La cave de Bill Blackbeard, papier et microfiches
En 1968 à San Francisco, alors que le comix underground commence à s’immiscer dans les head shops – les boutiques pour hippies – de Haight-Ashbury, se fomente une autre révolution, moins provocante et transgressive : Bill Blackbeard, fan de science-fiction et grand amateur des bandes dessinées de presse, dépose les statuts d’une association nommée « San Francisco Academy of Comic Art ».
La manœuvre a pour but de récolter les volumes reliés d’anciens journaux que les bibliothèques publiques américaines passent sous microfilms, en partie par souci de conservation mais aussi et surtout de gain d’espace de stockage et de rationalisation. Or, de son point de vue de collectionneur puriste, le microfilm aplatit la couleur, la notion d’échelle, la matérialité, et modifie le rapport physique et matériel à l’objet du journal. Avec l’aide de son épouse et d’un réseau de connaissances, Blackbeard sillonne les États-Unis pour récupérer les volumes abandonnés et « sauver » le patrimoine de la bande dessinée de presse américaine.
À gauche : Bill Blackbeard
À droite : un exemple des détérioration que Blackbeard essayait d'éviter, "And her name was Maud" dans Comic supplement of the Chicago Sunday American, Frederick Burr Opper, 1905
En découpant les strips dans les quotidiens abîmés, Blackbeard reconstitue ce qu’il appelle des « fichiers » (files), compilant les séries complètes de Wash Tubbs de Roy Crane, pour prendre un exemple qui lui était cher. Ceux-ci sont accessibles à la consultation, dans son domicile-bibliothèque ; Blackbeard s’en sert pour alimenter les différents projets de réédition de comic strips qui apparaissent dans les années 1970. L’anthologie The Smithsonian Collection of Newspaper Comics, publiée en 1977 avec le concours d’une grande institution fédérale américaine, va marquer une génération de dessinateurs et dessinatrices comme Joe Matt, Trina Robbins, Art Spiegelman, Chris Ware.
À gauche : The Smithsonian Collection of Newspaper Comics, Bill Blackbeard et Martin Williams, 1977
À droite : La "cave" de Bill Blackbeard
À la fin des années 1990, quand Blackbeard se voit forcé de déménager, la bibliothèque d’Ohio State University, déjà dépositaire des archives de Milton Caniff, propose de recueillir sa gigantesque collection. Six camions acheminent ainsi 75 tonnes de papier jauni de la Californie jusqu’à la Billy Ireland Cartoon Library & Museum à Columbus, Ohio, où 2,5 millions de pièces sont aujourd’hui conservés dans les règles de l’art. Le cas de Blackbeard illustre ainsi l’imbrication entre la hiérarchisation culturelle et les changements technologiques, comme l’aller-retour entre passions privées et intérêts publics qui se jouent dans la fabrique du patrimoine.
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