la bête est morte : dessin animalier et différence
[novembre 2012]
Rendre compte d’un événement comme la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire du moment qui aura été l’œil du cyclone de notre civilisation, le passage par la barbarie la plus extrême, par les moyens du dessin animalier peut paraître paradoxal, tant le décalage est grand entre la gravité de l’événement et la dimension mineure du mode d’expression. Les bandes dessinées qui prennent la Seconde Guerre mondiale comme sujet appartiennent en effet traditionnellement plutôt soit au genre pédagogique, et il s’agit alors de rendre compte des événements par un dessin exact et documenté, soit à la bande dessinée « adulte ».
Ainsi le dessin animalier se trouve-t-il a priori exclu : il est si nettement rattaché à l’enfance qu’il ne saurait a priori s’adresser à un public adulte, et il ne répond pas, en outre, aux exigences d’exactitude et de témoignage pédagogique. Face à cette difficulté, la solution la plus connue, celle qui représente aujourd’hui la réussite la plus célébrée et la mieux légitimée de la bande dessinée contemporaine adulte, est bien entendu le roman graphique d’Art Spiegelman, Maus : il s’agissait là d’utiliser les codes graphiques tirés de la bande dessinée pour enfants dans un ouvrage très explicitement destiné aux adultes et donc de détourner ces codes de leur but premier, ou de les utiliser sous une forme neutralisée qui permet à la fois d’atténuer et d’accentuer l’horreur de l’événement [1]. Par bien des traits, l’album dont je voudrais parler ici, La Bête est morte, illustré par Calvo, se présente comme la solution exactement inverse.
des hommes ou des animaux ?
L’album de Calvo s’adresse très explicitement aux enfants. Il propose un cadre narratif qui met en scène la situation d’énonciation : un Grand-père raconte au coin du feu à ses petits-enfants « cette fantastique aventure où bien des nôtres, et des meilleurs, ont laissé leur vie » [2]. Cette situation d’énonciation est rappelée régulièrement, à la fin du premier fascicule, au début du deuxième fascicule puis à la fin de l’album. Elle donne bien entendu à l’album une dimension morale. Il s’agit d’apprendre aux petits Français pourquoi leur pays a été vaincu par la « Barbarie » allemande et comment éviter qu’une telle catastrophe se reproduise.
De ce point de vue, le texte de Dancette et Zimermann articule de façon très explicite les éléments d’une morale que tire le vieil écureuil en conclusion de son récit au coin du feu :
« Travaillez jour et nuit, nous ne travaillons jamais trop ! Notre Cigogne nationale a remis notre pays sur la route de la Grandeur, c’est sans doute que nous n’y étions plus. […] Alors, en attendant que la terre soit purgée des Loups, des Hyènes et autres bêtes malfaisantes, soignons notre rayonnement spirituel, mais soignons aussi notre force matérielle. Or celle-ci, mes enfants, dépend avant tout de votre nombre, de votre union et de votre travail […]. Une armée bien entraînée dans une nation unie, travaillant d’un même cœur et dans la même foi, c’est non seulement la certitude de la Grandeur, mais aussi l’assurance que nous pourrons enfin vivre heureux, entourés du respect des autres, dans la Paix et la Prospérité d’un monde renouvelé. » [p. 78]
Cette conclusion laisse dangereusement apparaître en filigrane la devise du régime de Vichy : « Travail, Famille, Patrie ». On ne s’en étonnera plus quand on rappellera que Victor Dancette, directeur des éditions de la Générale Publicité, actives pendant l’Occupation, y a publié un livre de propagande, à destination des enfants, Il était une fois un pays heureux, où un discours parfaitement similaire était tenu aux petits enfants de France :
« Revenez en arrière […] vous avez été trompés, on vous a menti. […] C’est la somme du travail d’un peuple qui fait sa richesse. […] Travaillons ! Faisons l’effort maximum ! Si vous voulez revoir le soleil de la liberté […] commencez à supprimer le vide des berceaux. Un peuple sans enfants est un peuple qui meurt. […] Le pays ne doit pas mourir : Donnez-lui des enfants ! […] Soyons fort ! Et pour être plus forts soyons nombreux ! Que le village se repeuple, que tous les bras travaillent, et la nation retrouvera de beaux jours. » [3]
Seule change l’identité du sauveur, de Gaulle, la « Grande Cigogne nationale » dans La Bête est morte, ou Pétain, décrit dans Il était une fois un pays heureux comme le « patriarche à l’âme sereine qui parlait un langage simple que les plus humbles pouvaient comprendre ». Est-ce à dire que La Bête est morte n’est qu’un recyclage habile d’un éditeur soucieux, à l’approche des armées de libération, de se refaire une virginité, sans pour autant renoncer à la critique de la paresse du Front Populaire ? Je ne le crois pas : les animaux ne sont pas ici de simples supports à un discours moraliste rance et cynique. Ils sont sauvés par la qualité du dessin de Calvo, qui prend le contrepied systématique du moralisme post-vichyste. On voit finalement très peu d’animaux au travail dans l’album. Les vignettes qui viennent illustrer les grands encouragements au labeur les font disparaître dans le lointain [58.4] ou les remplacent par des ombres en arrière-plan qui laissent la place à la froide image de l’industrie [38.2]. Le travail est qualifié comme une force froide et inhumaine qui fait disparaître les individus, une force inquiétante, certainement pas une valeur à laquelle il faudrait adhérer.
