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La Traumfabrik : du rêve au cauchemar (Bologne, 1976 - 1983)

Ugo Russo

[septembre 2023]

L’histoire de l’appartement occupé qui a vu naître le punk-rock et la BD indépendante en Italie. 

La Traumfabrik

Scòzzari dans la Traumfabrik

Une saison d’enfer 

 

À la fin des années 1970, Bologne est en ébullition : la ville-vitrine du parti communiste le plus puissant d’Europe est le centre d’une nouvelle vague de contestation politique. Le PCI est dépassé sur sa gauche par toute une série de militants inclassables et iconoclastes : les féministes qui annoncent que « les sorcières sont de retour », les Mao-Dadaïstes qui revendiquent l’abolition du travail, les Indiens Métropolitains qui se griment et occupent les places de la ville pour raviver les idéaux de fraternité des années 1960. La nouvelle faculté expérimentale du DAMS (Disciplines des Arts, de la Musique et du Spectacle), fondée en 1971 et animée notamment par Umberto Eco, participe elle aussi de la diffusion des ferments créatifs et crée les conditions parfaites pour l’émergence de nouvelles expériences contre-culturelles : Le Movimento del ’77 (Mouvement de 1977) est en train d’exploser.  

 

Des connexions se créent rapidement entre les étudiants, les artistes en herbe et les militants politiques de l’aire extra-parlementaire : ils se retrouvent dans un appartement occupé au 41, via del Pratello, où Radio Alice, l’une des premières émettrices libres du pays, démonte le langage du pouvoir et promeut la transversalité des moyens de communication. Ou encore dans un autre squat situé au 20, via Clavature et baptisé Traumfabrik : dans cette « usine à rêves », de jeunes hurluberlus s’essaient aux drogues, au punk-rock et au dessin, sans savoir qu’ils sont en train de donner vie à l’une des plus grandes saisons créatives de l’underground italien. 

 

Une usine qui carbure 

C’est le bédéaste bolonais Filippo Scòzzari qui est à l’origine de la Traumfabrik. Son appartement est idéalement situé, dans le cœur médiéval de Bologne et à quelques pas de la Piazza Maggiore : il peut donc devenir un nouveau centre de gravité pour le Mouvement, agir comme le prolongement naturel de la place centrale de la ville. À la manière des locaux de Radio Alice, l’appartement occupé s’impose comme lieu de rencontre et d’expérimentations pour les artistes, les camés et les paumés de la ville. Scòzzari, seul dessinateur déjà affirmé du lot (qui a déjà publié dans plusieurs revues milanaises comme Il Mago ou Alterlinus), évoque l’ambiance du lieu, les moments de grâce comme les ennuis du quotidien, dans sa caustique autobiographie Prima pagare poi ricordare :

Je dessinais comme un fou dans l’appartement occupé de via Clavature, entouré par des gamins qui rentraient chez eux à l’heure de la becquée pour revenir ensuite l’après-midi et recommencer à fumer des joints, raconter des conneries sur le punk et le cinéma, gober des boulettes d’opium, dessiner, écouter les Ramones pendant des heures et des heures, d’interminables heures.

SCÒZZARI Filippo, Prima pagare poi ricordare. Fanciulli pazzi. Tutta la Storia, Rome, Fandango Libri, 2017, p. 164.

Filippo Scòczzari, Prima pagare poi ricordare. Fanciulli pazzi. Tutta la storia, Fandango libri, 2017.

Dans la Traumfabrik, malgré le remue-ménage constant, une double pratique commune émerge : le dessin et la musique. Les deux choses sont tellement liées qu’elles se confondent, dans un esprit d’improvisation libre et de do it yourself. En Italie donc, la bande dessinée underground et le punk-rock naissent pour ainsi dire au même endroit et en même temps, dans le même geste. Gianpietro Huber et Giorgio Lavagna, pendant qu’ils gribouillent, sont en train de donner naissance au Centro d’Urlo Metropolitano, leur formation musicale bien vite rebaptisée Gaznevada. Avec son hit « Mamma dammi la benza », le groupe résume le zeitgeist du Mouvement, à base de substances illicites, de marginalité et d’antagonisme : la « benza », c’est « l’essence » qui fait carburer, comprendre la benzédrine. L’autre groupe phare du moment, les Skiantos de Roberto « Freak » Antoni, fréquentent également la Traumfabrik. Inventeurs du « rock démentiel », volontiers infantiles et scatophiles, ils chantent eux aussi les substances avec toute l’ironie nonsensical qui imprègnent l’esprit carnavalesque du Mouvement : « Je suis allé à la gare / Pour trouver de la méthadone / Mais j’ai été pris par l’émotion / Et me suis échappé avec mon fourgon [1] » 

Gaznevada sick soundtrack, Italian records, 1980, LP. Le logo du groupe s'inspire d'ailleurs de l'anime japonais Gundam

Skiantos monotono, Cramps records, 1978, LP.

