le chemin de saint-jean : un autoportrait sans visage
[Janvier 2014]
Le Chemin de Saint-Jean a été publié pour la première fois en 2002 chez L’Association. Alors parti vivre au Canada, à 5000 km de sa terre natale (convié de 2000 à 2003 à l’Université du Québec en Outaouais en qualité de professeur de bande dessinée), Edmond Baudoin entreprend de tisser un fil narratif autour de croquis qu’il a réunis de Villars-sur-Var, le village de son enfance, puis du Québec. À chaque retour au pays, il arpente le chemin de Saint-Jean, qu’il dessine et redessine sans relâche.
Ce lieu éveillant ses souvenirs autant que ses rêveries, l’artiste y déambule à travers l’espace et le temps. Au détour du chemin réapparaissent les fantômes de son passé : il s’agit de proches désormais disparus – auxquels Baudoin a souvent rendu hommage ailleurs –, de souvenirs d’enfance ou de ses propres albums antérieurs. En concevant son livre comme une terre d’accueil, autant pour le spectacle de la nature que pour celui du passé, Baudoin s’y rencontre lui-même. Le chemin de Saint-Jean y devient une transparente métaphore du travail mémoriel et de l’écriture de soi.
Ce livre marque une sorte d’acmé de l’écriture intimiste commencée par Baudoin avec Passe le temps (Futuropolis, 1982) et qui non seulement s’est poursuivie avec Couma acò (Futuropolis, 1991), Éloge de la poussière (L’Association, 1995) ou Piero (Seuil, 1998), mais s’est diffusée dans toute son œuvre, fût-elle de fiction. Lors de la première édition en 2002, l’auteur voulait laisser son travail en chantier, en élaboration permanente : c’est la raison pour laquelle il se réservait la possibilité d’enrichir chaque réédition de nouvelles planches. Ce texte porte sur la seconde mouture, publiée en 2004 et présentée cette fois comme sa version définitive. Les quarante pages ajoutées doublent quasiment le livre et en enrichissent, on le verra, la tonalité d’ensemble. Ni tout à fait carnet de croquis, ni récit d’enfance, Baudoin l’a conçu initialement comme une entreprise d’envergure, adoptant un rythme lent, à la fois contemplatif et méditatif, scandé par les accents entêtants d’une ritournelle incarnée par le chemin de Saint-Jean. Et c’est dans le miroir que lui tend cette terre nourricière qu’Edmond Baudoin élabore son autoportrait.
I. Le croquis ou la tentation naturaliste
Au commencement était le croquis…
C’est à un rythme lent, même envoûtant, qu’est convié le lecteur qui ouvre Le Chemin de Saint-Jean. Les premières planches se composent d’un vaste croquis enserré dans un cadre ; d’un texte qui semble prendre son autonomie, parfois enclos dans sa propre case ; et d’un dessin hors cadre, dont le style se fait plus charbonneux, plus sensuel.
L’attention du lecteur est d’abord attirée par ce croquis, qui occupe souvent les deux tiers de la planche. Il semble avoir été arraché d’un carnet et inséré tel quel dans le livre. L’artiste en conserve les traces de reliure du cahier à spirale : les anneaux se détachent parfois avec intensité sur un fond noir. Il en laisse aussi les traces de datation.
Baudoin se montre d’emblée soucieux d’exactitude et de documentation, soucieux de représenter fidèlement ce qu’il a sous les yeux : « Quand je suis devant cette page, le calendrier dit que ce jour est un dimanche de l’année 2001, le 21 janvier [1] ». L’album tend à adopter la forme du carnet naturaliste, ou celui de l’herboriste quand il répertorie diverses espèces de fleurs, voire celui du scientifique lorsqu’il se représente nu et objectivé par les flèches d’un dessin d’anatomie.
