La saveur des olives noires
[janvier 2003]
Il est question d’une reprise des Olives noires en 2013, dix ans après la parution du troisième tome, une nouvelle qui ne pourra que réjouir les admirateurs de ce « peplum biblique » trop tôt interrompu.
Nul ne peut prédire ce qu’il adviendra des Olives noires. La série, dont le troisième volume (qui débute par la planche 93, dans la continuité des épisodes précédents) paraît en janvier 2003, se développe manifestement de façon instinctive et non préméditée, surprenant à l’occasion son premier lecteur, à savoir Emmanuel Guibert quand il reçoit le scénario de Joann Sfar.
L’importance que prendra ou ne prendra pas tel personnage, les ruptures de ton entre des scènes tantôt épiques (à la Petrus Barbygère), tantôt intimistes (à la Pascin) et quelquefois philosophiques (façon Chat du rabbin) ou fantastiques (à la manière du Professeur Bell), tels sont les vecteurs d’une narration qui se développe comme le lierre et dans laquelle toutes les préoccupations des auteurs paraissent susceptibles d’entrer tôt ou tard. A-t-on lu beaucoup de bandes dessinées dont les protagonistes prennent le temps − comme dans les films de la Nouvelle Vague − de discuter de sujets aussi divers que le sexe, la religion, la cuisine ou les techniques de combat à mains nues ? Ce qui, par delà son apparent classicisme (albums cartonnés de 48 pages, mise en page en « gaufrier » immuable, couleurs en aplats) fait des Olives une bande dessinée innovante et moderne, c’est bien cette liberté d’accueillir en son sein toutes les digressions, d’emprunter tous les chemins de traverse. Le titre lui-même, aussi peu prescriptif que possible, se contente de charrier un parfum de Méditerranée.
L’intrigue n’a d’ailleurs pas d’autre enjeu explicite que cette question : le petit Gamaliel (orphelin de mère) retrouvera-t-il son père, dont il a été séparé au terme des douze premières pages ?, et encore la question passe-t-elle le plus souvent au second plan. Avide d’apprendre, le gamin se laisse retenir par chacune des rencontres qu’il fait, prenant toute situation qui s’offre comme une occasion d’expériences nouvelles et d’enseignements. Héros malgré lui d’une chronique d’apprentissage, il est aussi l’intercesseur par les yeux duquel nous nous avançons avec candeur dans un monde différent (par l’éloignement historique) et complexe (un pays occupé, des peuples et des croyances qui s’affrontent). Il serait faux, cependant, de le décrire comme vierge de tout préjugé. Au contraire, élevé dans les principes les plus dogmatiques du judaïsme [1], il découvre la relativité des leçons prodiguées par son père, qui se révèlent n’être pas forcément la seule et unique Vérité admise par tous. [2]
S’il y a un message philosophique à retenir des Olives noires, c’est bien celui d’une invitation à la tolérance et au respect des différences, qu’elles concernent les usages sociaux, les mœurs sexuelles ou les croyances. Et ce message est en parfaite harmonie avec l’esthétique de l’œuvre, qui est essentiellement syncrétique. Au métissage des cultures répond la polyphonie des thèmes et le mélange des registres. L’un des grands ressorts narratifs de Sfar est d’opposer la rigueur de la Loi (incarnée dans les forces d’occupation romaines comme aussi dans le dogme religieux : « Il est dit... / Il est écrit... ») aux préoccupations les plus terre-à-terre, aux ressorts les plus élémentaires de la condition humaine : se soigner, manger, baiser, survivre. De même, il ose et réussit la synthèse quelque peu sacrilège entre la « noblesse » volontiers prêtée au monde antique − avec ses hiératiques personnages en toge déambulant parmi des colonnades − et la trivialité d’une langue parlée qui est celle de la rue aujourd’hui. Aux antipodes d’une Marguerite Yourcenar ou d’un Flaubert, modèles littéraires auxquels Jacques Martin n’eut de cesse de vouloir ressembler, il fait de ses héros (dont, par ailleurs, les personnalités contrastées s’affirment toujours plus au fil des pages) nos frères, nos semblables, capables de s’écrier « connards ! » ou « on se casse ». Plus soucieux de trouver une vérité des comportements que de reconstituer un parler d’époque − tentative toujours aléatoire et qui débouche généralement sur un ton empreint de solennité.
La mise en images d’Emmanuel Guibert, exemplaire complice, est au diapason du projet narratif. D’une grande lisibilité, inspirée par une volonté de simplicité et d’efficacité, mais au carrefour d’influences multiples et capable d’intégrer toutes sortes de modulations sans perdre son identité. On retrouve ici les échos de l’imagerie pieuse traditionnelle, là le souvenir du peplum hollywoodien, ailleurs l’héritage des bandes dessinées historiques. Quant au trait, il passe, selon les moments, d’une épure linéaire presque hergéenne à un vérisme anatomique à la Cuvelier, le décor étant tantôt réduit à presque rien, tantôt traité avec un luxe de détails relevant d’une intention proprement décorative (je songe notamment à la végétation dans le tome 3). La débauche d’expérimentations, en termes d’outils et de techniques graphiques, dont témoignent les Carnets du dessinateur (voir le récent À la campagne chez Ouest France) semble aboutir, en ces pages lumineuses, à son précipité : un dessin classique où se recueille la vie même.
Thierry Groensteen
Cet article est paru dans le numéro 8 de 9ème Art en janvier 2003.
les livres d’Emmanuel Guibert : Les Olives noires Dupuis / 10,40 €
[1] Pour une analyse de la judéité dans la production personnelle du scénariste des olives noires, lire l’article de Nicolas Dessaux, « L’Arbre et le Livre. Kabbale et Torah dans l’œuvre de Joann Sfar », 9ème Art No.6, p. 123-126.
[2] L’histoire comporte un arrière-plan autobiographique. « J’ai mis mon père en scène. J’ai reçu une éducation assez religieuse et l’anecdote du début est vraie. Quand j’étais petit, il m’avait amené à la synagogue et je suis revenu en pleurs, je trouvais que les gens priaient trop fort, je ne voulais surtout pas y retourner ! » Propos de Sfar recueillis par Frédérique Pelletier, Polios No.656, 21/06/01, p. 22.