Dans un documentaire dédié à l’appartement [2], les protagonistes de la saison créative racontent : « on fumait et on dessinait », sans véritable but, sans donner de finalité aux productions. Celles-ci sont d'ailleurs inégales et comportent beaucoup de déchets, de singeries des comics américains et quelques rares moments de grâce. Scòzzari entasse ce matériel informe mais n’en fait rien : la Traumfabrik est une Factory sans production, un atelier sans œuvres et, en un sens, elle doit rester ainsi. Dans le documentaire, Scòzzari déclare : « le simple fait de les faire sortir de ces maisons [occupées] aurait dénaturé et privé de quelconque type d’odeur ces matériaux qui avaient donc le défaut et la qualité, ça dépend de comment on est construit mentalement, de valoir pour l’endroit qu’ils occupaient ». Pour Gianpietro Huber, l’oxymore « usine à rêves » est prophétique : « […] effectivement, on n’y a produit que des rêves, des projets jamais réalisés ou avortés et des montagnes d’œuvres graphiques dont personne ne savait que faire [3] »

Site de rencontres mythiques 

Malgré la précarité des expériences artistiques de l’appartement, certaines d’entre elles influenceront de façon durable la contre-culture italienne : la rencontre entre Filippo Scòzzari et Andrea Pazienza constitue à cet égard un moment fondateur. Entre la fin des années 1970 et le début de la décennie suivante, les deux fumettisti de la Traumfabrik animent les revues Il Male, Cannibale et Frigidaire en compagnie de leurs amis Stefano Tamburini, Tanino Liberatore, Massimo Mattioli. Ce groupe d’avant-garde (qui s’auto-caricature d’ailleurs en reprenant une célèbre photo des Futuristes) écrit les plus belles pages de la bande dessinée indépendante en Italie. Dans leurs revues se déchaînent les personnages hauts-en-couleurs et scandaleux : le caïd du lycée au nez acéré Zanardi (Pazienza), la pieuse Suor Dentona qui console les soldats moribonds avec force fellations (Scòzzari), le robot-malfrat cyberpunk Ranxerox (Tamburini), la petite souris gore Squeak the Mouse (Mattioli)… 

Cannibale n.3 (juin 1977), troisième numéro de la revue, dessins de Mattioli et Tamburini.

Dans son autobiographie, Scòzzari raconte la parade amoureuse que lui réserve son admirateur Pazienza lors de leur première rencontre. Paz, comme on le surnomme (« fou » en dialecte méridional), avec l’une des pirouettes malicieuses qui le caractérisent, fait alors passer le nom de l’appartement occupé à la postérité :

« T’aimes bien ? Alors, tu sais ce que je vais faire ? Ça veut dire quoi Traumfabrik ? » Je lui explique que ça voulait dire Usine à Rêves en allemand. […] Alors il prend la planche [qu’il venait de me montrer] et écrit à côté de la première vignette : « C’EST UNE TRAUM FABRIK PRODUCTION ! », officialisant ainsi sans trop de bla-bla son entrée dans ma maison ainsi que dans ma vie. De la façon dont j’écrivais Traumfabrik, il s’en foutait royalement. […] Deux jours après sa visite chez moi, il se précipite à Milan, intercepte sa BD Armi une seconde avant qu’elle aille sous presse et ajoute encore sur la première page « C’EST UNE TRAUM PRODUCTION ! » ! 

SCÒZZARI Filippo, Prima pagare poi ricordare, op. cit., p. 184-185.

ZOOM Liberatore, Tamburini, Pazienza, Mattioli, Scozzari

Paz, la rockstar du dessin 

C’est donc entre les murs de la Traumfabrik qu’éclôt le talent de l’un des plus grands auteurs de bande dessinée que l’Italie ait connu. Sa mort prématurée et tragique en 1988 a fini de façonner la légende d’un artiste hors normes, déjà célébré comme une rockstar de son vivant. D’ailleurs, Pazienza dessinait la plupart du temps en musique ; parmi ses réalisations figurent en outre de nombreuses couvertures d’albums pour des grands noms de la musique italienne (inconnus au bataillon en France) : la Premiata Forneria Marconi, Roberto Vecchioni, Claudio Lolli… Son ami Tanino Liberatore, quant à lui, réalise la pochette d’un grand (italo-)américain : Frank Zappa, en version body-buildée et « ranxeroxisée ».