C’est l’expérience sensible, semble-t-il, qui préside à l’écriture du Chemin de Saint-Jean. À travers cet empirisme revendiqué, c’est un contrat tacite que l’auteur souscrit avec le lecteur : en mettant en avant l’emploi du croquis, fait d’après nature, à main levée, Baudoin met du même coup l’impératif de vérité au centre de sa démarche. Dans la mesure où le croquis, par définition, prend sur le vif, croque le réel, il se dote par nature d’une valeur documentaire. L’auteur, du reste, ne confie-t-il pas sa soif de collecter autant de traces que possible pour ne rien oublier ? De Villars-sur-Var, il ne reste « que les fantômes de ses ruelles » ; et Baudoin avait la volonté, dit-il, d’écrire à leur place, de peur qu’ils ne se perdent dans l’oubli. « Alors je retourne sur mes pas, dans les pas de ceux qui m’ont fait et ne sont plus... [2] »
La fonction indicielle du croquis
En insistant sur la qualité d’immédiateté de son trait, Baudoin en révèle en premier lieu la fonction indicielle. Cette fonction, Pline l’a parfaitement formulée dans l’un des volumes de son Histoire naturelle, dans ce qui est devenu l’un des mythes fondateurs de la peinture en général et du portrait en particulier : à Corinthe, Dibutade, fille de potier, désire conserver le souvenir du jeune homme qu’elle aime et qui doit partir au loin. Elle trace alors au charbon les contours de son visage, que la lumière d’une lanterne projette sur le mur de sa chambre. La trace est devenue dessin d’ombre et le dessin d’ombre « image indicielle » : le croquis semble attester que l’objet qui a été croqué s’est bien trouvé dans l’œil du dessinateur. Indice d’une coïncidence avec le réel, il se présente comme une preuve d’authenticité. Mais si le corps de l’amant laisse une trace, c’est d’abord celle de son absence. La quête que mène Baudoin dans Le Chemin de Saint-Jean est de même nature indicielle : en faisant ostensiblement un travail de collecte, il creuse des sillons – tant les sillons d’un chemin que ceux d’une mémoire. Ce sont les sillons que les marcheurs ont ouverts dans sa montagne ; ce sont aussi les rides qu’il repère sur son corps ; mais ce sont surtout les traces d’une absence.
Au fondement de l’œuvre se trouve donc un manque, un dessaisissement originel. C’est d’ailleurs le cas de toutes les bandes dessinées intimes de Baudoin, qu’il s’agisse de Couma acò, Piero ou Éloge de la poussière : l’absence – la disparition de son grand-père et de toute une époque, le vide laissé par son frère, la perte de mémoire puis la mort de sa mère – donne naissance à ce que Thierry Groensteen nomme à raison ses « livres-portraits [3] ». À chaque fois, l’auteur raconte l’histoire d’un proche : ce n’est, évidemment, que ce qu’il sait de son histoire, et donc l’histoire du lien qu’il entretient avec lui. Il raconte au-delà du manque, il raconte en creux, désireux de faire entendre une voix pour toutes les autres. Baudoin tente de conserver les empreintes de ce qu’il a laissé au loin, et sans doute de ce dont il se souvient peu, ou mal. L’œuvre de mémoire entreprise ici s’alimente à coup de souvenirs et d’oubli : le travail de reconstitution se fait à tâtons, et précisément en chemin.
