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La patrimonialisation comme promotion – et inversement. À propos d’une réédition Marvel

Jean-Matthieu Méon

[novembre 2024]

En s’arrêtant sur un cas particulier, un comic book paru en 2020, il est possible de démêler la diversité des logiques qui président à la façon dont l’éditeur Marvel gère ses productions présentes comme son fonds passé. Une logique circulaire, appuyée sur la « continuité » propre à cet univers fictionnel, tient dans un même mouvement éditorial des comics publiés à plusieurs décennies d’écart. Par cette approche du récit, la patrimonialisation participe à la promotion – et inversement.

Fig. 1 Couverture de True Believers : King in Black – Black Knight n°1, novembre 2020, © Marvel

En novembre 2020, l’éditeur Marvel a publié True Believers : King in Black – Black Knight. L’espace central de la couverture de ce comic book est dominé par un chevalier sur sa monture ailée (voir fig. 1). Mais ce dessin frappant de George Tuska s’accompagne d’un habillage éditorial très dense. À l’emplacement habituel du titre sur ce type de publication, on peut lire The Avengers, dans le lettrage attribué à Sol Brodsky, utilisé pour la série éponyme dans les années 1960. Une « corner box » typique de la production Marvel de la même époque, sur la gauche, redouble cette information en reproduisant la tête des six personnages constituant alors l’équipe de super-héros. Le même cartouche affiche le nom de l’éditeur du magazine, le Marvel Comics Group. La présence d’indications plus pratiques (le code-barre, la catégorie de lecteurs visés, le prix) donne cependant un aspect plus contemporain à la couverture. Le bandeau jaune en haut de la couverture complète ces différents éléments, tout en semblant en redoubler certains ou en contredire d’autres. Le logo rouge actuel de Marvel répète la marque du comic. Le texte de ce bandeau propose un ou plusieurs autres titres pour le magazine, True Believers #1 et/ou King in Black: Black Knight. Un logo moderne, en bas à droite, reprend l’expression King in Black. L’ours présent en première page intérieure retient quant à lui encore une autre formule : True Believers : King in Black – Black Knight n° 1.
Cette forme de saturation paratextuelle, véritable empilement de repères éditoriaux, vise à rattacher ce comic book à plusieurs ensembles. Il s’agit là d’un magazine publié par Marvel en 2020 au sein de sa collection « True Believers », lancée en 2015 et consacrée aux rééditions. En l’occurrence c’est le n° 48 de la première série des Avengers qui est repris (avec ses éléments de couverture), plus de cinquante ans après sa parution initiale. Par la superposition de différents marqueurs issus de contextes différents, la couverture établit donc une jonction entre deux époques et, on va le voir, entre plusieurs trames narratives. Ce comic book présente un récit de novembre 1967, qui (ré)introduisait le Black Knight, un personnage au parcours éditorial et diégétique complexe, tout en le rattachant à un event de 2020, King in Black, dont il contribue à faire la promotion. Ce magazine de trente-deux pages constitue ainsi une sorte de pelote éditoriale, apparemment faite de nombreux fils – narratifs, éditoriaux, commerciaux- que l’on entend dénouer ici.

Une pelote éditoriale à démêler

Comme nous avons pu le développer par ailleurs, la réédition est une pratique ancienne et soutenue pour l’éditeur Marvel, dont les parutions sérielles produisent un fond important à la durée de vie initiale assez limitée. La collection « True Believers »[1] en est une des manifestations récentes. Près de trois-cent-cinquante numéros ont été publiés sous cette bannière entre 2015 et 2020, par vagues successives, le plus souvent d’une dizaine de numéros. Ces vagues sont thématiques et s’articulent à des événements éditoriaux de différentes natures. C’est à l’occasion du cross-over Secret Wars en 2015 que la collection a été lancée et elle a par la suite à huit reprises accompagné de tels events, ces grands récits traversant toute une partie des séries publiées par Marvel, souvent sur plusieurs mois et sur des dizaines de numéros (Secret Wars, Absolute Carnage, Annihilation-Scourge, Empyre…). Mais les titres « True Believers » ont aussi été publiés lors de relaunchs (relances de titres déjà établis comme X-Men ou Fantastic Four) ou en lien avec la sortie de films Marvel (Ant-Man and the Wasp, Avengers Endgame, Black Widow…), plus ponctuellement pour commémorer des anniversaires éditoriaux (les vingt ans du label Marvel Knights) ou d’auteurs (les cent ans de Jack Kirby).