Tanino Liberatore, Zappa the Man from Utopia, 1983

Lorsqu’il débarque à Bologne en 1974 pour s’inscrire à la faculté du DAMS, Andrea Pazienza a du mal à s’acclimater, à l’instar de nombreux étudiants méridionaux déracinés et déboussolés. Il s’isole en compagnie de ses trois colocataires originaires comme lui des Pouilles, avec lesquels il partage un appartement éloigné du centre-ville. Sa rencontre avec Giancarlo « Ambrogio » Vitali, l’un des fondateurs de Radio Alice, bouleverse son rapport à Bologne : Paz entre en contact avec les maisons occupées et commence à tisser des relations. Le dessinateur en herbe s’insère peu à peu et s’imprègne comme une éponge de l’ébullition intellectuelle du moment. 

 

 Andrea Pazienza, Le straordinarie avventure di Pentothal, Rizzoli Milano Libri®, 1982, p. 48.

À partir d’avril 1977, Pazienza publie en feuilleton dans la revue Alter Alter les péripéties bolonaises de son alter-ego : Le straordinarie avventure de Pentothal (Les aventures extraordinaires de Pentothal). Le pentothal (ou thiopental) est un barbiturique, souvent utilisé comme sérum de vérité ; la signification implicite du titre de l’œuvre de Pazienza est donc assez claire : les états seconds provoqués par les substances (médicamenteuses ou illicites) permettent d’accéder à une vérité autre. Les aventures de Pentothal sont un kaléidoscope hallucinatoire où se mêlent les discours révolutionnaires des assemblées politiques et les soliloques des difficultés sentimentales d’un jeune méridional dépaysé. La réalité fait irruption dans le fumetto : le sexe, la drogue, la répression, l’ennui… Le matériau biographique reprend ses droits : les rêves, les espoirs et les bad trips affleurent et débordent des vignettes. En un sens, Pazienza lui aussi parle et « part de ses propres besoins», comme le dit l’un des mots d’ordre de l’époque. Bologne, avec ses potentialités infinies et ses tracas quotidiens, vibre sous la lentille déformante des dessins virevoltants de Pazienza, à l’image des arcades et des deux tours, symboles iconiques de la ville. Dans Pentothal, les murs de Bologne sont bariolés des tags et des slogans politiques du Movimento que Pazienza reproduit tels quels : « Écoute Radio Alice », « Un trip n’est jamais de trop »... Les clins d’œil aux amis de la Traumfabrik sont innombrables et vont de l’affichette « Filippo Scòzzari est un bourreau » aux déjà mentionnés « C’est une produktion Traumfabrik !» en passant par une scène se déroulant précisément dans l’appartement occupé. 

Andrea Pazienza, Le straordinarie avventure di Pentothal, Rizzoli Milano Libri ®, 1982, [Pentothal claque la porte de la Traumfabrik], p. 89.

Mais c’est la page que Pazienza insère juste avant l’impression pour la parution dans le supplément de Linus qui saisit avec le plus de justesse et de force, in medias res, l’événement dramatique qui précipite la fin du Mouvement de 1977. Le 16 mars, l’étudiant et militant de l’organisation Lotta Continua Francesco Lorusso est abattu de sang-froid par un carabinier. Bologne sombre dans le chaos : des barricades sont dressées dans le quartier universitaire, des vitrines sont brisées, alors que les chars d’assauts sont envoyés dans les rues médiévales de la ville pour réprimer les factieux. Sur la vignette donc, Pazienza/Pentothal, l’œil gauche exorbité, est collé à son poste de radio qui diffuse l’appel de Radio Alice : « Camarades ! Ce soir, à la fin des différentes assemblées, ne nous dispersons pas ! ». Dans un nuage de fumée flotte un drapeau portant le slogan « Francesco vit et lutte avec nous ! » ainsi que la silhouette menaçante d’un tank. La « note » improvisée par Pazienza est un formidable exemple de l’irruption du politique dans la sphère intime de la création, à l’image du canon de l’engin militaire qui semble surgir du dessin : « Mon dieu, je vous jure, moi qui croyais que ce n’était qu’un éclat, bien au contraire c’était un début. Hourra ! Andrea Pazienza, 16 mars 1977 [4]» . 

Andrea Pazienza, Pentothal, ibid., p. 26 [page rajoutée avant publication].