Le croquis comme squelette
Mais Baudoin ne fait du carnet de croquis que la phase préparatoire de l’album. Car le croquis ne se suffit pas à lui-même : il est répétitif – l’artiste dessinant le même motif à plusieurs heures du jour –, il est introduit dans une séquence, il est commenté. Ainsi, le dessin ne se présente jamais comme un résultat, mais toujours comme un processus, donnant à l’œuvre son épaisseur temporelle. C’est une lutte qui s’engage, dans laquelle le dessinateur montre l’idée en train de se faire obéir, l’idée en train de se préciser et de s’enrichir sur le papier. Le croquis apparaît comme un véritable exercice de perception visuelle, comme un moyen de questionner la forme des choses, comme une « manière de voir la forme [4] » pour reprendre la belle expression de Paul Valéry dans Degas, Danse, Dessin. Il recouvre la fonction d’épreuve qu’il avait à la Renaissance, de véhicule de la pensée et de la création par excellence, fonction décrite par Yves Bonnefoy : « Michel-Ange veut-il comprendre la musculature de l’éphèbe, Degas les postures de la petite danseuse, il leur faut une précision du regard qui s’apparente à celle de la pensée. [5] » Sous la plume de Baudoin, le croquis est l’instrument essentiel non seulement dans la formation de l’image, mais aussi dans le tressage du tissu narratif, dans la récolte des souvenirs, autrement dit dans le travail aussi bien de l’écriture que de la mémoire. L’auteur utilise le croquis comme outil d’une recherche jamais révolue, d’un désir jamais assouvi : il fait du croquis le nerf de sa bande dessinée.
De plus, Baudoin fait cohabiter au sein d’une même planche plusieurs styles de dessin : le croquis, le dessin, voire le schéma. À l’entrée du livre se trouve par exemple un croquis cartographique de Villars-sur-Var. Ce schéma encore introductif invite le lecteur à situer dans l’espace les dessins mais aussi les souvenirs à venir, puisque l’artiste se propose de « faire chaque fois le chemin pour faire un dessin » et « chaque fois une histoire se rajoute [6] ». C’est une cartographie de la mémoire qui se fait presque incidemment cartographie de la lecture.
Surtout, par la cohabitation de plusieurs styles au sein d’une même planche, le dessinateur conserve les paradoxes du dessin, il se dégage à la fois de l’habitude graphique autant que d’un modèle intellectuel abstrait, et ce faisant d’une mémoire préfabriquée. C’est avec obstination qu’il repart des particularités de son objet, qu’il refait continûment « l’aveu d’une insuffisance [7] » : « Devant l’incommensurable comme une montagne en hiver, devant la beauté ou l’horreur, je me sens impuissant. [8] » Il dessine contre les dogmes et les certitudes, comme le dessinateur décrit par Yves Bonnefoy dans La Vie errante, cet homme né libre, cet homme ingénu, prompt à se défaire de ses habitudes, à « brûler ses vaisseaux [9] ». Contre l’expertise, devenue la doxa, Baudoin n’est le spécialiste de rien, et encore moins le bâtisseur d’une œuvre : c’est à chaque fois à un dépouillement qu’il aspire.
II. Transparence et dissonance
Une temporalité paradoxale
D’emblée, quelques fausses notes viennent parasiter l’effet de transparence des planches les plus naturalistes. Les espèces de fleurs que Baudoin inventorie consciencieusement, aucun nom latin ni commun ne permet d’en dresser un index, ni même de strictement les identifier. À la place consacrée aux traditionnelles indications herboristiques sont scandés sous toutes les formes ces quatre mots : « Tous des cons, oui ». Si l’auteur cherche donc à s’approcher du réel par le croquis, semant derrière lui ses feuillets comme le Petit Poucet qui voudrait retrouver le chemin de sa terre natale, il s’en écarte résolument par le dispositif qu’il met en place. Prenons simplement pour exemple la première planche, dans laquelle les espaces-temps entrent en opposition : au croquis doublement enclos, succèdent un dessin et un texte hors cadre, qui ouvrent au sein de la planche plusieurs niveaux de discours et, de ce fait, l’espace d’un dialogue intérieur. À la faveur de cette dynamique paradoxale entre le croquis et le dessin, l’image et le texte, le cadre et le hors-cadre, le livre n’apparaît jamais comme le lieu d’une unité retrouvée.
En raison de cette navigation permanente entre le temps du croquis et celui du commentaire, le récit se construit selon les modalités du va-et-vient : « Sur mon chemin je fais des images, je prends des notes. Plus tard à Nice, je découpe, je colle ces images en compagnie de textes. Je me promène une deuxième fois. [10] » À la faveur de cette dynamique paradoxale entre le croquis et le dessin, l’image et le texte, le cadre et le hors-cadre, le livre n’apparaît jamais comme le lieu d’une unité retrouvée.
