinés avec une netteté égale, d’autres encore (Paul Cauuet, Les Vieux Fourneaux, Didier Tarquin, Lanfeust de Troy) les auraient grisés. Tardi les schématise ; les lignes intérieures disparaissent, comme la distinction entre les bras et le tronc, le cou et les éléments du visage aussi. Cela donne aux personnages les plus lointains l’aspect de petites cloches ou de vagues étoiles puisque seuls persistent la masse de leurs vêtements et quelques appendices en guise de tête et de jambes, ces dernières de longueurs inégales pour évoquer la marche. C’est moins un être identifiable qu’une présence esquissée dont on déduit ce qu’elle peut être grâce à sa position dans l’image. Par moments, ce sont uniquement les zones du corps sur lesquelles la lumière se reflète qui sont entourées.
Ces sortes de tricheries consistant à simplifier les éléments au point de les rendre inidentifiables si on les regarde isolément sont particulièrement nombreuses dans les ouvrages sur la Première Guerre. Il est souvent impossible de dire si plusieurs courbes représentent du métal, des pierres ou de la matière organique. On devine sans peine l’intérêt de ces ambiguïtés pour le projet de l’artiste. La tranchée était en effet le lieu de la déshumanisation la plus atroce. La technique du noir et blanc permet d’ailleurs de créer des amalgames intéressants. Les jambes disparaissent graduellement dans les gravats, les objets et les débris se mélangent à la boue, les corps des blessés et des cadavres déchiquetés deviennent quasiment indiscernables car la figure humaine est mise à mal, aussi fragmentée que ces gueules cassées et recousues dont Tardi fait des galeries.
Dans des schématisations progressives, la maigreur des visages blêmes et affolés des poilus, des immigrés ou des ouvriers aliénés du Voyage au bout de la nuit n’offrent bientôt plus de différences avec les cadavres décomposés et les squelettes, permettant de faire évoluer la vision vers le fantastique sans solution de continuité.
C’est sans doute le souci de l’intelligibilité qui amène Tardi à s’autoriser ce qu’on appellera des licences graphiques. L’artiste ne respecte pas toujours la perspective. Il peut superposer plusieurs angles à la fois sur une même image, déformer les corps en montrant des contorsions invraisemblables.
Cela donne d’ailleurs un côté un peu « nouille » aux bras de ses personnages. Parfois, les personnages et les objets que l’on devrait normalement voir s’occulter les uns les autres sont placés dans la vignette les uns à côté ou au-dessus des autres ; le dessinateur profite ainsi au maximum de la hauteur des cases.
Il en résulte parfois ce jeu très typique de juxtapositions de portraits pour dessiner les foules, technique qu’il utilise pour les couvertures ou à la fin des épisodes, pour parodier les feuilletons populaires anciens. Le procédé lui est utile quand il dessine un récit rapporté par un personnage et lorsqu’il veut mettre en scène un rêve ou une hallucination. Loin de chercher à tout prix le naturalisme, le dessin s’assume comme dessin et prend les détours d’une symbolisation mentale. Avec ce côté arrondi, ces aplats de couleurs et ces schématisations, cela rend par moments un effet proche de la fausse naïveté picturale d’illustrateurs de la Belle Époque comme Henri-Gustave Jossot (L’Assiette au beurre) ou Félix Vallotton. Ce dernier a d’ailleurs réalisé d’intéressantes illustrations de la Guerre de 1914-18 qui ont peut-être inspiré Tardi [7].
Un univers original
On reconnaît d’abord l’univers de Tardi à certaines habitudes de l’auteur. Il est intéressant de reprendre les premières histoires qu’il a illustrées, dès le début des années 1970. Les traits de Brindavoine apparaissent dès le début des années 1970 dans « L’Homme qui connaissait le jour et l’heure », la superposition du visage du rêveur sur le contenu de son souvenir dans « Knock Out », le visage des femmes de Tardi est déjà présent dans « Rosalinde », le papier à bandes verticales serrées dans « Allô Janine », l’homme au menton triangulaire et au chapeau melon erre dans un paysage parisien désert dont le mystère nous est familier, dès « La Bascule à Charlot » (1976). On aperçoit parmi les policiers le premier Caponi. Les monstres grotesques et pustuleux, les vieilles femmes aux babines tombantes, les pieuvres géantes, tous ces personnages peuplent déjà l’univers de Tardi.