Ce sont au contraire les activités ludiques qui attirent tout l’intérêt du dessinateur. L’album même s’ouvre sur un déploiement de jeux. Le premier dessin intra-diégétique met en scène les jeux insouciants des « petits lapins » [1.2] et la seule image qui met en scène le narrateur comme personnage le montre en train de jouer aux dés dans un café, « faisant un zanzi, après [son] travail » [2.5]. Or il ne me semble pas vraiment que cette dimension ludique disparaisse avec l’entrée en guerre. Au fond, on peut être pris bien souvent du soupçon que les animaux jouent à la guerre. C’est sans doute sur ce point que la dimension « enfantine » de l’album apparaît le plus nettement, rencontrant la remarque que faisait Thierry Groensteen dans la préface du volume Animaux en cases, selon laquelle l’enfant et l’animal se retrouvent dans l’importance qu’ils accordent au jeu [4] . Les naïfs généraux français préparent la guerre en riant autour des plans bien peu sérieux de leurs armes secrètes (pour l’artillerie, un pistolet à bouchon, et pour l’aviation, un cerf-volant [7.1] mais les loups eux-aussi, quand ils apprennent la guerre, le font avec des armes d’enfants, des lance-pierres [p. 5] que l’on retrouvera encore au cœur de la bataille [13.3]. De même, les ours lancent des boules de neige pour repousser l’assaut des loups [35.4]. Bien des scènes de batailles semblent ainsi un grand jeu en plein air – dans le siège de Bir-Hakeim, par exemple, les camouflages utilisés par les loups ressemblent plus à un décor de théâtre de carton-pâte qu’à une arme de guerre.
Cette dimension ludique tend à dédramatiser toutes les images de morts qu’implique nécessairement la mise en scène de la guerre. Les pertes, assez nombreuses au bout du compte, se trouvent presque toutes du côté des loups et sont atténuées par une certaine dimension ludique. Cette dimension ludique apparaît notamment dans la façon dont les corps morts des ennemis sont transformés en marionnettes. Quand ils sont détruits par des explosions, il ne s’agit pas d’un corps déchiqueté, mais d’un pantin découpé en rondelles – très frappant pour le ventre : une représentation de la vertèbre, et un trou qui remplace les organes internes [41.1].
Ainsi, s’il y a un apprentissage dans l’ensemble de l’album à propos du jeu, il ne remplace pas le jeu par le travail : la dernière image du récit met en scène un lapin, un bison, un dogue et un ours portant un costume de chasse à courre et sonnant l’hallali devant un loup les deux pieds dans une mare [77.3]. La chasse reste une activité ludique – et ce d’autant que rien ne suppose, dans ce dessin, que les animaux vont mettre à mort le loup. On ne passe donc pas du jeu au travail, mais plutôt de jeux qui se déploient en autonomie à l’intérieur de la communauté (les écureuils jouent au golf l’un contre l’autre [p. 4]) à des jeux où l’affrontement se joue entre les « nations pacifiques », d’une part, et les loups, de l’autre. En conséquence de quoi la victoire prend moins la forme d’un écrasement de l’autre (même si les loups sont souvent représentés en position de défaite) que d’une affirmation de soi dans la fête.
Un épisode me semble le montrer de façon incontestable. C’est celui qui présente les « dogues femelles » prenant la place des mâles dans les activités laborieuses du pays. Ces images ne mettent jamais en valeur la dureté du sacrifice. Aucune de ces « femelles » ne porte de marques de souffrance, de sueur, de difficulté à assumer leurs tâches. Au contraire, le dessin met en valeur l’incongruité de la situation, en travaillant un puissant contraste entre la féminité des personnages et leurs activités. Il s’agit là de mettre en scène ces femelles animales mimant des activités qui ne leur sont pas destinées. Elles font ainsi ressortir de façon tout à fait explicite leur situation comme un déguisement ; voir par exemple une femelle qui fait la police aux carrefours » : les boucles blondes qui dépassent, le rouge à lèvres, les pommettes saillantes, le pantalon bouffant enfin, tout jure par rapport à la fonction même du policier.
Il y a là une indication essentielle à la compréhension de l’album : les animaux y sont déguisés – à l’évidence, déguisés en humains. Leurs déguisements d’ailleurs tiennent mal, comme si les bêtes venaient à peine de récupérer des frustres usées et de s’en affubler. Une bonne partie des habits sont rapiécés [1.2 ; 2.6 ; 3.3], même quand il s’agit d’uniformes [7.3], mais surtout, tous les pantalons sont dotés d’un raccommodage étonnant, une pièce ouverte qui permet aux animaux de laisser passer la queue [16.4 ; 39.3]. Le fait que la pièce soit généralement d’une couleur différente de celle de l’habit la fait apparaître comme un signal ostensible du déguisement, comme si Calvo pointait ici le présupposé même de son dessin.
Le motif du déguisement est très régulièrement mis en scène dans l’album. Les loups se déguisent en ours pour « pouvoir les commander en temps voulu » (25) ou en agneau (58.1). Mais c’est surtout autour de l’hyène que se concentre ce motif du déguisement. Elle est présentée dès le début comme « l’hyène à peau de louve » [9.3], comme une version dégradée de la barbarie des loups.
Mais ce déguisement ne cesse de bouger sur le dos de la bête : on le trouve à l’envers dans la grande représentation du globe [26], posé sur le trône africain de l’animal [34]. Il s’agit, à l’évidence, de marquer l’inadéquation du déguisement, mais du même coup, on présente très explicitement le jeu même du déguisement. Aussi n’est-il pas étonnant que l’hyène soit le seul animal « démasqué », le seul dont on voit apparaître le visage humain, sous la forme d’un masque, qui rappelle trait pour trait le visage de Mussolini [33.5].
Cette importance accordée au déguisement dans le dessin de Calvo ne doit pas s’expliquer seulement par une volonté d’atténuation. Il y a là un véritable choix graphique. On peut en effet dire schématiquement que la représentation animale aux XIXe et XXe siècles s’oriente dans deux directions principales : le déguisement et l’hybridation. Les premières manifestations de ces deux types de représentations se trouvent probablement dans l’œuvre de Grandville. Dans ses illustrations des Fables de La Fontaine et de Florian, Grandville se contente de déguiser les animaux. Ils sont dessinés avec beaucoup de précision comme des animaux, mais ils portent des habits humains. Bien souvent, d’ailleurs, la scène qu’ils sont en train de jouer sous les yeux du spectateur n’est que le double d’une scène jouée en second plan par des humains, comme pour montrer à quel point les animaux, dans cette solution graphique, « jouent aux hommes ». Il s’agit bien là pour l’animal de se déguiser en homme et le dessin ne laisse aucune ambiguïté sur l’identification animale du dessin.
L’autre modalité de dessin animalier, celui de l’hybridation, trouve sans doute sa première manifestation dans Les Métamorphoses du jour du même Grandville. Sur un corps qu’on peut cette fois-ci identifier sans hésitation comme un corps humain, le dessinateur vient ajouter une tête animale. Cette modalité de représentation est sans doute plus troublante car elle organise la rencontre de l’animalité et de l’humain. Elle joue ainsi sur notre perception même de l’humanité et vient présenter explicitement la césure qui joue au cœur de notre machine anthropologique [5].
C’est cette modalité du dessin animalier que Spiegelman a choisie pour représenter les personnages de Maus et je pense que la subtilité de son album, pris entre, d’une part, atténuation du pathétique et, d’autre part, mise en avant brutale du scandale même de l’extermination, tient en grande partie à ce choix graphique. Calvo au contraire n’utilise presque jamais cette hybridation de l’homme et de l’animal. On n’en trouve qu’un seul exemple dans La Bête est morte. Il s’agit d’une femme à tête de lapin qui parodie évidemment La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Ici, bien que la tête de lapin se trouve collée de façon vraiment très incongrue sur le torse féminin nu, la dimension allégorique et le clin d’œil culturel font passer au second plan cette dimension dérangeante pour ne laisser place qu’au discours, associant la lutte pour la liberté à la Libération aux émeutes révolutionnaires du XIXe siècle.