Cet effet de dissonance s’intensifie dans la deuxième édition, lorsque Baudoin ajoute les croquis exécutés au Québec. Les dates se multiplient, se complexifient, l’auteur ajoute souvent l’heure d’exécution de son dessin. Se crée à l’échelle du livre une chambre d’échos, qui invite le lecteur à retracer le parcours de l’auteur, entre ses promenades au Canada et ses retours à Villars-sur-Var. C’est sur cette terre de contrastes que le récit s’échafaude, entre passé et présent, le vieil arrière-pays niçois et ce nouveau monde enneigé, entre une mémoire qui se brouille et les « paysages amnésiques » des Grands Lacs. À travers cette dialectique du dedans et du dehors se forme un mouvement de perte, et la peur de ne pas parvenir à se rassembler, à ne pas réunir toutes les feuilles éparses : « Elles tombent d’entre les pages, le vent les éparpille et je m’épuise à vouloir les récupérer. [11] » L’artiste reste à la poursuite d’un absolu, d’un impossible ; le récit de soi se raconte sur un mode résolument asymptotique.
Jeux de cadres, jeux d’espaces
En virtuose de l’encadrement, Baudoin ne cesse de jouer avec les effets de cadre, de hors-cadre et de débord.
Il incruste souvent un cadre dans le cadre, en surimpression dans l’image, de manière à mettre en scène, et du même coup à distance cette contrainte : en mimant l’art du photographe (cet autre chasseur d’images) quand il choisit la longueur focale de son objectif, Baudoin est en train, semble-t-il, de définir le centre optique de son image, d’ajuster son regard. Par ce jeu optique, le croquis est mis en abyme, ouvrant la voie à un regard qui, à force de vouloir s’aiguiser, se perd dans l’infini. L’image demeure ouverte, le regard en construction. Autrement dit, le dessinateur ne gagne jamais son combat avec la forme, il reste continûment en alerte.
Le dessin se fait dans cette visée, dans cette conscience totalisatrice et immatérielle, née de la disparition des frontières entre le regardant et le regardé. Baudoin ne couche-t-il pas sur le papier son envie de s’étendre sur la terre, d’attendre que le chemin le boive pour enfin devenir un atome du chemin de Saint-Jean ?
Dans ce contexte, l’auteur n’exécute son autoportrait qu’en dehors du cadre et toujours à couvert – sous forme de pierre, de profil ou de dos : insaisissable, le personnage se fait pure présentation, pure instance énonciative. De cette manière, Baudoin admet d’une part qu’il peine à s’inclure dans le monde qu’il dessine, d’autre part qu’il se détourne de la réalité pour mettre l’accent sur le faire, sur ses choix artistiques. Ce n’est plus le spectacle de la nature mais la subjectivité de l’auteur qui préside à l’écriture ; on comprend dès lors qu’il ne puisse se résoudre à montrer son visage.
L’écriture en déséquilibre
Ainsi, le croquis n’apporte jamais d’élément de réponse au dessinateur confronté au monde visible. Ce dernier s’approche du réel sans l’apprivoiser, en admettant l’espace d’un non-savoir. C’est pourquoi Baudoin ménage volontiers l’espace de cases presque blanches, par exemple quand il représente les enfants que lui et son frère Piero étaient alors, à la recherche d’un au-delà du regard. Tandis qu’ils touchent enfin au but – découvrir le désert, « beau comme la mer » –, leur curiosité reste insatisfaite puisqu’ils se demandent désormais ce qu’il y a de l’autre côté. Et le narrateur de confier : « J’ai toujours la sensation qu’on me cache quelque chose. [12] » Que ce soit celles de la bande dessinée ou celle du passé, Baudoin se refuse à remplir les cases : il résiste à la tentation de la compréhension, de la plénitude, pour simplement s’ouvrir au mystérieux, à l’insaisissable, à l’irréductible.
