le portrait
Edmond Baudoin | Le Portrait | planche 38 | encre de Chine sur papier | 42 x 29,8 cm | Futuropolis, 1990 ; rééd. L’Association, 1997 | Inv. 000.8.2
[novembre 2013]
Le Portrait est une des rares bandes dessinées consacrées à ce qui constitue un des thèmes les plus rebattus de l’histoire de l’art : le face à face entre un artiste et son modèle. Pour traiter de ce motif qui lui est cher, Baudoin se dissimule ici derrière un double, un ami peintre, un homme âgé et barbu, Michel Houssin ; il récidivera dans L’Arleri (2008), y faisant réapparaître un Houssin entre-temps devenu vieillard.
Son rapport au modèle sera plus direct, plus sincère, dans Les Yeux dans le mur (2003), un autre de ses livres consacré au mystère de la captation de la vérité d’un être ; en l’espèce, Céline Wagner, étudiante qui, sous couvert d’un « stage de fin d’études » auprès d’Edmond Baudoin, n’aura pas tardé à devenir son modèle, son inspiratrice, son amante. Le Portrait apparaît donc, rétrospectivement, comme une première version d’un thème appelé à revenir plus d’une fois dans l’œuvre ultérieure.
Ici, le modèle est Carol Vanni, jeune danseuse qui était alors l’amie du dessinateur. Le geste prêté à Michel Houssin, Baudoin l’a lui-même accompli pour son compte des centaines de fois, multipliant les dessins à l’encre de Carol, le plus souvent nue. Une partie de cette production graphique d’abord privée, sinon intime, a servi après-coup pour illustrer deux beaux textes publiés par Carol : Chagrin d’encre (1995) et Embruns (1997). Mais Carol a réellement posé pour le peintre Houssin, et tous deux, Carol et Michel, sont donc ensuite devenus solidairement les modèles d’Edmond.
Le Portrait est aussi le premier des livres de Baudoin dans lequel il aborde cet autre sujet qui lui est cher, celui de la danse contemporaine (« art si fort pour exprimer nos tempêtes », écrira-t-il dans La Diagonale des jours). Le personnage de Carol a deux manières de s’exprimer dans l’album, deux manières de rompre avec la passivité statutaire du modèle pour reprendre la parole et faire entendre sa voix propre : ses lettres (missives authentiques, adressées à Baudoin, dans lequel celui-ci a prélevé des fragments, dont l’un apparaît ici dans la première case) et sa danse. On la voit, dans la case 2, refaire un geste d’offrande qu’on lui avait déjà vu faire dans la planche 7 – offrande de son corps, de sa jeunesse, de sa nudité, à l’artiste pour lequel elle revient poser. Le geste est ici prélevé, à la manière d’une citation ayant valeur de synecdoque, dans cette séquence chorégraphique plus longue déjà montrée.
La première case de la deuxième bande est intéressante, d’abord parce que Carol y apparaît comme prise en étau entre deux images d’elle-même, l’une, nue, en plan américain, à gauche, et l’autre, un portrait que lui présente Michel. Mais aussi parce que le modèle est assis et le peintre debout ; or ces positions respectives se renversent dans l’instant d’après, où le peintre s’assied pour reprendre le travail tandis que Carol se tient debout, déshabillée, devant lui − la position un peu figée qu’on lui voit adopter dans l’angle inférieur gauche de la page répétant celle figurée juste au-dessus.
Le contraste est saisissant entre cette immobilité de statue et la mobilité qui est la vocation d’un corps de danseuse.
En déséquilibre, la page se termine par une ouverture au blanc : c’est d’abord le trait inférieur de l’hypercadre qui s’interrompt, laissant le blanc de la marge communiquer avec celui du corps de Carol, entre les seins ; puis c’est le vide étonnant ménagé dans l’angle inférieur droit. Ce blanc qui envahit l’espace est alors tout à la fois celui de la page que nous lisons et celui de la feuille ou de la toile vierge sur laquelle l’artiste se dispose à entamer sa danse du pinceau. Les trois planches suivantes ne sont qu’esquisses, reprises, repentirs, en vue de l’exécution d’un portrait dont la réussite est toujours... pour demain.
Thierry Groensteen