Pour autant, Calvo ne présente pas essentiellement des animaux « purement animaux », déguisés en humains. On trouve certes quelques exemples d’animaux en posture animale, que seul un accessoire vient rattacher à l’humanité. C’est le cas de façon frappante du dogue [21.1], qui ressemble beaucoup à Churchill.
Sans son cigare et son casque, il apparaîtrait comme un chien ordinaire – les accessoires permettent de percevoir une mimique humaine sur son visage (une forme de moue boudeuse), mais rien dans le corps de l’animal ne vient imiter une posture humaine. Inversement, le loup qui marche au pas de l’oie ne garde, à l’exception de ses mains et de sa tête, aucune trace de son animalité : il se tient parfaitement droit, ses pattes sont couvertes de bottes qui empêchent de voir ses poils et ses griffes, ses jambes sont raides. En fait, on peut suivre dans l’ensemble de l’album une véritable gradation dans le dessin ; d’abord les bêtes les plus simplement animales (on trouve même des cigognes et des bisons qu’aucun détail ne vient humaniser [p. 28 et 29]) ; puis des animaux qui gardent un souvenir important de la posture animale, comme les pattes arrières repliées de l’écureuil [20.3] ; des animaux qui ne gardent qu’une trace de cette posture, avec des pattes légèrement courbées ; enfin, des animaux qui ne gardent trace de leur animalité que dans leur visage et leurs mains.
Calvo préfère ne pas choisir une technique graphique et renouveler à chaque dessin le type d’association entre l’animalité et l’humanité qu’il proposera. Cette solution a deux conséquences importantes. La première est que le lecteur ne ressent jamais de façon brutale la césure entre l’humain et l’animal, mais peut en même temps la voir jouer de façon continue. Calvo ne s’interdit pas, en effet, de faire remarquer le jeu d’association entre humain et animal. On peut citer la légère incongruité graphique qui fait que les grenouilles peuvent avoir des seins et surtout un nombril, alors que ce ne sont bien sûr pas des mammifères. Mais surtout, on notera que les « lapins » français enfermés au Stalag reçoivent pour les réconforter un paquet étonnant, puisqu’il contient un « pâté de lapin ». Par delà ces clins d’œil, on peut penser que la continuité entre l’animal et l’humain permet à la fois d’atténuer l’horreur de la guerre, on a eu l’occasion de le voir à propos du jeu, mais aussi de la faire ressortir de façon trouble : dans les rares vignettes où est mise en scène la souffrance des combattants, leur corps est donné à voir de façon très dérangeante comme un corps à mi-chemin entre l’animal et l’humain. Ainsi des scènes de torture [23.1 et 55] où l’on se demande si ces corps distendus, aux côtes creuses, sont des corps de lapins qu’on va dépecer ou s’ils ressemblent à des corps humains souffrant. Ces scènes jouent ainsi du double scandale d’hommes traités comme des bêtes ou d’animaux participant injustement aux horreurs de la guerre. Dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agisse de percevoir les hommes torturés comme des animaux dans un abattoirs, ou qu’il s’agisse de percevoir des animaux torturés comme le seraient des hommes, le dessin vient jouer à la frontière entre l’humain et l’animal autour de la mort et la souffrance et fait percevoir, au milieu de la gaieté insouciante d’une guerre jouée, l’inquiétude d’un humain porté à sa limite par l’événement.
La deuxième remarque qu’on peut faire sur cette continuité dans le dessin entre l’humain et l’animal, c’est qu’elle permet à Calvo de ne jamais se reposer sur une solution figée. Le choix de tel ou tel équilibre graphique ne dépend ni d’un dessin donné ni d’une espèce. On verra dans un même dessin une diversité de choix graphiques [38.1] aussi bien autour du vêtement que des postures. Cette caractéristique va nous permettre d’aborder la grande qualité du dessin de Calvo, sa capacité à créer de la différence.
typologie et continuité du règne animal
La justification principale de l’emploi du dessin animalier dans La Bête est morte est sa dimension typologique. Le modèle de la fable qui suppose cette typologie est rappelé à plusieurs reprises dans le texte par des citations des Fables de la Fontaine : « Baby l’agneau pouvait se désaltérer dans le courant d’une onde pure… » [2.2] ; « Mais quelqu’un troubla la fête » [p. 5]. Suivant cette tradition de la fable – et en particulier des Métamorphoses du jour de Grandville –, Calvo utilise la typologie animale comme équivalent d’une typologie sociale : les grenouilles représentent les marins français [21.2], les chamois les chasseurs alpins [p. 19], etc. Mais sur l’ensemble de l’ouvrage, la typologie animale est là pour permettre des identifications nationales. Les Allemands sont des loups, les Italiens des hyènes, les Anglais des dogues, les Soviétiques des ours, les Américains des bisons, les Japonais des singes jaunes, les Australiens des kangourous, les Hollandais des vaches, les Danois des chiens danois, les Belges des lions.