Contrairement aux décors, les figures humaines bénéficient d’une simplification qui rompt totalement avec le réalisme. En dehors des ouvrages sur les deux guerres mondiales où la fidélité historique occupe une place prépondérante et où les visages semblent dessinés d’après photos, les têtes sont stylisées : schématisation de la forme de la tête, réduction des yeux à un petit trait d’union ou à un point ou à une sorte de point d’interrogation de profil, nez latéralisés pour les visages de face, effacement des lèvres, sauf de la lèvre supérieure pour les femmes. La blancheur et la simplicité des têtes contrastent d’ailleurs souvent avec la profusion des détails des décors.
Certes, tout cela aura sauté aux yeux des lecteurs les plus distraits. Or, la comparaison des dessins de Tardi avec ceux qui ont dû poursuivre la série des Burma, par exemple, est particulièrement révélatrice pour comprendre ce qui en fait l’originalité, à travers des détails moins évidents.
Tout d’abord, pour créer ses caricatures, Tardi s’appuie sur les « gueules » du cinéma français des années trente et quarante. Il déploie ainsi un imaginaire populaire dont la touchante franchouillardise nous semble parfois plus vraie que nature. Du moins, si elle nous paraît comme telle, c’est parce que des réalisateurs nous ont habitués à reconnaître ces emplois en voyant des têtes aux traits épais, au double menton et au crâne chauve à force de voir Raimu, Jean Gabin, Bernard Blier, Gaston Modot, Michel Galabru, Francis Blanche... Plus récemment, Tardi semble s’être inspiré de l’apparence de François Hadji-Lazaro (dont il a réalisé le portrait pour la couverture d’un album du groupe Pigalle) quand il a imaginé l’un des méchants du Labyrinthe infernal. Certaines vieilles femmes rappellent Pauline Carton et Louise Sylvie, d’autres sont un peu grasses et plantureuses, comme Fréhel. Les belles jeunes femmes restent en revanche identiques d’un album à l’autre, à peu de détails près, arborant vers 1990 un nez en pied de marmite à la place d’un petit nez pointu, une bouche large, ourlée et pulpeuse, une mâchoire carrée, un menton pointu et de petits yeux surmontés d’une arcade sourcilière bombée. Dans les histoires plus récentes, de plus en plus souvent, Tardi a coiffé ses héroïnes de la frange toute droite de sa femme, Dominique Grange. Pour ce qui est des corps, elles correspondent à des canons plutôt début du XXe siècle avec leurs bras potelés, leurs seins lourds et leurs hanches généreuses. La peau tombante, les rides et les déformations liées à l’âge des personnages maigres sont outrées mais on peut détecter une prédilection grandissante pour les gros hommes dans les albums de la fin des années 1980.
Ainsi le trait a-t-il beaucoup changé au fil des années. Si l’on compare les premiers portraits d’Adèle Blanc-sec et de Nestor Burma avec les plus récents, on peut voir à quel point les angles se sont émoussés ; les pommettes saillantes ont laissé place à des visages plus larges, à des mentons plus prognathes. En outre, les traits à l’encre se sont épaissis ; les hachures, très nombreuses au début, se raréfient. Les reliefs, au lieu d’être rendus par des traits fins et parallèles, sont suggérés par le tracé d’une seule ligne épaisse.
On sera frappé par la tendance à l’arrondissement général et à l’élargissement des silhouettes. Les formes squelettiques ont laissé place à des volumes plus horizontaux. La forme des cases a elle-même changé. Tandis qu’elles étaient presque toujours verticales dans Le Démon des glaces et La Véritable histoire du soldat inconnu, les albums sur la guerre ont imposé le triomphe du rectangle horizontal, ce qui semble avoir contaminé les autres productions. Les corps se sont tassés et sont devenus de plus en plus trapus. La tendance semble s’être imposée à partir des albums sur la guerre. Tardi voulait-il insister sur la grande quantité d’objets que les poilus devaient transporter quotidiennement ? Quoi qu’il en soit, les uniformes ont peu à peu pris le pas sur la figure humaine, au point de transformer ses personnages en petits ballons gonflés d’où émergent des longs cous fins pourvus de petites têtes à grandes oreilles. On s’en rend très bien compte dans Jeux pour mourir. L’effet rendu est le contraire d’une idéalisation des personnages. Contrairement à beaucoup d’illustrateurs actuels qui tendent à allonger les figures, Tardi les tasse et leur confère un air de bonhomme à la façon d’un Brueghel, par exemple, autre peintre de la vie quotidienne du peuple.
