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le patrimoine méconnu de la bande dessinée anglaise du XIXe siècle

Sylvain Lesage

Ouvrage recensé : David Kunzle, Rebirth of the English Comic Strip. A kaleidoscope, 1847-1870, Jackson, University Press of Mississippi, 2021, 453 p.

Éminent spécialiste de la bande dessinée au XIXe siècle, David Kunzle est sans doute l’une des figures les plus importantes de l’histoire du médium. Dès 1973, il publiait une volumineuse Histoire de la bande dessinée (University of California Press). Ce travail pionnier s’est imposé d’emblée comme une référence indispensable : Kunzle y étudiait la transformation des narrations graphiques dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle sous l’influence de William Hogarth. Le premier, Kunzle étudie systématiquement l’apport de William Hogarth dans l’art de la caricature, et le tournant vers une approche plus comique de la culture graphique, qui a des effets décisifs sur la production du XIXe siècle, une question qu’il a approfondie 17 ans plus tard dans la suite, très attendue, de ce travail : The History of the Comic Strip, Vol. II : The Nineteenth Century (University of California Press, 1990). À ces ouvrages de synthèse, il faut ajouter les travaux plus monographiques qu’il a consacrés à Cham, Töpffer ou Gustave Doré.
Kunzle a sans doute été celui qui, le premier, a insisté le plus fortement sur la prudence avec laquelle il fallait traiter des enjeux de définition de la bande dessinée. Plus exactement, il a démontré à quel point la façon dont on pouvait retracer l’histoire de la bande dessinée dépendant des contours que l’on donnait à cette idée. Plaçant au cœur de son approche les mutations technologiques qui permettent l’expansion du régime de l’image imprimée, il insiste sur les régimes médiatiques dans lesquels la bande dessinée s’inscrit.
Ces travaux pionniers, malheureusement jamais traduits en français, sont restés des références indispensables et ont nourri quantité d’approches, que l’on pense par exemple au travail de Thierry Smolderen [1] , de Patricia Mainardi [2] ou à celui de Frédéric Paques [3], pour ne citer qu’eux. C’est dire si ce volume, qui vient conclure des décennies de travaux consacrés à la bande dessinée au XIXe siècle, était attendu.

David Kunzle, Rebirth of the English Comic Strip. A Kaleidoscope

Ce livre volumineux (453 p.) et très richement illustré se montre très largement à la hauteur des attentes, en proposant une plongée fascinante dans l’histoire de la bande dessinée anglaise au milieu du XIXe siècle. Kunzle qualifie cette période de renaissance, car à ses yeux elle représente une phase de transition entre l’âge d’or de la caricature (1780-1820, une période marquée par le travail de James Gillray et Thomas Rowlandson) et la fin du XIXe siècle, quand la concurrence de la presse populaire illustrée allait changer radicalement la face des narrations illustrées. L’un des intérêts majeurs du travail de Kunzle est d’exhumer un corpus considérable, et largement méconnu, d’auteurs et de récits publiés dans la presse – ou, occasionnellement, en librairie – d’auteurs anglais : Charles Doyle, John Leech, Charles Keene, Thomas Onwhyn, et bien d’autres. Il permet ainsi de déplacer la focale par rapport à la connaissance que l’on avait de l’histoire de la bande dessinée, largement dominée par les auteurs du continent européens.
Kunzle interroge donc l’héritage des innovations de Töpffer sur le sol anglais, complétant ainsi très utilement le travail d’inventaire réalisé, pour la France, par Camille Filliot et disponible sur l’indispensable Töpfferiana [4] - on trouve d’ailleurs des éléments de présentation de ce corpus de la bande dessinée française du XIXe siècle sur Neuvième Art [5] . D’ailleurs, ce dialogue franco-britannique est sans doute l’un des éléments les plus frappants à la lecture de l’ouvrage : la France apparaît constamment en ligne de mire, qu’il s’agisse de références artistiques ou, surtout, politiques.
Sur le plan artistique, Kunzle retrace les influences graphiques de plusieurs des auteurs dominant la scène culturelle britannique, comme par exemple John Leech, caricaturiste à succès de Punch, très marqué par les enseignements de Cham ou de Gavarni. De même, on ne peut qu’être frappé de la diffusion jusqu’en Angleterre de la formule graphique de la poire de Philippon, ce raccourci saisissant qui avait su à merveille incarner les contradictions du régime de Louis-Philippe [6]. Kunzle le martèle à plusieurs reprises : « la connaissance et la fertilisation croisée de tous les phénomènes venus de France ne peut être exagérée » (p. 77).
Mais cette fascination pour la France est également politique : les moindres soubresauts de la vie politique française sont scrutés avec beaucoup d’attention, et se voient retranscrits en bande dessinée. Révolutions de 1848, fuite de Louis-Philippe, guerre franco-prussienne : les événements majeurs qui agitent la France trouvent une place centrale dans les revues illustrées britanniques, aux côtés des récits s’intéressant plus classiquement aux recompositions sociales d’une société en pleine mutation. C’est peut-être, vu de France, le principal intérêt de ce livre, que de mettre en avant la dimension très politique de la satire graphique anglaise au milieu du XIXe siècle. Alors qu’en France, la presse est soumise à une censure très stricte (qui persiste, avec des nuances, jusqu’à la loi sur la presse de 1881), les caricaturistes prennent le parti de se cantonner sagement à la caricature de mœurs : le travail qu’entreprend Töpffer de dénoncer par la bande dessinée les tensions politiques à Genève dans l’Histoire d’Albert ne paraît pas un modèle généralisable. Voyages en images, actualité théâtrale, contes de fées, l’analyse thématique serrée à laquelle Camille Filliot s’est livrée montre bien à quel point la production française se tient à distance de la satire politique.
L’exemple le plus fascinant du volumineux corpus exhumé par Kunzle est assurément cette pseudo-tapisserie de Bayeux, à laquelle il consacre tout un chapitre (p. 110-123). En janvier 1848, alors que la tapisserie (en fait, une broderie) de Bayeux est encore bien méconnue du grand public anglais, c’est pourtant elle que convoque Richard Doyle, pour le premier récit de bande dessinée publié dans les pages de Punch. Doyle y propose, sous forme d’une pseudo-proposition de tapisserie pour décorer Westminster (alors en reconstruction), un récit fictif d’invasion des îles britanniques par les troupes françaises. Ce récit adopte un ton délibérément grotesque, et tire vers le dessin d’enfant, dans un style très naïf fort éloigné du reste de la production de Doyle.