Certes, de telles identifications correspondent souvent à une typologie morale des peuples ; il ne fait pas de doute que pour Calvo, les Allemands sont cruels comme des loups. De même, sans doute, les Anglais sont-ils perçus comme fidèles (ils sont d’ailleurs désignés par le texte comme « nos fidèles alliés les Bull-dogs » [17.4]). Mais le choix du bull-dog se justifie sans doute d’abord et avant tout parce que ce dernier apparaît comme l’animal-totem traditionnel de la Grande-Bretagne. La typologie animale associe ainsi de façon complexe typologie nationale, caractérologie et tradition héraldique. Calvo choisit pour certains peuples des animaux très représentés dans leur pays – c’est le cas par exemple des kangourous pour représenter les Australiens ou des vaches choisies pour les Pays-Bas, bien que ces derniers ne soient représentés qu’à propos de Sumatra, envahi par les Japonais (ce qui crée une certaine incongruité, Sumatra n’étant certainement pas peuplée de vaches, même au cours de la colonisation néerlandaise). Pour d’autres peuples, il utilise un animal héraldique, bien qu’il ne corresponde à aucune caractérisation proverbiale du pays : ainsi, les Belges sont-ils représentés comme des lions (le lion est l’emblème de la Flandre).
Mais généralement, les caractères « statistiques » et la psychologie des peuples finissent par se mêler et se confondre. C’est particulièrement frappant pour les bisons qui sont choisis comme animal endémique caractéristique des États-Unis (il n’est pas anodin que lors d’une de leurs premières apparitions, les « bisons » américains soient représentés comme des Indiens tenant un conseil de guerre contre les loups), mais qui sont en même temps caractérisés par leur puissance – « la puissance du Bison était connue », dit le texte [28.3], illustrant une vignette où un troupeau de bisons charge dans la violence de sa sauvagerie (et il faut noter que c’est un de très rares dessins d’animaux représentés en tant que tels).
La typologie animale favorise donc une confusion des traits nationaux et des traits de caractère. Le risque est donc de proposer des traits figés et de tendre à une forme de racisme. Le texte décrit ainsi régulièrement le peuple allemand même comme cruel et violent :
Mes chers petits enfants, n’oubliez jamais ceci : les Loups ont accompli ces horreurs, étaient des Loups normaux, je veux dire des Loups comme les autres. […] Ne croyez pas ceux qui vous diront que c’étaient des Loups d’une secte spéciale. C’est faux ! […] Il n’y a pas de bons et de mauvais Loups ; il y a la Barbarie qui est un tout, et ne comporte qu’une seule race, celle des monstres, des bourreaux, des sadiques, des tueurs [6].
Il arrive que le dessin même appuie une telle identification raciste entre traits de caractères et nations – la chose est patente à propos des singes jaunes, ces derniers présentant tous les traits physiques dont on affuble traditionnellement les Japonais, puisque leur peau est jaune et leurs yeux fortement bridés [35.7]. Cependant, il faut noter que cette caractérisation raciste du dessin est l’exception : les Loups allemands ne sont pas grands et blonds, les hyènes italiennes pas particulièrement brunes, etc. Ce qui fait surtout courir au dessin un risque de figement, c’est le fait même de la typologie qui, en attribuant à telle nation un animal-totem donné, s’enferme dans la répétition infinie du même.