Autre caractéristique, les mains, chez Tardi, n’ont pas cessé de grossir. De taille encore normale dans Tueur de cafards (1983), elles deviennent disproportionnées dans 120 rue de la Gare (1986), à tel point que Tardi finit par restreindre leur représentation à un nombre limité de poses. Ces mains de géants forcent parfois les personnages à saisir des objets de la vie courante du bout des doigts, comme un téléphone portable, un verre ou une tasse à café. Comment expliquer cette importance des mains ? On hasardera une hypothèse.
Tout d’abord, il faut souligner la prédilection de Tardi pour les plans rapprochés. Quand le décor n’est pas en cause, s’il y a un dialogue important entre les personnages, les poses demeurent souvent les mêmes. Les dialogues présentent souvent une série de personnages de face ou de profil. Il n’est pas rare que les personnages s’allument de nombreuses cigarettes durant leurs conversations, autre trait important du cinéma jusque dans les années 1980 et surtout du cinéma noir. Les visages remplissent donc les cadres, les portraits s’arrêtent souvent au niveau des épaules. Le point focal est toujours au milieu de l’image, Tardi répugne aux effets de plongée et de contre-plongée qui, en ajoutant une touche de sensationnalisme, auraient probablement pour conséquence d’accroître une forme d’esthétisme qu’il cherche à tout prix à éviter.
Deuxième point, ces visages sont particulièrement dénués d’expressivité, ce qui est suffisamment rare en bande dessinée pour être noté. Chez Tardi, la pupille des yeux est souvent escamotée et les personnages parlent la bouche fermée. Il arrive même qu’ils rient sans que la moindre mimique ne l’indique. S’ils souffrent beaucoup ou s’ils rient très fort, les personnages ouvrent la bouche mais, hors de tout contexte, ces expressions sont peu différentes. S’ils restent compréhensibles, c’est probablement parce qu’en lisant le texte, le lecteur projette sur ces mines neutres la palette des émotions qu’il veut y voir. Il se pourrait donc que ce soit aux onomatopées et aux mains que l’expressivité soit dévolue, d’où leur grossissement exponentiel au fil du temps. Car si Tardi remplit ses vignettes, il en choisit d’autant plus soigneusement les éléments qu’il ne dispose que de peu d’espace. Souvent, la douleur ou la surprise sont suggérées par des doigts écarquillés, la réflexion par une main sous le menton, l’épouvante par la réunion des deux mains sur les joues et ainsi de suite comme le montre ces différentes représentations de Donnadieu.
Par ailleurs, il faut admettre que les mouvements des personnages sont particulièrement hiératiques. D’aucuns pourraient y voir une faiblesse mais on peut aussi y voir un parti pris original. Surtout depuis l’influence du manga, on connaît bien les procédés graphiques dont disposent les illustrateurs pour suggérer les bonds, les chutes, la vitesse et les bagarres. Il ne s’agit pas de nier l’extrême violence de certaines images (dans les albums co-réalisés avec Manchette, notamment), mais les coups de poing manquent souvent de dynamisme, les combats sont brefs, occupant peu de place sur les planches. Cependant, il y a comme un charme désuet dans le côté très bi-dimensionnel des déplacements ; les personnages ne se déplacent pas en diagonales et les perspectives ne les concernent pas. Ils restent pour cela très artificiels.
Regardons la façon dont Adèle tombe, ou celle dont Caponi défonce une porte. On croirait voir, comme dans un collage, une figure plate découpée dans du carton qui se balance de droite et de gauche devant le décor. Ce hiératisme ressort aussi des lignes de construction qui privilégient souvent les angles droits.
Voilà qui distingue encore les bandes dessinées de Tardi et leur confère leur identité graphique propre. Les corps font peu de choses chez Tardi et, lorsqu’ils doivent bouger, les formes sont peu détaillées. Si on se livrait à une petite expérience, on pourrait voir que les poses des personnages sont si simplifiées et si schématisées que, hors de tout contexte ou simplement transposées ailleurs, elles prendraient une toute autre signification.