Albert Smith, Henry G. Hine, Mr Crindle’s Rapid Career upon Town, part. 6

L’ouvrage de Kunzle couvre quantité d’autres aspects. Les 14 chapitres ont, pour certains, une vocation synthétique (en particulier le chapitre 3, consacré à Punch) ; mais la plupart sont centrés autour d’un auteur ou d’un récit, dont le livre offre une reproduction d’une qualité tout à fait correcte. En cela, il apporte un service considérable à la redécouverte du patrimoine du neuvième art, en rendant accessible un corpus tout à fait fascinant d’œuvres du XIXe, dont certaines sont maintenant bien connues – pensons par exemple au travail de Marie Duval, dont la contribution a été mise en lumière par Simon Grennan, Roger Sabin et Julian Waite [7] , ou encore la production publiée au sein de l’Illustrated London News, que Thierry Smolderen a étudié dans les pages de Neuvième Art [8] ; cependant, la plupart de ces œuvres ne sont pas connues, ou fort mal.
La construction de l’ouvrage en chapitres isolés permet de le picorer par petits bouts, profitant de cette réédition de grande qualité pour se plonger dans le patrimoine des récits graphiques du XIXe, sur lesquels il reste encore tant à écrire et à découvrir.

[1] Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée  : de William Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2009.

[2] Patricia Mainardi, Another World : Nineteenth-Century Illustrated Print Culture, New Haven, Yale University Press, 2017.

[3] Frédéric Paques, « La bande dessinée en Belgique francophone au XIXe siècle », Comicalités, 2012, http://journals.openedition.org/comicalites/716.

[4] Camille Filliot, « La bande dessinée au siècle de Rodolphe Töpffer », Töpfferiana, 2016, http://www.topfferiana.fr/2016/10/la-bande-dessinee-au-siecle-de-rodolphe-topffer/. Cette publication reprend la thèse soutenue en 2011 à l’université Toulouse II, sous la direction de Jacques Dürrenmatt.

[5] Camille Filliot, « L’invitation au voyage dans les premières bandes dessinées d’expression française : une excursion dans le corpus graphique du XIXe siècle », Neuvième Art, 2012, l’invitation au voyage dans les premières bandes dessinées d’expression française : une excursion dans le corpus graphique du XIXème siècle

[6] Fabrice Erre, Le règne de la poire. Caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours, Seyssel, Editions Champ Vallon, 2011.

[8] Thierry Smolderen, « Les bandes dessinées du Graphic et de l’Illustrated London News, Neuvième Art, 2012 : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique71