l’association et le reportage
[Janvier 2002]
Le reportage dessiné ne commence-t-il que lorsque l’on franchit de lointaines frontières ? Dès Logique de Guerre Comix (première publication de L’Association, 1990), David B publiait des chroniques de la rue des Rosiers qui s’apparentaient déjà à une forme de reportage. Les expériences autobiographiques des premiers Lapin ont tôt fait la part belle aux récits de voyage (par exemple mon propre Helsingissa Oleskelu, voyage en Finlande, dans le No.1). Si le récit d’observation ne nécessite pas forcément de destination éloignée, en revanche il a besoin d’un lieu pour s’ancrer.
Dès lors, la rue des Rosiers de David B, le Shenzhen de Guy Delisle ou le New York de Jochen Gerner acquièrent la même valeur d’exotisme et la même proximité ; À cela s’ajoutent des chassés-croisés géographiques fort intéressants, si l’on veut comparer par exemple le témoignage de l’Américain Joe Sacco en Bosnie avec les chroniques de guerre du Serbe Aleksandar Zograf dans son propre pays.
Peu à peu, c’est toute une Géographie, voire toute une Histoire, que ces bandes dessinées réinventent, en contrepoint à la surproduction des images médiatiques pseudo-objectives, y apportant souvent un sens critique et des qualités subjectives qui les placent en position de témoignage durable et crédible. Ces travaux rejoignent ainsi ceux de temps anciens, où l’image photographique n’existait pas et où tout voyageur était un dessinateur, comme si la sursaturation des images ordinaires équivalait à leur inexistence, et comme si le reportage devait se trouver un nouveau langage pour redevenir humain. Il en va de même pour le travail de mémoire, comme le prouvent les témoignages cette fois historiques de L’Ascension du Haut-Mal de David B (où les chimères des années 70 occidentales sont passées à la moulinette) ou du Persepolis de Marjane Satrapi, qui livre pour la première fois le vécu d’une enfant dans l’Iran des Ayatollahs. Le fait que ce soit ce type de bandes dessinées-là qui accède le plus en ce moment à un statut d’objet culturel admissible, est également le signe de l’intérêt de cette « vague » qui n’en est probablement qu’à ses débuts.
Conscients de l’importance de la bande dessinée de reportage dès ses origines, l’Association a saisi avec plaisir l’opportunité de créer une sous-collection de livres collectifs consacrés à des reportages dans divers pays. Pouvoir envoyer plusieurs auteurs dans un même pays et publier leurs travaux dans un seul ouvrage ajoute l’intérêt de la confrontation des regards et des styles. Ainsi L’Association en Égypte (1998) et L’Association au Mexique (2000) ont chacun proposé le témoignage de quatre auteurs différents : Golo, David B, Baudoin et moi-même pour le premier ; Goblet, Vanoli, Sury et Ott pour le second. À l’origine, ces projets ont pu exister grâce à l’entremise d’un organisme officiel. Il va de soi que sans le soutien d’une institution, ils auraient été impossibles, compte tenu des frais de voyage et de séjour des auteurs.
L’Association en Égypte était une commande directe de L’AFAA (Association Française de l’Action Artistique) organisme chargé, au sein du Ministère des Affaires étrangères, de la diffusion de la création française en matière d’arts plastiques. Il s’agissait d’envoyer quatre auteurs dans quatre points différents d’Égypte pour en ramener des reportages dessinés dans le cadre de l’année France-Égypte (1998) et d’en faire un livre et plusieurs expositions (au CNBDI d’Angoulême, au festival de Bastia). L’AFAA a choisit l’Association pour une collaboration directe et une coédition. Golo avait déjà judicieusement été pressenti, en tant qu’auteur français vivant au Caire depuis de nombreuses années ; l’AFAA a également choisi Baudoin et David B, et j’étais pour ma part prédestiné à prendre la quatrième place, vu mes liens personnels avec l’Égypte ou plutôt l’égyptologie.
au recueil L’Association en Égypte (1998).
On connaît les remous qui ont entouré la parution de L’Association en Égypte. Baudoin, parti à Alexandrie, ne cacha ni la misère à laquelle il fut confronté, ni son indignation face au problème de l’excision. Quant à moi, arrivé à Louxor trois jours après l’attentat terroriste du temple d’Hatshepsout où plus de soixante-dix touristes furent massacrés (on parla vaguement ensuite d’un certain Ben Laden), il n’était plus question que je fasse mon récit sur un autre sujet. Je pensais mêler impressions touristiques et souvenirs d’enfance liés à l’activité égyptologique de ma mère, mais ce n’était plus possible puisque je me retrouvais malgré moi dans la position du témoin d’événements graves. J’ai donc voulu tenter de décrire l’atmosphère post-traumatique de Louxor et Karnak à ce moment-là. Mais les autorités françaises furent effrayées par la rudesse de mon récit, de celui de Baudoin, voire par l’ensemble du livre. C’est que les diplomates faisaient tout pour minimiser l’attentat de Louxor, qui avait instauré une véritable psychose islamiste. L’Ambassade de France en Égypte jugea donc le livre impubliable et obligea l’AFAA à se désengager du projet. Voilà pourquoi le livre sortit avec le seul logo de l’Association. La presse parla de censure, ce qui était exagéré mais fit beaucoup parler du livre, qui fut fort bien accepté, y compris dans les milieux francophones égyptiens et à la librairie de l’Institut du monde arabe. Il était clair que refuser de publier de tels témoignages ne pouvait que faire le jeu des terroristes. Les événements du 11 septembre 2001 et leurs suites ont apporté une curieuse résonance à l’histoire de cet ouvrage.
au recueil L’Association au Mexique (2000).
Assez rapidement, au vu du résultat de cette première expérience et de l’envie de nombreux autres auteurs de partir eux-mêmes en reportage, L’Association a décidé d’envisager d’autres livres basés sur le même principe. Le Mexique semblait une destination intéressante, de surcroît rendue pratique par la présence à Mexico d’un ami de l’Association, Christophe Giudicelli, qui pouvait accueillir, héberger et aider les auteurs à leur arrivée au Mexique. Les auteurs furent déterminés en raison de leurs affinités particulières avec le pays, au départ Thomas Ott, Dominique Goblet, Vincent Vanoli et Killoffer. Pour des raisons qui n’appartiennent qu’à lui, Killoffer tarda tant à rendre ses pages qu’on dû le remplacer par un reportage que Caroline Sury avait réalisé et publié à petit tirage au Dernier Cri quelques années plus tôt. Le livre fut rendu possible grâce à une nouvelle aide de l’AFAA, qui prit en charge le séjour de Vanoli ; et de l’Office Fédéral de la Culture Suisse, qui fit de même pour Thomas Ott. Les institutions belges n’apportèrent pas d’aide pour le voyage de leur ressortissante Dominique Goblet, qui eut néanmoins droit à une bichromie rouge sur ses pages. L’Association au Mexique eut une dominante plus graphique que le livre précédent, et s’il comportait lui aussi son pesant de catastrophes, Goblet arrivant à Puebla après un terrible tremblement de terre et constatant l’inefficacité absolue des secours, cette critique ne fit pas de L’Association au Mexique un livre à polémique.
au recueil L’Association au Mexique (2000).
L’Association compte bien entendu poursuivre cette sous-collection avec d’autres auteurs et d’autres pays, mais la troisième destination n’est pas encore connue. Un projet avec la République Tchèque a échoué. Des soutiens financiers extérieurs étant indispensables, les pays choisis sont aussi tributaires des institutions et de leurs programmes. En revanche, les auteurs de L’Association continuent à nourrir des projets « solo » de livres de reportage, comme par exemple Guy Delisle qui, après son très remarqué Shenzhen, s’apprête à récidiver avec Pyong-Yang. Les informations sur la Corée du Nord étant réputées peu fréquentes, nul doute que ce nouveau livre se doublera lui aussi d’un intérêt journalistique certain.
En conclusion, le reportage en bande dessinée est autant en mesure de renouveler le genre journalistique que la pratique de certains auteurs au niveau de l’articulation texte-image. Le dessin sur le vif, quel qu’il soit, serait de toutes façons à conseiller à nombre de dessinateurs pour qui la bande dessinée elle-même est la seule référence graphique, et qui font tourner le genre en autocitation dégénérescente. Si le voyage forme la jeunesse, qu’il reforme donc aussi la bande dessinée.
Jean-Christophe Menu
Cet article a paru dans le numéro 7 de 9ème Art en janvier 2002, p. 61-64.