Or, tout le génie graphique de Calvo tient dans la réponse subtile qu’il fait à cette difficulté : le dessin animalier dans La Bête est morte devient l’occasion d’une interrogation du principe de répétition qui est au cœur de la typologie. L’album ne s’ouvre en effet pas immédiatement sur une confrontation des différentes nations ; il ne propose donc pas une typologie constituée dès l’abord. Au contraire, il présente d’abord presque exclusivement la situation à l’intérieur de la France. Sur les vingt-trois premières planches de l’album, onze concernent exclusivement la France, sept présentent la France envahie (mais les personnages y sont principalement des Français), cinq s’intéressent essentiellement aux Allemands − le reste du monde n’apparaissant qu’à partir de la vingt-quatrième planche. Il s’agit donc d’abord de donner un tableau de la France avant la guerre. Or cette France d’avant la guerre n’est pas soumise, comme les autres nations présentée dans l’album, au principe d’équivalence entre un peuple et une espèce animale. Les premières vignettes présentent successivement des « petits lapins », des grenouilles, des cigales, des écureuils, un agneau, des canards, des abeilles, un chat et des souris. Puis une grande planche représentant une clairière au bord de l’eau donne à voir toute la diversité du peuple français, puisque s’ajoutent aux animaux déjà cités une tortue, deux serpents, une taupe, des passereaux, un oiseau échassier.
Ce qui, dans le dessin de Calvo, transforme la France d’avant-guerre en un monde idyllique, c’est sa capacité à toujours produire de la différence. Cette capacité s’appuie parfois sur la tradition de typologie sociale du dessin animalier. Ainsi, les souris [3.3 ; voir plus haut] portant casquettes et salopette rappellent-elles sans doute les prolétaires de Grandville ;
les cigales musiciennes de la première planche, surtout, se rattachent clairement aux Fables de La Fontaine. Pour autant, la multiplicité des animaux choisis pour représenter la nation française ne peut s’expliquer avant tout par cette typologie sociale. Les grenouilles de la première planche, en villégiature au bord de la mare, ne semblent pas appartenir à une classe homogène, puisqu’on trouve aussi bien une grenouille capitaliste lisant un journal intitulé BOURSE et fumant cigare qu’une grenouille plus modeste, portant canotier et fumant la pipe ; inversement, dans le grand dessin qui occupe toute la quatrième planche, on ne peut pas expliquer la différence entre la famille lapin sous son champignon-parasol, à gauche, et la famille grenouille, sous son propre champignon-parasol. La seule chose qui les distingue, c’est que les uns plongent et nagent, alors que les autres restent au bord de l’eau, mais cette différence provient de leur nature animale et non d’une caractéristique sociale. De même, à la terrasse de l’Auberge Rouge Trogne, une taupe, un écureuil, une souris et un lapin partagent la même table sans qu’on puisse expliquer par des différences sociales le choix de tel ou tel animal. Ce qui signifie que Calvo joue de la différence pour elle-même : il s’agit pour lui d’élargir la diversité du peuple français.
Ainsi, Calvo ne joue pas du dessin animalier pour établir une typologie figée qui enfermerait les individus dans une identité unique. Au contraire, il en fait le point de départ d’un travail de différenciation qui exagère toujours plus les détails. À la différence qui existe d’un groupe d’animal à un autre ou d’un animal à un autre vient donc s’ajouter une différence entre les individus d’une même espèce. On peut par exemple comparer les quatre écureuils qui apparaissent de part et d’autre de la double page 2 et 3 : le dessin différencie les quatre personnages par leurs habits, salopette, pantalon à bretelles, robe et chapeau, costume élégant, mais il ajoute à ces différences des distinction physiques très évidentes comme les cils maquillés de la jeune écureuil, les joues rouges et boutonneuses du patron de bar ; mais plus subtilement on peut aussi remarquer que les deux « jeunes écureuils » sont légèrement différents ; celui de gauche ayant une bande rousse légèrement plus relevée que celui de droite, celui de droite les joues nettement plus brillantes que celui de gauche. Ces différences infimes sont peut-être les plus importantes. Elles supposent que la différence ne joue pas seulement entre des espèces ou même des classes à l’intérieur des espèces mais bien entre des individus. C’est ce qui rend le détail même du dessin passionnant : des détails de différenciation apparaissent toujours d’un personnage à l’autre. Même les grenouilles qui, au premier dessin, peuvent paraître très semblables, présentent d’infimes différences, entre femelles et mâles, bien sûr, mais aussi dans l’habillage (l’une porte un feutre mou, l’autre un chapeau de cavalier, l’autre un canotier, les quatre autres sont tête nue ; l’une fume la pipe les deux autres le cigare, certaines portent des maillots-slips, deux autres un costume de bain ; les couleurs de ces costumes elles aussi varient – avec ou sans rayures, rouge, ou bleu) et finalement dans le physique : la grenouille mâle qui se trouve sur le ponton porte une fine moustache, et sa compagne a un joli grain de beauté sous l’œil, ce qui la distingue nettement de l’autre femelle assise au bord de la mare sous son ombrelle.