La collection « True Believers » aborde donc les rééditions à partir d’une logique promotionnelle. Les titres ainsi republiés contribuent à donner une visibilité à d’autres activités de l’éditeur, sur un mode événementiel (une dizaine de titres d’un coup) et sous une forme très bon marché, tels des produits d’appel. Vendus à un dollar, ils sont en effet quatre fois moins chers que les comic books ordinaires qui leur sont contemporains. De plus, comme la grande majorité des comic books, ces revues comportent de nombreuses pages de publicité. Dans le numéro discuté ici, dix des trente-deux pages (en comptant les pages de couverture) sont consacrées à la promotion de publications Marvel, dont quatre directement à l’event auquel il se rattache, King in Black (voir fig. 2).

Fig. 2 Double page de publicité pour une partie des publications liées King in Black, parue dans True Believers : King in Black – Black Knight n°1, novembre 2020 © Marvel

King in Black est un récit qui se déploie sur plus de soixante-dix épisodes publiés sur six mois et répartis entre une série centrale dédiée et de nombreux spin-offs et numéros spéciaux des différentes séries Marvel. L’invasion de la Terre qu’il raconte et les combats super-héroïques qui s’ensuivent reposent sur des intrigues initialement issues des séries de Spider-Man et surtout du anti-héros Venom, à l’origine de toute une construction narrative très détaillée bâtie à partir du costume noir de Spider-Man introduit en 1984. Mais les ramifications de l’event touchent presque tout l’univers Marvel.

Dans ce récit très vaste, le Black Knight ne joue qu’un rôle secondaire, notamment aux côtés de Spider-Man. Il fait néanmoins partie de la dizaine de personnages à faire l’objet d’une réédition au sein de la vague King in Black de « True Believers ». Le parcours de ce personnage ajoute plusieurs épaisseurs à la pelote qu’est ce comic book. Il est un bon exemple de la façon dont Marvel (et en l’occurrence surtout le scénariste/responsable éditorial Roy Thomas) a construit ses personnages dans les années 1960 et a progressivement étendu la « continuité » de son univers fictionnel. C’est autour d’un nom (Black Knight) et d’une thématique souple (un chevalier inspiré des légendes arthuriennes) que le personnage a pris forme. En novembre 1963, dans Tales to Astonish 52, Stan Lee et Dick Ayers ont introduit un super-vilain de ce nom pour affronter un de leurs premiers super-héros, Giant-Man. Ce mélange de chevalerie (par son costume) et de science-fiction (par son armement) reprenait en fait le nom et une partie de l’apparence d’un personnage plus ancien – et strictement médiéval – à la brève existence éditoriale (5 numéros de Black Knight, principalement réalisés par Stan Lee et Joe Maneely, publiés entre 1955 et 1956, lorsque les publications Marvel portaient encore la marque Atlas). L’épisode 48 des Avengers de novembre 1967 (réédité ici en « True Believers ») organise une nouvelle refonte du Black Knight, par un retcon (une réécriture rétroactive de l’univers fictionnel) à base familiale : on y apprend que l’ennemi de Giant-Man (et des Avengers) est le descendant direct du chevalier arthurien et on y découvre son neveu – qui décide de reprendre à la fois le nom de son ancêtre lointain et le matériel de son oncle (qui meurt dans l’épisode) pour se consacrer à la lutte pour la justice. Il lui faudra attendre quelques numéros avant d’intégrer l’équipe des Avengers et de devenir un (modeste) pilier de l’univers Marvel, présent dans les comics de l’éditeur jusqu’à aujourd’hui.

Par ces jeux de réécriture et de rebonds constants, la trame de l’univers fictionnel se tisse et s’étend et, ici, vient relier des contenus créés dans des contextes bien différents, entre 1955 et 2020, des histoires initialement sans lien, entre combats de chevaliers et invasion extraterrestre. Les dimensions narratives (les intrigues et leurs prolongements), patrimoniales (la remise en avant d’épisodes passés) et économiques (la seconde vie de comics déjà publiés, la promotion de publications nouvelles) se croisent pour produire un comic book tel que ce True Believers : King in Black – Black Knight n° 1. Les différents méandres de cette pelote éditoriale sont cependant unis par une même logique circulaire qui sous-tend une grande partie de la production super-héroïque Marvel.

La logique circulaire de la continuité Marvel

Une des caractéristiques de la grande majorité des séries publiées par Marvel est leur inscription dans un univers fictionnel partagé. Leurs récits – et ce quels qu’en soient les auteurs – prennent ainsi place dans le cadre contraignant de la « continuité » de cet univers, c’est-à-dire dans une obligatoire cohérence et interconnexion intertextuelles. Les aventures de Black Knight finissent donc, par exemple, par croiser celles de Spider-Man, et de nombreux autres personnages, à l’occasion d’une même invasion extraterrestre. Ce principe directeur de continuité informe en grande partie la logique des rééditions, par une relation circulaire entre récit et republication.

