la tour
Les Cités obscures : La Tour | planche 37 | paru dans (A Suivre) | album Casterman 1987 | 50,8 x 36,3 cm | encre de Chine, gouache blanche et acrylique sur papier | inv. 90.38.1
[Décembre 2014]
La Tour, paru en 1987, est le troisième album de la série des Cités obscures, de François Schuiten et Benoît Peeters. Il relate les aventures de Giovanni Battista, « mainteneur » d’un secteur dans une tour gigantesque dont il n’a qu’une connaissance restreinte. Le mutisme de ses supérieurs, qu’il n’arrive pas à contacter alors que l’état de la Tour se dégrade, le pousse à quitter son secteur pour aller chercher de l’aide. L’enjeu de La Tour est donc celui d’une découverte progressive : Giovanni, qui vivait sans se poser de questions, part à l’aventure, creuse l’histoire de cette mystérieuse Tour et en explore les limites physiques.
Cette planche, située environ à la moitié de l’intrigue, est révélatrice de la dimension initiatique du parcours de Giovanni. Celui-ci, fraîchement sorti de son secteur, et encore très ignorant du bâtiment où il vit, est accueilli chez Elias, un érudit détenteur des secrets de la Tour. La planche tout entière est placée sous le sceau de la curiosité et du mystère.
Dans la première moitié de la planche, les cadrages (à la poitrine et à la taille) ainsi que la petite taille des cases mettent avant tout l’emphase sur le contenu des bulles. En effet, nous sommes dans un moment rétrospectif : Elias s’interroge sur l’étrange conjonction entre le départ de Giovanni de son secteur, un événement déjà curieux en lui-même, et les dysfonctionnements de plus en plus importants dans la Tour.
La conversation s’interrompt lorsqu’Elias reçoit de la visite « pour les tableaux ». Il laisse alors son hôte seul dans sa bibliothèque, lieu par excellence de tous les savoirs, un espace qui intrigue Giovanni depuis qu’il l’a découvert. Les quatre premières vignettes de la dernière bande, muettes, particulièrement longues et étroites, font l’économie du décor pour se concentrer sur un Giovanni aux prises avec des objets de la bibliothèque, un par case. Tous sont des artefacts porteurs de savoir :un globe polyédrique, un livre, une sphère armillaire et une sorte de cadran solaire.
Le globe, la sphère et le cadran ont pour point commun d’offrir des représentations modélisées de l’espace et du temps. Les motifs du parquet, la rectitude des étagères de bibliothèque et même les plis verticaux du rideau noir contribuent à diffuser jusque dans les décors ce paradigme géométrique très inspiré d’une Renaissance avide de connaissances. Mais ces trois objets ont aussi pour vertu d’inscrire la Tour dans un espace beaucoup plus complexe, dont Giovanni ne soupçonnait pas l’existence : le globe, où figurent les noms d’autres cités obscures (Samaris, Xhystos), ouvre sur tout un monde ; la sphère armillaire fait naître des horizons célestes.
Quant au livre, un parmi la multitude qui meuble cette bibliothèque, il est aussi révélateur de la thématique savante de la planche. Son titre est une allusion à un terme qui revient fréquemment sous la plume des alchimistes de la Renaissance comme Paracelse et Jacob Boehme, pour qui le monde est fait de correspondances entre les choses. Le « mysterium magnum » (le grand mystère) est pour eux la matière primordiale, à l’origine de tout ce qui est. Giovanni est donc ici initié à la complexité d’un monde où tout est corrélé, une idée suggérée par Elias aux cases précédentes.
L’ultime case de cette planche, loin d’entamer une détente, constitue un nouveau basculement. Aussi longue que les précédentes mais plus large, de façon à donner à l’événement l’espace qu’il mérite, la vignette figure Giovanni en train de tirer le long rideau noir du décor. Il dévoile alors le coin coloré d’un des fameux « tableaux » d’Elias. Le point de vue en plongée montre un Giovanni tout petit dans un décor structuré par un véritable quadrillage, des plis du rideau aux montants de la bibliothèque, en passant par les dalles du sol et les planches du parquet. La perspective s’ouvre sur un « espace dans l’espace » (l’entrée de la crypte dissimulée dans la bibliothèque) doublé, en l’occurrence, d’une image dans l’image (le tableau dans la case). Le rideau, élément théâtral par excellence, marque le seuil de l’ultime mystère de cette planche. La couleur, qui fait irruption dans un univers en noir et blanc très marqué par les jeux d’ombre (il n’y a qu’à voir comme les visages des personnages sont blancs ou striés selon la lumière), signale la nature exceptionnelle, presque magique, des tableaux, qui joueront dans la suite de La Tour un rôle considérable. En même temps, elle se veut un indicateur réflexif de ce caractère exceptionnel. L’étonnement de Giovanni rejoint le nôtre face à cette soudaine entorse à l’homogénéité du code graphique.
Il faut enfin souligner à quel point le « site » de cette case, la dernière de la planche de gauche, est admirablement investi. Mise en page et récit se combinent pour augmenter l’effet de surprise et de suspens : le rideau tiré par Giovanni, dont nous épousons le regard, figure la page de la bande dessinée que nous tournerons pour découvrir la totalité de ce tableau inattendu.
Marion Lejeune