la bande dessinée sur le terrain
[janvier 2002]
Tintin, reporter au Petit Vingtième, Fantasio, envoyé spécial du Moustique, Ric Hochet, journaliste à La Rafale, Jeannette Pointu, reporter photographe, Clark Kent alias Superman, journaliste au Daily Planet... Avec tous ces personnages fictifs, parmi les plus illustres, ayant embrassé la carrière de journaliste, il était dit qu’un jour ou l’autre, la bande dessinée se préoccuperait plus particulièrement de reportages.
Longtemps, la bande dessinée européenne ne s’est contentée que d’aventures et jamais, dans Tintin et Spirou, il n’est réellement question de métier, le journalisme offrant simplement d’évidentes commodités romanesques. D’accord, Fantasio cherche parfois à devancer Seccotine sur un scoop (et vice versa !), mais personne n’a jamais vu Tintin suer devant sa Remington ni se creuser la tête pour rendre compte d’un reportage au Tibet. Pourtant, à mesure que son lectorat se diversifie, que le moyen d’expression et ses auteurs mûrissent, que le monde et la société évoluent, le neuvième art aborde une sorte d’adolescence thématique. Dans cet esprit, la bande dessinée de reportage s’affirme aujourd’hui comme un genre en plein développement.
Après l’autobiographie, traitée depuis les années 70 et très en vogue dans les années 90 (voir notre dossier dans Neuvième Art No.1), la question de la représentation du réel immédiat et du témoignage d’actualité émerge à nouveau. Citons simplement, parmi les auteurs actuels qui s’y sont confrontés : Joe Sacco, Jean Philippe Stassen, Étienne Davodeau, Jacques Ferrandez, Jacques de Loustal, Philippe Bailly, Guy Delisle, Jochen Gerner, Dupuy et Berbérian, Wazem, Golo et les autres dessinateurs ayant participé aux récents ouvrages collectifs de l’Association : Edmond Baudoin, David B., Jean-Christophe Menu, Vincent Vanoli, Caroline Sury, Thomas Ott et Dominique Goblet. Dès 1985, Thierry Groensteen avait pressenti l’avènement du genre : « C’est encore un nouveau débouché pour la bande dessinée que d’être utilisée comme un outil proprement journalistique.[...] il se pourrait (mais il est encore trop tôt pour l’affirmer) qu’on assiste en ce moment à l’émergence d’un genre nouveau, le BD-reportage. Demain, certains envoyés spéciaux des organes d’information n’auront peut-être plus la caméra au poing, mais le crayon à la main [1] ».
Bien entendu, le dessin d’actualité dans la presse ne date pas d’hier, pas plus que les carnets de voyages. Et nombreux sont les dessinateurs qui pratiquent depuis longtemps le repérage dessiné en s’inspirant, dans leurs récits de fiction, de l’actualité ou de l’histoire plus ou moins récente. Les aventures de Jonathan par Cosey, de Stéphane par Ceppi, les premiers albums d’Enki Bilal et de Pierre Christin, pour ne citer que ces quelques exemples, regorgent d’incursions de l’actualité dans le récit. Par le biais de l’expérience vécue, d’autres auteurs élaborent un récit directement lié à l’histoire immédiate : Michel Duveaux perdu dans Beyrouth, Baudoin en résidence à Vitrolles [2], Wolinski à Cuba [3], Marjane Satrapi dans l’Iran des mollahs [4]. D’autres encore illustrent en bande dessinée l’actualité de société, tels Loustal, Mattotti, Kamagurka et Pfarr choisissant chacun de raconter en bande dessinée un fait divers pour Das Magazin, le supplément dominical du Tages Anzeiger de Zürich [5].
