le concombre masqué
Tous dans le bain !, planche 13 | Paru dans Pilote No 649, le 13 avril 1972 | album Dargaud Le Retour du concombre masqué, 1975 | 50,3 x 37,4 cm | encre de Chine et gouache blanche sur papier | Dépôt FNAC D97.1.4
[août 2012]
Nous sommes au milieu du récit Tous dans le bain ! Mandryka commence son quatrième épisode dans Pilote, et il rappelle ici les éléments clé dont il va avoir besoin pour conclure. La semaine précédente, les quatre planches étaient consacrées à une digression inattendue, et il est temps de revenir aux fondamentaux. Mais pour résumer aussi, Mandryka prend son temps. Dans la première vignette, l’histoire reprend au point où elle en était deux numéros plus tôt : le Concombre masqué est dans sa baignoire, environné de fâcheux ; la nouveauté n’intervient qu’à l’antépénultième case, lorsqu’un journaliste frappe à la porte. Entre les deux, le Concombre médite, est interrompu, et interpelle vainement son cerveau. Le rappel de ces thèmes tressés en spirale sur l’ensemble du récit dessine la matière d’un style narratif propre, qui relève plus du papillonnage que de la ligne droite.
Mandryka s’appuie en permanence sur un décalage entre le récit principal et les éléments de détails. Le sérieux potentiel est rompu par des redondances ironiques et réflexives, comme l’ouverture de cette planche : « Pendant ce temps, dans la première image de la planche 13... », ou par le commentaire littéraire du crapaud dans la deuxième vignette. Une signalétique inutile vient désigner le cerveau et la porte : au lieu de donner l’indication d’un hors-cadre, comme l’escalier où attendent les éléphants, la répétition du mot porte semble nier la possibilité d’un espace autre que celui représenté. Seuls existent, densément, la baignoire et ses environs. La cohérence ne dépasse même pas le cadre de la vignette, puisqu’un calendrier (première vignette) peut être remplacé par une porte (antépénultième vignette) et que le bouton qui commande l’ouverture du cerveau n’apparaît qu’au moment où il est utile.
Prolongeant l’esprit des gags secondaires, les néologismes sont légion, qu’ils détournent un mot commun, comme « escragouiller » ou « masquouzé » dans la deuxième vignette, ou qu’ils ne renvoient à aucun signifié clair, comme le « badibulguer » de la huitième. Le phylactère peut même ne contenir qu’une lettre, comme ce « g » à usages multiples.
Les vignettes sont aussi remplies d’une faune bigarrée : on retrouve ici deux des espèces les plus récurrentes dans les aventures du Concombre masqué, les éléphants et les crapauds. Mandryka pousse l’anthropomorphisme à son comble : non seulement les animaux ont une âme, mais les légumes aussi et même les objets. Les robinets commentent la scène dans la première vignette, la baignoire a des pieds au sens littéral, un arrosoir se lance dans une réflexion pseudo-philosophique et même le cerveau du Concombre a son identité propre. Il n’est pas rare non plus que le soleil, qui apparaît ici sur le calendrier « PetT 1972 » taille une bavette avec les héros.
La réflexion de l’arrosoir, justement, en dit long : il faut « faire quelque chose ». Pour chasser les éléphants ? Pour devenir riche et intelligent ? Ou bien pour poursuivre le processus créatif et, enfin, « eurêquer » ? Mandryka parodie souvent l’histoire de la pensée. Ici, il s’agit du bouillonnement créatif, de la recherche d’une idée dans l’écriture et malgré le poids de l’environnement. Le Concombre, dérangé de tous côtés, est broyé par un univers hostile et un cerveau incontrôlable.
À côté de ce fourmillement absurde, la mise en page apparaît comme discrète et régulière. Mandryka, jusque-là adepte de compositions plus expérimentales, inaugure dans Tous dans le bain ! un quadrillage plus discret, qui prend même ici la forme d’un gaufrier. C’est d’ailleurs la version remontée en livre de poche qu’il a depuis choisi de publier sur son site, se souciant fort peu de la composition originelle. Ce n’est qu’à la fin du récit que la mise en page sera renversée, pour suivre l’explosion du cactus-blokhaus. On pourra enfin y retrouver la violence d’une idée et la jouissance finale de la réalisation.
Clément Lemoine