La réédition fonctionne tout d’abord comme un double appoint au récit (le grand récit King in Black ou ses développements plus localisés autour de Black Knight). D’un point de vue éditorial, on l’a dit, c’est d’abord un appoint promotionnel. La parution des titres « True Believers » contribuent à faire de King in Black un événement éditorial et pas seulement un event fictionnel. Mais c’est aussi un appoint narratif. Rééditer Avengers 48, c’est rappeler aux lecteurs qui est qui, en l’occurrence réactiver la continuité relative au Black Knight, à ses « origines » (selon le terme consacré), à ses affiliations avec d’autres héros. Ce faisant, c’est aussi donner plus d’épaisseur et de profondeur à King in Black : en sus de son intrigue principale, cet event apparaît comme participant de la longue histoire de l’univers Marvel et de la (moins longue) histoire du Black Knight. Par le rappel éditorial fait avec ce numéro de « True Believers », le personnage semble plus développé que les quelques scènes où il apparaît ne le donnent à voir.

Réciproquement, le récit sert aussi la réédition. En introduisant le personnage du Black Knight dans cet event, Marvel renvoie à sa continuité et, à travers elle, à sa production passée – et à sa remise en circulation éditoriale, sous forme de one-shots bon marché comme « True Believers » ou d’éditions plus complètes et plus luxueuses dans d’autres collections. Cette production passée bénéficie du même coup d’une forme de lestage patrimonial : l’épisode réédité doit être important puisque plus de cinquante plus tard, il y est encore fait référence dans les nouvelles péripéties de l’univers Marvel. L’actualisation par le récit présent des épisodes passés confère donc à ces derniers une valeur à la fois patrimoniale (les épisodes qui méritent d’être retenus, d’être connus – en tout cas au regard de la continuité Marvel) et commerciale (les épisodes qu’il est opportun de rééditer). Le récit du jour participe de la promotion de celui d’hier ou avant-hier. Sans surprise, la dernière page d’Avengers 48 se voit donc ajouter, dans sa version True Believers – King in Black, la mention « Continued in Avengers Epic Collection : Masters of Evil », qui renvoie à la réédition en volume (à 39,99 dollars cette fois) des épisodes 41 à 56 des Avengers. Peu de temps après, en février 2021, une réédition en fac-simile du premier numéro du Black Knight de 1955 viendra compléter cette offre rétrospective.

True Believers : King in Black – Black Knight n°1 illustre donc bien la logique circulaire entre d’une part le récit et sa continuité et d’autre part la patrimonialisation et la réédition. L’épisode réédité, Avengers 48, en témoignait lui-même déjà en 1967. Son récit des origines du Black Knight diégétisait les tâtonnements éditoriaux autour du concept du personnage en inventant une transmission familiale pour en justifier les redéfinitions multiples. Mais plus directement encore, cet épisode comportait déjà un renvoi explicite (en note éditoriale au bas d’une case – voir fig. 3) vers la réédition alors en cours des aventures du Black Knight originel des années 1950 – histoires antérieures à l’univers Marvel (encore naissant en 1967) mais auxquelles la réappropriation diégétique de leur personnage principal confère un nouveau statut dans la production de l’éditeur.

Fig. 3 Le renvoi éditorial de 1967 aux rééditions de l’époque, Avengers n°48, repris dans True Believers : King in Black – Black Knight n°1, novembre 2020, © Marvel

Les épisodes passés comme base pour le récit présent, le récit présent comme remise en circulation des épisodes passés : une fois démêlée, la pelote éditoriale qu’est ce comic book n’apparaît donc finalement que comme une boucle (bien sinueuse, certes), faite d’un unique fil, celui de la logique éditoriale circulaire de la continuité. Fil dont la solidité, comme nous le montre cet exemple, a déjà été éprouvée depuis longtemps par l’éditeur Marvel.

Note

[1] La collection emprunte son nom à une expression utilisée par Stan Lee et l’équipe éditoriale de Marvel dès les années 1960 pour désigner, de manière hyperbolique, leur lectorat et son fort investissement. C’est donc aussi une façon de dire qu’elle s’adresse aux fans de l’univers Marvel désireux d’en connaître toutes les subtilités.

Pour aller plus loin

Parcourir l'ensemble du dossier consacré aux stratégies de patrimonialisation déployées par Marvel.

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Cet article prolonge l'expérience de l'exposition Super Héros & cie. L'art des comics Marvel présentée à la Cité du 5 juillet 2024 au 4 mai 2025 et commissionnée par Xavier Fournier et Jean-Philippe Martin.