Et que dire d’un album comme C’était la guerre des tranchées, de Jacques Tardi ? Sinon qu’il pourrait être un documentaire parmi les mieux informés sur la Première Guerre mondiale, à ceci près que son auteur n’était pas né au moment des faits... Enfin, il convient d’envisager la foison de carnets de croquis, de voyages, d’esquisses, dont beaucoup sont aujourd’hui publiés par des éditeurs de bandes dessinées. Ferrandez en Syrie est-il, en la matière, l’égal de Delacroix au Maroc ? Doit-on considérer de la même marnière les carnets du dessinateur Loustal et les aquarelles du navigateur Titouan Lamazou ? Des récits de voyage comme les Courts-circuits géographiques de Jochen Gerner ou Shenzen de Guy Delisle, au demeurant d’excellents ouvrages, sont-ils des reportages en bande dessinée ? Quelle place doit-on donner au récit et à la séquence, stricto sensu ? De fait, la définition d’un genre comme la bande dessinée de reportage se heurte à plusieurs difficultés. Il faudrait s’entendre sur la signification même du terme reportage, du traitement de l’information, du type de support utilisé : presse, magazine, album, carnet de croquis... Bref, il ne s’agit pas ici de dresser un inventaire exhaustif des tentatives de reportages dessinés à travers les âges, ni d’enfermer les travaux des dessinateurs dans une catégorie. Mais il convient tout de même de donner quelques pistes et d’affirmer certains choix, au moment où les auteurs de bande dessinée semblent s’intéresser précisément à leur environnement immédiat, ce qu’ils avaient peu fait jusqu’à présent. Dans un premier temps, nous tenterons d’établir une perspective historique, puis nous ferons l’inventaire des pratiques actuelles, en essayant de définir ce qui les caractérise au premier chef.
Du cartoon à la BD
Bien avant l’apparition de la photographie, à l’époque où le neuvième art balbutiait, l’essentiel de l’actualité se trouvait présenté dans les journaux imprimés. En Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle, le caricaturiste James Gillray invente le dessin d’actualité [6]. Ses gravures, rehaussées à l’encre (le couleur, légendées manuellement et dans lesquelles apparaissent quelquefois le phylactère, exceptionnellement la séquence, le rendent célèbre à travers toute l’Europe. Elles paraissent dans The Oxford Journal ou The Westminster Review et sont aujourd’hui de précieuses sources iconographiques sur une époque en mal d’informations.
Outre les représentations d’hommes politiques et de leurs frasques, les dessins de Gillray regorgent de détails sur l’actualité de l’Europe et de l’Angleterre sous le règne de George III. Par exemple, lors de l’exécution de Louis XVI, le 18 janvier 1793, les Anglais se demandaient bien à quoi pouvait ressembler notre guillotine, eux qui ne connaissaient que la hache. Le 12 février, soit quatorze jours après l’événement majeur de cette autre fin de siècle, Gillray établit une description exacte de l’engin dans The Zenith of French Glory. Une réplique est même construite qui figurera dans l’échoppe d’un imprimeur londonien. Gillray passait beaucoup de temps, notamment clans les couloirs de la Chambre des Communes, à croquer les situations qu’il allait ensuite graver, à l’instar de Pascin, autre peintre-dessinateur et illustrateur de presse, lui-même très friand d’anecdotes visuelles.
Les successeurs de Gillray, en France et en Angleterre, les Cruikshank, Grandville, Daumier, Monnier et autre Philipon, seront légion tout au long du XIXe siècle. En matière de dessin de presse et d’actualité, l’époque est féconde, Les journaux sont nombreux à mélanger le texte d’information et l’image dessinée. Certains, comme le Petit Parisien, consacrent invariablement leur première page à la représentation dessinée d’hommes politiques, à des fins strictement informatives. En 1871, alors que la Commune de Paris bat son plein, Gustave Doré réalise un reportage qui préfigure les croquis d’audience et autres scènes d’actualité en huis clos : une cinquantaine de dessins à l’encre de Chine, légendés et croqués en direct pendant les séances de l’Assemblée nationale, suivis d’autres esquisses à la mine de plomb représentants des communards [7]. Le journalisme engagé se développe, surtout le fait d’écrivains français comme Zola et Balzac, longtemps publié dans les journaux de Philipon.