Le plomb et l’héroïne 

En matière de début ou de fin, chacun voit midi à sa porte. À cet égard, Giorgio Lavagna évoque les destins brisés de la Traumfabrik qui se désagrège vite avec la défaite politique du Mouvement et l’arrivée du néolibéralisme triomphant des années 1980 : le marché reprend ses droits, les oubliés de l’histoire sont relégués à la marginalité. Si Scòzzari et Pazienza parviennent à  intégrer le circuit des revues qui, tout en restant fidèles à l’esprit irrévérencieux de l’underground, n’en sont pas moins sujettes aux exigences commerciales, des dizaines d’habitués de l’appartement bolonais restent sur le carreau, plongés dans l’anonymat :  

Quand les années 1980 sont tombées sur nos têtes comme une chape de plomb, guillotinant la Révolution, ça a été pour nous le début d’une tragédie. Pour eux [Scòzzari et Pazienza], le début de l'âge d'or. Ils ont fait Il Male – un demi-million d'exemplaires – ils ont fait Frigidaire. Pour nous, c'était différent. Aucun groupe de la mythique Bologne Rock n'a jamais connu le succès. Pas de stars parmi nous, pas de réalisateurs, pas de peintres, pas de graphistes. La plupart du temps, on était tous au chômage. 

RUBINI Oderso, TINTI Andrea (dir.), Non disperdetevi, op. cit., p. 195-196. 

Le plomb des années du même nom, c’est aussi l’attentat terroriste qui frappe Bologne, le 2 août 1980. Une bombe explose dans la Gare Centrale, l’une des plus fréquentées du pays, un samedi matin en plein chassé-croisé des vacances. Le bilan humain est dramatique : 85 victimes et 200 blessés. Il est aujourd’hui avéré que cet attentat néo-fasciste, ourdi par des services déviés de l’État et la loge maçonnique P2 (Propaganda 2), était un « massacre d’État » visant à déstabiliser le panorama politique italien afin de faciliter l’accès au pouvoir d’un gouvernement autoritaire. Pour ce faire, il fallait sans doute frapper les imaginaires en s’attaquant à « Bologne la rouge », symbole du communisme italien, des mouvements estudiantins et des contre-cultures. 

Le délitement des années 1980 découle également d’un autre type de massacre : juste après les tragiques journées de mars 1977, Bologne est tout particulièrement frappée par l’héroïne qui décime la jeunesse gravitant autour du Mouvement. Pour certains acteurs de l’époque, cette concomitance temporelle n’est pas le fruit du hasard : la consommation d’héroïne aurait été sciemment encouragée par les services secrets américains, avec le blanc-seing des pouvoirs italiens, afin d’anéantir les ferments révolutionnaires agitant la péninsule. Une thèse évidemment sujette à de fortes controverses et qui expose au péril de la théorie du complot ; les « années de plomb » italiennes sont loin d’avoir livré tous leurs secrets.  

La nouvelle drogue suscite la curiosité des habitués de la Traumfabrik, fidèles aux enseignements des contre-cultures et déjà enclins aux expérimentations des états de conscience altérés. L'héroïne s’insère également dans des réflexes sociaux et provoque de bien connus « effets de groupe ». La plume acérée de Scòzzari offre un témoignage impitoyable de l’intérieur et raconte le « dépucelage » à l’héroïne d’Andrea Pazienza ; une scène d’autant plus dramatique que la mort de ce dernier sera provoquée une dizaine d’années plus tard par une overdose de la même substance :  

Devant mes yeux horrifiés, le brave Tino lui dépucela le bras, en lui délivrant en une unique séance un cours magistral sur les filtres, les aiguilles, les citrons, les briquets, les cuillers, les garrots, ainsi que sur l’attentive dextérité qui doit prévaloir pour ne pas louper la veine, la tirette, la piquouze de rappel. Du miel pour les oreilles de Paz. 

SCÒZZARI Filippo, Prima pagare poi ricordare, op. cit., p. 198.

La diffusion incontrôlée de l’héroïne provoque bien vite des épidémies d’hépatites et la propagation du SIDA. « L’usine à rêves » bascule du côté du cauchemar :

La première de via Clavature à s’en aller, ça a été l’une des Sandras. […] Hépatite fulgurante. […] L’autre Sandra […], on l’a retrouvée dans les toilettes d’un bar du centre-ville. Les uns après les autres, ils chopaient l’hépatite. Tino Rusco, hospitalisé pour SIDA, s’échappa de la clinique mais vécut tout de même peu de temps. 

SCÒZZARI Filippo, Prima pagare poi ricordare, op. cit., p. 221.

