le nô japonais
Compte rendu d’une représentation donnée par le nô japonais dans le cadre du Théâtre des Nations | planche 5 | paru dans Pilote, No.608, juillet 1971 | encre de Chine sur papier | 44,2 x 32,5 cm | inv. 90.37.5
[Juin 2015]
Cette planche, la cinquième et avant-dernière, appartient à l’une des histoires les plus mémorables jamais dessinées par Gotlib dans le cadre de sa Rubrique-à-brac. Le père de la coccinelle n’avait jamais assisté à une représentation de nô japonais (pas plus qu’il n’avait vu le film Love Story, dont une autre livraison de la R-à-B. assurera qu’il l’avait bouleversé). Peu importe.
Gotlib imagine un acteur japonais, que son sabre semble désigner comme un guerrier, qui se présente seul sur la scène et entame, face public, un petit monologue. Il est aussitôt interrompu par une danseuse hindoue à qui il fait diplomatiquement comprendre, programme à l’appui, qu’elle s’est trompée de jour ou d’heure. Mais lui succèdent sans répit une kyrielle d’autres intrus qui empêchent notre acteur de poursuivre sa scène : un Ottoman, un tragédien grec, un cosaque, un breton, un Égyptien vêtu à la mode des pharaons et un Esquimau.
Le Théâtre des Nations fut fondé en 1956, deux ans après le premier festival international de Paris, avec mission d’en pérenniser la philosophie d’accueil de troupes et de spectacles étrangers. D’où l’idée de Gotlib d’en faire le lieu de rencontre de tous les folklores, le carrefour de tous les stéréotypes nationaux.
Dans cette cinquième planche, notre acteur japonais, qui, du fait des interruptions incessantes, n’a jamais pu dépasser sa troisième réplique, a complètement disjoncté. Après avoir viré l’Esquimau de la scène à grand coup de pied, il n’a pas le temps de reprendre son souffle que son espace de jeu est traversé tour à tour par un guerrier africain, un homme préhistorique et deux extraterrestres, qui font une entrée digne d’une comédie musicale. La référence aux nations est effacée au profit d’un casting de plus en plus improbable.
Ce qui unit tous ces importuns est le fait qu’ils parlent dans des idiomes incompréhensibles, que Gotlib (qui a toujours brillé par ses talents de lettreur) évoque à grand renfort d’idéogrammes divers. Les jurons que prononce le Japonais dans la case 6 sont plus familiers, puisqu’ils s’inscrivent dans le code habituel de la bande dessinée d’humour. Mais, dans ce contexte, c’est comme si ce langage visuel métaphorique et euphémisant (les petits dessins remplaçant des mots que la décence ne permet pas de citer) était une langue hermétique parmi toutes les autres !
Le Nô n’est pas une histoire entièrement muette. D’abord parce que tous les personnages s’expriment verbalement, même si leurs paroles nous demeurent opaques ; ensuite parce que, dans la dernière planche, l’idéogramme qui revient tel un leitmotiv dans la bouche du protagoniste depuis le début bénéficie finalement d’une traduction. Ce signe calligraphié valait pour « une expression populaire japonaise signifiant Léon, un petit blanc sec ! » ‒ ce qui éclaire rétrospectivement les moments où notre homme mimait la soif.
Cette révélation achève de verser dans le trivial une représentation qui, dans ses prémices, paraissait empreinte de noblesse. À la solennité des premiers gestes a succédé une hystérie croissante, selon cette mécanique de la surenchère, du crescendo dans le délire, chère à Gotlib. Comme si la surexpressivité du corps ne suffisait pas, les accessoires eux-mêmes participent de la frénésie ambiante, à commencer par les socques à semelles de bois (les Geta) ici remplacées par des palmes, des sabots ou rehaussés.
Gotlib ne s’est pas documenté sur le nô, il n’a aucunement cherché à s’approcher d’une quelconque vérité de cette forme de théâtre très codifiée. (Dans le nô, le texte n’est qu’un support de la danse et du chant, les acteurs portent des chaussons de toile, etc.) Il y a un point toutefois sur lequel il rejoint la réalité, c’est l’absence de décor. Tout au long des six pages, le dessinateur joue avec un cadre élastique et arbitraire, constamment redéfini, tantôt inclus dans l’image tantôt incluant, qui tient lieu tout à la fois de cadre vignettal, d’espace dans lequel se meut l’artiste (ou dans lequel il serait éclairé) et d’élément décoratif.
Thierry Groensteen