Dans le même souci d’éviter de désigner, de nommer, donc d’enfermer, Baudoin s’oppose à la fois à la tyrannie du langage et à toute une vaste tradition du dessin de bande dessinée, rassemblant le dessin d’humour, le dessin caricatural ou encore le dessin schématique. Dans un cas comme dans l’autre, il lui tient à cœur de rester sur un fil, sans avoir à « choisir entre imiter un objet ou produire un signe », dessiner ou décider, « vouloir voir » ou « imaginer savoir » [13] ». Le Chemin de Saint-Jean s’inscrit dans l’espace d’un non-choix, réactualisé à chaque dessin dans l’énergie du geste, et à chaque planche dans la vitalité du projet lui-même. L’auteur entretient un désir et une attente de la forme : il s’agit là d’un désir d’autobiographie. Ajoutons que cette tension, on la retrouve à l’échelle de toute son œuvre, tant Baudoin avance sur un fil, entre bienveillance et complaisance, humanisme et moralisme : c’est précisément en équilibriste qu’il avance.
III. Un autoportrait sans visage
Le montage de soi
Baudoin ne tente pas simplement de transcrire un souvenir, mais donne lieu à une confrontation inédite avec le passé. Proche du carnet de croquis, d’une forme de réalisme documentaire, l’album invite à une expérience de lecture renouvelée. La structure même du livre revendique pleinement le modèle du montage : les niveaux de récit se superposent, les souvenirs se mêlent aux rêveries, la frontière s’amollit entre ce qui a eu lieu et ce qui a été imaginé. L’auteur décrit volontiers le processus créatif, tantôt sous le mode de l’itération, tantôt sous le mode du rafistolage, du rapiècement : « […] je fais une espèce de cueillette de fragments issus de ces masses incommensurables. Ensuite je juxtapose ces fragments. C’est avec un patchwork que j’essaie de restituer quelque chose de ce que j’appelle une montagne. [14] » Et ce principe de montage devient lui-même producteur d’expérience, y compris de la part du lecteur en impliquant, comme Eisenstein le faisait déjà remarquer, « le cœur et la raison du spectateur dans le processus créateur », en le forçant à suivre « le même chemin créateur que l’auteur a parcouru en créant l’image [15] ».
Dans une planche saisissante, Baudoin met en scène ce rafistolage : l’autoportrait procède ici par ramifications, par embranchements, ouvrant les portes de la mémoire autant que de l’imaginaire.
Cette planche, monstrueuse au sens étymologique du terme, rapproche Le Chemin de Saint-Jean de l’autoportrait littéraire, tel qu’il a été défini par Michel Beaujour : « [L’autoportrait] tente de constituer sa cohérence grâce à un système de rappels, de reprises, de superpositions ou de correspondances entre des éléments homologues et substituables, de telle sorte que sa principale apparence est celle du discontinu, de la juxtaposition anachronique, du montage, qui s’oppose à la syntagmatique d’une narration, fut-elle très brouillée, puisque le brouillage du récit invite toujours à en ″construire″ la chronologie. [16] » En s’intéressant davantage à la conscience de soi qu’au récit de soi, Baudoin semble notamment s’inscrire dans le sillage de Montaigne. D’ailleurs, dès l’ouverture de l’album, Baudoin met son lecteur en garde : « Alors que moi je ne m’intéresse qu’à moi et je m’étale ensuite sur du papier [17] ». Avertissement qui fait écho à celui, célèbre, de Montaigne : « Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matiere de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. [18] »
Pour poursuivre la filiation, ajoutons que Montaigne et Baudoin partagent les mêmes amours – à savoir les hommes (les amis chez l’un, les femmes chez l’autre), les livres et les voyages, et que ces amours sont les piliers de leur écriture de soi, les vecteurs par lesquels une expérience de soi est non seulement possible mais transmissible. Dans Le Chemin de Saint-Jean, Baudoin se débarrasse de ses modèles (sa mère, son frère, les femmes de sa vie) pour leur substituer le paysage de son enfance. Il va au bout de sa logique de réverbération, en s’entretenant dans une extériorité qu’il investit de ses propres échos intérieurs, de ses fantasmes. Au Canada comme à Saint-Jean, Baudoin fait l’expérience de la solitude, dessinant un cercle qui l’entraîne à la recherche de l’origine perdue. Ici, l’auteur semble faire le deuil de son désir de complétude [19], évoquant l’irrémédiablement perdu au sens platonicien du terme : deuil des disparus, deuil de la plénitude amoureuse, deuil de sa propre jeunesse. Son chemin prend alors la forme d’un cercle, dans lequel l’auteur fait la généalogie de la vie, du désir et de l’écriture.
La sérialité comme principe moderne de création
En faisant de la répétition le sujet même de son œuvre, Baudoin détourne la contrainte de l’itération iconique. Il croque le même lieu à plusieurs heures du jour : 16h, 16h30, 17h10, 18h. Il dessine les nuages qui passent, la fuite du temps, et un motif qui demeure à la fois inaltérable et insaisissable : il cherche à saisir le rythme de la vie dans l’écoulement du temps. Plus encore, il tire parti de la dynamique et du caractère ouvert de la série en tant que principe moderne de création. Preuve en est la belle séquence dans laquelle Baudoin représente son père, juste avant qu’il meure. « Ici c’est le portrait de mon père tel que ma mémoire me permet de le restituer. Il est assis sur le bord d’un petit canal, il bourre sa pipe de tabac gris, il me regarde arroser des tomates. Dans une seconde, il va m’appeler par mon prénom et tomber sur le côté, mort. [20] »
Le dessin du père est triplement enclos : une bordure tracée à la main, une suite de croquis et un autre cadre ouvragé arriment le visage du père au centre même de la planche. Au renfort de ce mouvement d’excavation, la mécanique sérielle du dessin en creuse la temporalité ; et l’artiste cherche précisément à saisir l’instant de la mort [21]. Il renonce ici au trait, aux contours, pour travailler à partir de la masse [22], de façon à faire apparaître une forme, à laisser affleurer une présence. Le père échappe aux lois de la figuration comme à celles de l’intelligible, pour n’être qu’une présence, saisissante et non moins fantomatique. Son visage semble littéralement happé par l’ombre, menacé d’engloutissement.
Cette planche ramasse à merveille l’un des principes fondateurs de toute son œuvre, selon lequel une vérité, une justesse ne pourrait s’entrevoir qu’à travers une somme. Dans la droite lignée de Monet, qui avait entrepris de constituer une série de vingt-huit cathédrales pour en révéler les changements de lumière, Baudoin part « à la chasse aux impressions [23] » en multipliant croquis. C’est bien parce qu’il demeure essentiellement insatisfaisant, incapable de saisir l’éphémère, que le dessin devient créateur d’impressions. Et de cette notion de somme découle la libération de l’artiste : il peut se défaire de la contrainte de la figuration autant que de la narration, pour raconter la difficulté à se dire et la libération du regard.
Le Chemin de Saint-Jean se présente en ce sens comme une véritable aventure de la perception, et le récit de soi se fait métaphorique : c’est désormais la vision de l’artiste qui est décrétée comme absolue. Et dès lors que le sujet porte sur la recherche d’un impossible, chaque nouvel album alimente l’attente du chef-d’œuvre.
Vérité et poésie
Mobile dans le temps et dans l’espace, Baudoin court-circuite la linéarité de l’écriture. Loin de céder à la tentation autobiographique de la chronologie (à commencer par le topos de la naissance, « Je suis né… »), son récit prend la forme d’une quête et d’une enquête. Le lieu donne son titre au livre : il ancre l’écriture, l’itération. Le chemin de Saint-Jean tisse un fil rouge qui libère l’espace d’un flottement tant narratif qu’identitaire. En cela, l’auteur reconduit au sein de la bande dessinée des questionnements propres au nouveau roman. Et comment de pas penser à W ou Le Souvenir d’enfance [24], dans lequel Georges Perec entremêle une autobiographie fragmentaire et un récit fictionnel ? À l’instar de Perec, c’est à travers l’aménagement de l’espace que Baudoin pose la question de l’écriture de soi. Car son chemin constitue avant tout un carrefour entre terre natale et terre promise. « [25] [26] » Surtout, ce chemin donne naissance à un imaginaire : lieu de souvenirs autant que de fantômes et de fantaisie, autrement dit de fantasme. Rappelons que deux mots désignaient autrefois le fantasme : phantasme et fantaisie, du latin phantasma signifiant le fantôme, l’apparition, l’image [27]. Le récit de soi s’écrit dans ce creux entre réalité et imagination, entre vérité et poésie [28].
Entre les morceaux que lui livre une mémoire soupçonnée faillible, l’auteur se fraye aussi un chemin à travers ses propres albums. Chaque livre efface le précédent, ou plus précisément l’auteur semble l’oublier, le thésauriser. L’on pourrait prêter à Baudoin ces propos de Pascal Modiano : « Je croyais avoir écrit ces livres de manière discontinue, à coup d’oubli successif. Mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie qu’on aurait tissée dans un demi-sommeil. [29] » À force de se répéter (« répépier », disait son père Edmond Baudoin, Couma acò, L’Association, 2005, pl. 41.), Baudoin envisage le passé d’une manière mouvante, éminemment réinterprétable. Le récit de la mort du chien en fournit un bel exemple : il y fait une pudique mention [30], en renvoyant à deux livres antérieurs. Dans Passe le temps, Baudoin racontait comment un chien errant fut tué par un berger. Ces planches, il les mit plus tard en abyme dans Éloge de la poussière, pour en dénoncer l’artifice : « Ce chasseur n’a jamais existé. Mais le chien a pourtant bien été exécuté ce jour-là. » L’artiste met en lumière les rouages de la mémoire : dans Passe le temps, il bricolait un conte à partir d’un souvenir authentique et d’une reconstitution a posteriori. En d’autres termes, le conte élaboré autour de la mort du chien lui a permis d’entrevoir et surtout de donner à voir le réel, en démêlant le vrai du faux et en se dégageant de son sentiment de culpabilité. C’est en élaborant une fiction du réel que Baudoin laisse émerger une figurabilité. Ainsi, le dessinateur abolit la frontière entre le souvenir et l’imagination, et il s’écarte résolument du simple témoignage, de la chronique, pour atteindre à l’universalité. À condition d’oser « se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir [31] ».
Si Passe le temps, publié en 1982, pose le premier jalon de l’œuvre autobiographique, toujours mouvante mais résolument cohérente, d’Edmond Baudoin, Le Chemin de Saint-Jean en marque en 2002 une sorte de point culminant ou de comble : il y ramasse remarquablement les obsessions qui ont peu ou prou traversé la trentaine de livres publiés dans l’intervalle, et qui d’ailleurs, loin d’y trouver une résolution, continuent de hanter l’auteur. C’est toute son œuvre qui reste en mouvement, qui s’invente au fur et à mesure des publications, qui produit ses propres formes. Baudoin s’attaque au concept de la sérialité, au règne de la série et du personnage, pour célébrer la figure de l’auteur, la notion d’œuvre ouverte et celle de somme, c’est-à-dire à la fois cumulative et aporétique.
Catherine Mao
[1] Le Chemin de Saint-Jean, L’Association, 2004, n.p. À l’instar des autres livres publiés chez L’Association, cet album échappe à la loi de la pagination. Sans remettre en question la légitimité des arguments de la maison d’édition, il me semble qu’une pagination purement arbitraire aurait pu renforcer les tensions qui traversent le livre. Car Baudoin y jour avec la maîtrise des chiffres comme avec une illusion, impuissante à déjouer la fuite du temps. Une pagination purement arbitraire aurait sans doute pu intensifier ces tensions.