C’est pour cette raison que les Loups de Barbarie menacent radicalement le bonheur des habitants de France. C’est qu’ils apparaissent au contraire comme parfaitement semblables. Le terme précis serait d’ailleurs sans doute uniformes, tant leur ressemblance provient du fait qu’il s’agit d’abord et avant tout de guerriers. Sur l’ensemble de l’album, seuls six loups ne portent pas l’uniforme, alors qu’on pourrait sans doute en dénombrer plus d’un millier. Significativement, ce sont les seuls animaux dont on ne voit jamais les pattes, toujours protégées par leurs godillots (les exceptions sont extrêmement rares) – ce qui favorise l’atténuation de la différence animale.
Calvo travaille cette tendance à l’uniformisation dans le détail de tous les dessins. Le procédé le plus courant de ce véritable « clonage visuel » se trouve dans des effets de triplement : dans la première planche où apparaissent les Loups [5], ils suivent une instruction militaire et très logiquement reproduisent des gestes en groupe. Le dessin présente quatre groupes de trois loups en attitudes dupliquées et une paire symétrique. Cette méthode de la duplication se retrouvera dans l’ensemble de l’album, que les loups forment une haie d’honneur [13.5], qu’ils se rendent en masse [43], qu’ils enfoncent ensemble une porte [60] ou même qu’ils meurent [35.1]. Ce dernier exemple est d’ailleurs particulièrement intéressant, parce qu’il permet de réduire la pitié qu’on peut ressentir vis-à-vis des loups morts : ce ne sont pas des individus qui meurent, mais une masse.
Le plus souvent, ces masses apparaissent dans des batailles où la perspective du dessin finit par les fondre en une seule mer de casques qui s’étend à l’horizon [voir 11, 35.1, 40.3, 48 centre]. Il faut pourtant admettre que si les loups sont les plus constamment soumis à ce traitement graphique, ils ne sont pas les seuls. Les bisons (américains) et les bull-dogs (anglais) finissent aussi confondus dans cet infini de casques [34.5, 46.1, 65]. Si les ours soviétiques sont un peu moins écrasés parce qu’ils ne portent pas de casques, ils sont tout de même fondus dans une masse [cf. p. 48, sur la gauche]. Au fond, on peut se demander s’il n’y a pas un tournant, entre le premier et le deuxième fascicule, qui correspondrait à l’internationalisation du conflit (annoncée par une vue aérienne du globe en pages 26-27) : à la guerre barbare des loups répond une guerre massive et mécanisée qui ne laisse pas les Alliés indemnes.
Qu’advient-il alors de la joyeuse diversité de la nation française ? De même que le récit se présentait comme un apprentissage possible du sérieux adulte, de même il pourrait suivre un chemin menant à l’uniformisation. La leçon de la guerre serait celle-ci : il faut porter l’uniforme et se fondre dans l’homogénéité d’une nation unie. On pourrait s’inquiéter de voir que la belle diversité initiale est remplacée par un cortège de prisonniers composé presque exclusivement de lapins et de rares écureuils [20.2], mais de toute façon fondus dans leurs uniformes bleus et leurs pelages bruns et dans une posture abattue commune à tous. Les Français apparaissent peu dans le second fascicule, mais ils n’apparaissent plus que sous la forme de lapins et d’écureuils et finalement seulement de lapins ; comme si le prix à payer pour gagner cette guerre était de renoncer à son insouciante diversité. Significativement, on retrouve même dans le dessin les procédés de triplement par lesquels les loups se trouvaient confondus les uns les autres [47.1].
Pour autant, le dessin de Calvo ne se laisse pas réduire à ce triste apprentissage. Les grandes planches présentent moins une uniformisation totale des individus pris dans la bataille qu’une tension entre uniformisation et différence. Ainsi de la jonction des forces françaises dans le désert [51]. Les lapins y sont certes vêtus d’un uniforme qui donne à tous la même apparence. Surtout, le jeu de la perspective tend à transformer leurs rangs en une longue file uniforme. Cependant le premier plan laisse se déployer ces lapins dans une diversité d’attitudes toujours renouvelée. Si l’on suit les files comme le suggère le dessin, tendu vers le drapeau de rassemblement, on voit s’épanouir une suite de positions toujours différentes : un lapin qui salue les suivants de sa casquette montée sur son fusil, un autre qui pousse son camarade de l’épaule, la tête appuyée sur la main, un autre qui pousse le suivant de ses deux mains, tout en levant la patte droite pour continuer son ascension, un autre dont la tête disparaît sous les bras, dans le mouvement de l’effort, un autre encore qui avance presque à quatre pattes, un autre qui s’éponge le front après l’effort en souriant à son camarade, lequel tourne la tête à sa gauche, un autre monté sur le rocher, casquette et fusil déposés un peu plus bas, etc.