Avec la Grande Guerre, le photo-journalisme apparaît. D’emblée, la première guerre moderne donne lieu à une profusion d’images photographiées puis dessinées, publiées dans une nouvelle sorte de presse d’actualité représentée par des titres comme Miroir ou bien Sur le vif. L’époque est à l’ultra-réalisme plus qu’à l’objectivité. Plus tard, Albert Londres voyage Dans la Russie des Soviets, Georges Orwell raconte la guerre d’Espagne au plus près... La presse invente un nouveau héros des temps modernes, le journaliste reporter d’image. Robert Capa, dont on connaît l’adage : « Si la photo n’est pas bonne, c’est que vous n’êtes pas assez près », crée l’agence du même nom. Les journaux de l’époque s’appellent Death in the Waking, Vu, Life. Bientôt, ils feront appel à des dessinateurs.
Saul Steinberg est l’un d’entre eux. Débarqué de sa Roumanie natale à New York en 1942, le grand illustrateur américain commence par travailler pour le Bureau des services stratégiques, l’ancêtre de la CIA. Il dessine des cartoons antinazis qui sont publiés dans les journaux de propagande américains, puis expédiés sur le front. Le cartoonist se déplace avec l’armée américaine dans un grand nombre de lieux touchés par la Seconde Guerre mondial : Afrique du Nord, Italie, Inde, Extrême Orient... En 1946, il est nommé correspondant spécial par le New Yorker et couvre le procès de Nuremberg, en Allemagne [8].
À la même époque, un autre Américain et l’un des grands maîtres de la bande dessinée mondiale, réalise des reportages : Will Eisner, Le dessinateur du Spirit est mobilisé en 1942. Il conçoit alors des planches didactiques, publiées dans le magazine militaire Army Motors, destinées à sensibiliser les soldats à l’entretien du matériel au moyen de la bande dessinée. Pour se documenter, Eisner visite des unités sur le terrain afin, selon lui, « d’utiliser des situations réalistes », évidemment plus efficaces. C’est ainsi qu’Eisner devient en quelque sorte le premier auteur de bande dessinée reporter de guerre. En 1950, le dessinateur reprend du service et parcourt la Corée, le Vietnam. Il crée PS magazine, qu’il anime jusqu’en 1972. A posteriori, Will Eisner racontera en bande dessinée quelques-unes de ces expériences vécues en temps de guerre, dans un livre de mémoires [9].
Mais le véritable pionnier de la bande dessinée moderne de reportage est l’Américain Shel Silverstein. Né en 1930 à Chicago, Silverstein sera, jusqu’à sa mort en 1999, l’un des principaux collaborateurs de Playboy. Très tôt, il est correspondant pour le magazine d’Hugh Hefner et réalise des récits dessinés à partir de nombreux pays. De 1957 à 1961, il parcourt le Japon, la Scandinavie, Paris, Londres, Moscou, la Suisse, l’Espagne, l’Afrique. Ses reportages dessinés sont très « écrits » et sont l’œuvre d’un auteur plus que d’un illustrateur classique. Silverstein est drôle, intelligent, anticonformiste, à mille lieues du journalisme conventionnel, Il se décrit souvent comme un reporter en mal de scoop. Bientôt, d’autres gratte-papier suivront cet exemple. C’est sur le modèle des reportages de Silverstein qu’Harvey Kurtzman commande au jeune Robert Crumb une série de dessins autour du quartier new-yorkais de Harlem, en 1964. Le résultat, publié dans le numéro 22 de Help, en janvier 1965, enthousiasme tellement le futur rédacteur en chef’ de Mad que celui-ci décide de lui en commander un second, sur la Bulgarie cette fois, qui sera publié dans le numéro 25 de Help, peu avant la faillite du titre. Plus que des reportages journalistiques, les Sketchbooks Reports [10] constituent plutôt une vision personnelle de l’auteur sur la réalité qui l’entoure, sans véritable narration, ils sont une déclinaison des sketchbooks et autres carnets personnels.
Cet aspect se retrouvera d’ailleurs dans la plupart des carnets de voyages réalisés ensuite par des auteurs de bande dessinées. Par exemple, lorsqu’en 1990 le dessinateur espagnol Raùl est envoyé en Russie par son journal, El Pais, en compagnie du journaliste et écrivain Ignacio Carrion. Tous ces travaux sont l’expression même de ce que Victor Hugo nommait la « chose vue », composante inaliénable, selon l’écrivain, de toute vision artistique et hautement personnelle. Il n’en reste pas moins que les reportages de Crumb sont des commandes de presse publiées comme telles, des articles dessinés qui trouvent leur place au sein d’un magazine, au même titre que les autres contributions rédactionnelles.