[2] Idem.
[3] Thierry Groensteen, En Chemin avec Baudoin, Montrouge, P.L.G., p. 17.
[4] Paul Valéry, Degas, Danse, Dessin, Gallimard, “Folio Essais”, 1965, p. 205.
[5] Yves Bonnefoy, La Vie Errante suivi de Remarques sur le dessin, Mercure de France, 1996, p. 169-170.
[6] Edmond Baudoin, op. cit., n.p.
[7] Yves Bonnefoy, op. cit., p. 167.
[8] Edmond Baudoin, op. cit., n.p.
[9] « Combien faut-il s’évertuer, en effet, pour être libre ! Que d’habitudes à défaire (avec précaution, pour ne pas blesser ce qui est) ! Et tant de maniérismes perdurent dans le poignet le plus souple ! Dessiner, c’est abandonner, sacrifier ses biens, brûler ses vaisseaux. » Yves Bonnefoy, op. cit., p 205.
[10] Idem.
[11] Idem.
[12] Edmond Baudoin, Le Chemin de Saint-Jean, n.p.
[13] Yves Bonnefoy, op. cit., pp. 209-211.
[14] Idem.
[15] Serguei Eisenstein, Le Film : sa forme, son sens, Bourgois Editeur, 1976, p. 214.
[16] Michel Beaujour, Miroirs d’encre, Editions du Seuil, 1980, p. 11.
[17] Edmond Baudoin, op. cit., n.p.
[18] Michel de Montaigne, Essais : Livre 1, Les Belles Lettres, 1959, p. 2.
[19] Le lecteur connaît bien la passion de Baudoin pour les femmes, sa conception de l’amour reposant sur une dynamique de circulation, selon laquelle chaque nouvel amour viendrait alimenter le désir et enrichir le précédent. Désir qui s’accompagne d’une originelle frustration, celle de ne pas pouvoir les aimer toutes.
[20] Edmond Baudoin, op. cit., n.p.
[21] Exercice auquel Baudoin s’est déjà familiarisé, puisqu’il a raconté deux fois, dans Les Sentiers cimentés (Futuropolis, 1981) et Couma acò (Futuropolis, 1991), l’instant où un vieil homme est emporté par la mort, personnifiée par une belle jeune fille.
[22] On mesure à quel point l’emploi de l’ordinateur peut modifier en profondeur le travail du dessin, en invitant à travailler non plus le trait mais la masse.
[23] Selon le mot de Maupassant, nous dit Hans Belting, « impressions […] qu’il ne pouvait jamais traduire de manière suffisamment rapide en tableaux ». Belting, Le Chef-d’œuvre invisible, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, p. 314.
[24] Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Denoël, 1975.
[25] Il y a dans le monde des chemins plus beaux, mais c’est de celui-là que je veux parler. C’est mon chemin. Il ne m’appartient pas, mais c’est un peu lui qui m’a fait.
[26] Edmond Baudoin, op. cit., n.p.
[27] Emmanuèle Baumgartner, Philippe Ménard, Dictionnaire étymologique et historique de la langue française, Librairie générale française, 1996, p. 317.
[28] À l’instar de Goethe qui avait choisi pour titre de ses mémoire Poésie et vérité (Dichtung und Wahrheit), conscient que toute écriture de soi est déjà poésie.
[29] Alors qu’il publie en 2013 son livre Romans, anthologie réunissant dix de ses livres, Modiano explique dans son avant-propos que ce concentré devrait permettre au lecteur de reconstituer son puzzle : son autobiographie ne se fait pas entre les lignes mais entre les livres, il s’agit d’une autobiographie « rêvée », « imaginaire ». Patrick Modiano, Romans, Gallimard, 2013, p. 9.
[30] Baudoin se contente d’insérer dans un croquis une flèche explicative : « C’est dans cette bergerie qu’une fois j’ai pleuré un chien. »
[31] Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie, Gallimard, 1994, p. 9.