Les musiciens quittent les appartements du centre-ville et se réfugient dans la marginalité des « centres sociaux occupés » qui s’installent dans les quartiers périphériques. Les groupes de la nouvelle génération punk réfutent le rock démentiel, carnavalesque et trop gentillet des groupes nés dans le sillage du Mouvement de 1977 : sur les ruines encore fumantes de l’épopée politique défaite et de la gare éventrée, on prône désormais le nihilisme du « no future ». Zanardi, le personnage d’Andrea Pazienza, résume sans doute le mieux le changement d’ambiance : sous le masque de « Zanna », c’est la jeunesse de la péninsule italienne qui pointe le bout de son (long) nez, cette jeunesse des années 1980 rattrapée par la cruauté de la loi du plus fort, hypnotisée par les paillettes de la télévision à couleurs, éblouie par les lueurs des boîtes de nuit, talquée à la cocaïne et biberonnée à l’héroïne. Zanardi, c’est un bras d’honneur aux hippies et aux Indiens Métropolitains de 1977 ; Paz, tout en flattant les penchants morbides de ses jeunes lecteurs, constate sans doute avec une pointe d’amertume que l’Utopie a perdu.

Couverture de la revue Frigidaire. Portrait de Zanna.

Épilogue (ou cliffhanger ?) 

Aujourd’hui, la via Clavature est devenue l’une des rues les plus touristiques de la ville ; les lettres tracées de la main de Filippo Scòzzari pour signaler la présence de la Traumfabrik ont été remplacée par les majuscules de l’enseigne d’une grande marque de chaussures. Les rêves de l’appartement occupé ont peu duré, à l’image des espoirs charriés par le Mouvement de 1977 ;  toutefois, malgré la défaite politique et les drames personnels, quelque chose de l’élan créatif a perduré. Encore aujourd’hui, l’Université de Bologne attire les étudiants et les étudiantes de toute l’Italie ; tôt ou tard, tous et toutes entendent parler de Pazienza et des Skiantos, et ce depuis plusieurs générations désormais. C’est sans doute que ces artistes parviennent encore à communiquer l’énergie débordante (l’énergie du désespoir ?) qu’il faut pour affronter la misère économique et le mal-logement, l’absence de perspectives professionnelles, l’effritement du modèle social. « Bologne la rock » est donc encore là pour leur rappeler que, malgré les risques, il faut sauter le pas, parfois avec une bonne dose d’inconscience et un grain de « pazzia », de folie. Comme le disait si bien l’un des slogans les plus marquants du Mouvement de 1977 : « Ne recule jamais, même si c’est pour prendre de l’élan ! » 

 

Bibliographie indicative  

BALESTRINI Nanni, MORONI Primo (dir.), La horde d’or. Italie 1968-1977, Paris, Éditions de l'éclat, 2017. 

PAZIENZA Andrea, Le straordinarie avventure di Pentothal, Tutto Pazienza, Rome, Repubblica — L’Espresso, 2016.  

PAZIENZA Andrea, Gli ultimi giorni di Pompeo, Tutto Pazienza, Rome, Repubblica — L’Espresso, 2016.  

RUBINI Oderso, TINTI Andrea (dir.), Non disperdetevi, 1977-1982 San Francisco, New York, Bologna, le città libere del mondo, Milan, Shake Edizioni, 2009. 

SCÒZZARI Filippo, Prima pagare poi ricordare. Fanciulli pazzi. Tutta la Storia, Rome, Fandango Libri, 2017. 

SCÒZZARI Filippo, Là-haut, non ! [traduit de l’italien par Laurent Lombard], Melesse, Presque Lune éditions, 2022.   

SPARAGNA Vincenzo, Frigidaire. L’incredibile storia e le sorprendenti avventure della più rivoluzionaria rivista d’arte del mondo, Milan, BUR, 2008. 

TAMBURINI Stefano, LIBERATORE Tanino, CHABAT Alain, Ranx — edizione integrale, Naples, Comicon Edizioni, 2012.  

 

[ N.B. : Les photographies et les dessins de la Traumfabrik ont été téléchargés sur le site « officiel » de l’appartement occupé : https://www.beatstream.it/traumfabrik/home/index.asp
  

Notes

[1] SKIANTOS, « Eptadone », MONO tono (album), Cramps Records, 1978.

[2] ANGIULI Emanuele, Traumfabrik Via Clavature 20, Bologne, Imago Orbis, 2011.

[3] Propos recueilli par : RUBINI Oderso, TINTI Andrea (dir.), Non disperdetevi, 1977-1982 San Francisco, New York, Bologna, le città libere del mondo, Milan, Shake Edizioni, 2009, p. 188. 

[4] PAZIENZA Andrea, Le straordinarie avventure di Pentothal, Rome, Fandango Libri, 2014, p. 26