Par conséquent, mettre en scène le détective et sa fidèle secrétaire Hélène ondulant des bras et des hanches, en plan moyen, en première page de Micmac moche au Boul’Mich (dessin Nicolas Barral) est une transgression majeure par rapport aux codes mis en place par les Nestor Burma de Tardi.
Pour faciliter la lecture, encourager le lecteur à passer rapidement d’une vignette à une autre sans s’attarder, il a fallu que Tardi développe un style simple et clair. Ses décors panoramiques émerveillent par leur virtuosité car ils représentent tant de choses en si peu de traits. Ils remplissent en outre les mêmes fonctions que les descriptions dans les romans : ambiance, influence de l’environnement sur les personnages, ce qui explique de manière tacite leur psychologie, leurs motivations et, partant, leurs façons d’agir. Des détails toujours soigneusement choisis construisent un lieu, une époque, un milieu social et s’appuient sur les souvenirs visuels du lecteur pour économiser les informations visuelles. Si la reprise de documents d’archives est une méthode, les emprunts au cinéma de fiction sont nombreux aussi. Peut-être est-ce grâce à ces rappels que Tardi peut se dispenser de certaines explications car il s’appuie sur des références partagées avec les lecteurs. La connivence établie ainsi n’est d’ailleurs pas étrangère au plaisir qu’ils ressentent. Au fil des années, les dessins de Tardi se simplifient de plus en plus. Des types réapparaissent, les autocitations se multiplient, les personnages incarnent des emplois comme au théâtre. Les dessins ont construit peu à peu leur propre système d’encodage pour être compris de plus en plus vite, favorisant de ce fait une concision croissante. Simplicité du dessin des personnages et attention aux interactions que leur position entretient avec le décor, tel pourrait être l’un des secrets de fabrication de la vignette chez Tardi. Il a su trouver cet équilibre entre la nécessité de raconter le plus possible en un nombre d’images le plus restreint possible. De formation classique, Tardi s’est appuyé sur une observation attentive du réel afin d’opérer ses propres choix et de développer un langage graphique personnel dont l’originalité et l’intelligence sont un délice pour les yeux et pour l’esprit.
Juliette Feyel
Bibliographie
• Le Lézard No.4-5 : Tardi, Forest, juillet 1991.
• Sociétés & Représentations, 2010/1 (No.29) : Tardi. URL : https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2010-1.htm
• Jean ARROUYE (dir.), À la rencontre de Jacques Tardi, Bédésup, 1982.
• Alain FOULET et Olivier MALTRET, Presque tout Tardi, Sapristi, 1996.
• Thierry GROENSTEEN, Tardi : Monographie, Magic Strip, 1980.
• Jean-Claude LOISEAU, « Festival d’Angoulême : Tardi, dessinateur indigné et engagé », Télérama, 30 janvier 2014
• Jacques SAMSON (dir.), Mieux vaut Tardi, Analogon, 1989.
[1] Entretien de Jacques Tardi avec Vincent Genot et Laurent Raphaël, Le Vif [en ligne], 10/11/2011. URL : http://focus.levif.be/culture/livres-bd/tardi-j-utilise-la-violence-pour-denoncer-le-carnage/article-normal-6272.html
[2] Tardi, Mouh Mouh, Pepperland, 1979.
[3] On a volontairement effacé les textes contenus dans les phylactères pour mieux mettre en valeur les dessins, indépendamment des ressources verbales qui, autrement, attirent trop l’attention.
[4] Dans une interview réalisée par Thomas Boujut en 2006 (France 4), Tardi se décrit lui-même comme un « pinailleur ». Il utilise plusieurs livres à la fois pour chaque image et reproche aux décors du film de Kubrick Les Sentiers de la gloire de ne pas être assez crédibles.
[5] François Brun, Paris en BD, les apparitions de Paris dans la bande dessinée, blog [en ligne], http://lebrunf9.free.fr/parisenbd/index.html
[6] Il reconnaît d’ailleurs son goût pour ces peintres ainsi que pour Bacon et Bonnard. Cf. Alain Foulet et Olivier Maltret, Presque tout Tardi, Sapristi, 1996, p. 104.