La description pourrait continuer longtemps : car face à un tel déploiement de la différence, l’analyste se voit forcé d’adopter un empirisme radical. Rendre compte des qualités d’un tel dessin, c’est certes suivre la longue ligne qui va du premier plan au point de rassemblement, suivant une sorte d’S courbé, mais c’est surtout décrire l’un après l’autre chaque individu dans les différences toujours renouvelées de l’un à l’autre [7].
C’est par cette attention toujours renouvelée à la différence que le dessin de Calvo parvient à éviter la tentation du moralisme et de l’apprentissage, pourtant si fortement présente dans le contenu même du texte. Et c’est tout le plaisir qu’on peut prendre à la lecture d’un tel album : s’y attacher à une confiance toujours renouvelée en la différence. Le dessin animalier est ici un support formidable à cette différenciation permanente. Il s’agit d’insuffler un mouvement, mouvement de la gaieté animale, au cœur même des combats et de la guerre. De ce point de vue, l’animal dans La Bête est morte est bien une façon d’animer [8] le dessin et l’évolution du cadre narratif partant d’une salle où les objets sont inertes à une salle où ils ont tous bras et visages, souriant et tous en mouvement, dit peut-être mieux que le texte la véritable morale de l’album [78].
Henri Garric
[1] Ce sont des points que j’ai développés dans Henri Garric, « Quelques hommes à têtes de souris : réflexions sur le “dessin animalier” dans l’art et la littérature du XXe siècle », dans Jean-Paul Engélibert, Lucie Campos, Catherine Coquio et Georges Chapouthier (dir.), La Question animale. Entre sciences, littérature et philosophie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « Interférences », p. 215-230.
[2] Victor Dancette, Jacques Zimmermann, Calvo, La Bête est morte (1944-1945), Paris, Futuropolis, 1977, p. 1 (les pages ne sont pas numérotés ; je donne dans le texte, à titre indicatif, un numéro de page correspondant à une numérotation depuis la première planche). L’ouvrage est désormais au catalogue des éditions Gallimard.
[3] Victor Dancette, Il était une fois un pays heureux, Paris, Générale Publicité, 1943.
[4] Thierry Groensteen (dir.), Animaux en cases : une histoire critique de la bande dessinée animalière, Paris, Futuropolis, 1987, p. 8.
[5] J’emprunte cette expression à Giorgio Agamben, L’Ouvert : De l’homme et de l’animal, Paris, Rivages, 2006, collection “Rivages poche”, traduit de l’italien par Joël Gayraud. Voir sur ce point mon article cité supra.
[6] Ibid., p. 69.
[7] Cette profession d’empirisme graphique me semble une des meilleures réfutations que l’on puisse apporter à l’herméneutique du récit de Ricœur. Dans les termes de Ricœur, en effet, ce qui fait la valeur du récit, c’est sa capacité à faire figure : « la mise en intrigue est l’opération qui tire d’une simple succession une configuration » (Paul Ricœur, Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique (1983), Paris, Seuil, 1991, p. 127) ; elle produit ainsi une « synthèse de l’hétérogène » par laquelle le récit « prend ensemble » le divers des épisodes. C’est bien ce que font et la morale de l’ouvrage et la perspective dans le dessin : elles proposent une synthèse qui donne à voir les soldats composant l’armée comme une totalité, et à comprendre l’histoire de cette guerre comme une victoire de la nation unie. Mais cette synthèse laisse de côté l’essentiel, le divers des faits et des individus, la différence irréductible que le dessin ne cesse de reconduire.
[8] Je rejoins ici les remarques de Thierry Groensteen sur le lien intrinsèque existant entre animal et animation : « En tant que média, la bande dessinée se définit par la répétition des cadres, c’est-à-dire par une multiplicité d’images fixes. Le récit naît du fait qu’à l’intérieur de cette structure, certains éléments récurrents se transforment, s’animent, agissent enfin – tandis que d’autres, inertes, sont indéfiniment reproduits sans subir d’animation significative. [C’est ce qui explique l’importance de l’animal en bande dessinée car] il n’y a pas loin de l’animation à l’animalisation », Thierry Groensteen, op. cit., p. 11-12.