De la presse au carnet
En France, dans les années 60, d’autres journalistes et dessinateurs, nettement influencés par les créations de Kurtzman, Mad en premier lieu, effectuent des reportages dessinés, faisant du dessin l’égal du texte et se considérant autant comme des dessinateurs que comme des journalistes. Ils sont d’ailleurs, pour la plupart, titulaires de cartes professionnelles. Ce sont les auteurs de Hara-Kiri et Charlie Hebdo, les Gébé, Cabu, Wolinski, Reiser, Willem et autres Cavanna. Ce dernier, rédacteur en chef du premier Hara-Kiri, lui-même dessinateur avant d’être écrivain quand il signait Sepia, donnait ainsi au dessin une place de choix : « Pas vraiment de la bande dessinée avec ses cases, ses bulles et son découpage cinéma, mais quelque chose de beaucoup plus leste, de beaucoup plus enlevé, et qui devint vite le genre maison. C’était, si l’on veut, une écriture dessinée, apparemment bâclée comme un croquis − apparemment ! − et terriblement efficace » [11].
Cabu allait y faire merveille, mélangeant avec finesse, le plus souvent sur une double page, les textes et les dessins de reportages. Cabu est l’un des premiers dessinateurs à faire véritablement œuvre de journalisme sans se mettre en scène, à l’inverse d’une tendance que l’on retrouve malheureusement trop souvent dans les pratiques actuelles. Cabu voyage en Chine, aux États-Unis, mais croque aussi la banlieue, la province, les réunions politiques, avec cette incroyable capacité de réaliser des croquis sur le vif avec la plus grande grâce [12].
Dans les années 70 et 80, on compte quelques reportages en bande dessinée publiés ça et là dans des journaux de BD comme Pilote, Zoulou et Métal hurlant : Kent Hutchinson au Cameroun (« Je suis allé là-bas pour retrouver Tintin et j’y ai croisé Dieu ! »), Jean Teulé dans la France profonde, dite « réelle » (lire ici l’article de Clément Lemoine), Vuillemin et Berroyer en Israël, Bernalin et Armand au Nicaragua, Elyzabeth D. et Bertrand Guillou en Afghanistan. En 1985, l’éditeur Casterman lance même un titre, qui augure de bonnes choses pour l’extension du genre, mais sans succès. Pourtant placé sous le signe de la photographie, de l’aventure et du reportage, le magazine Corto, inspirée par le mensuel italien Corto Maltese, ne fut qu’une pâle tentative qui surfait sur la vague du voyage en prenant l’alibi de la bande dessinée. Dans Corto, il n’y a pratiquement de reportages qu’écrits et photographiés. Les bandes dessinées ne dérogent pas à l’angle exotique de la publication, tels les Carnets d’Orient de Ferrandez ou les inévitables aventures du globe-trotter Corto Maltese, d’Hugo Pratt. On notera d’ailleurs que le dessinateur transalpin, notamment dans ses récits sur les guerres africaines, ne fut pas loin du traitement des films de guerre mi-fictions mi-documentaires sur le conflit indochinois, comme la 317e Section de Pierre Schoendoerffer ou bien la Déchirure de Roland Joffé. Sur le même modèle que Corto, le magazine Géo s’est récemment lancé dans la publication de numéros spéciaux censés mêler bande dessinée et reportage, en fait une succession de reportages photographiques « réels », sur les traces des personnages de BD. Fort du succès, en 1999, du numéro consacré à Tintin, Géo vient de réaliser un autre hors série sur les pas de Corto Maltese et d’envoyer plusieurs dessinateurs en « reportage » sur les traces des grands maîtres de la peinture : Loustal suivant Gauguin à Tahiti, Dupuy et Berbérian cherchant Hockney dans le Grand Canyon, etc,
dans Bachi-Bouzouk No.2, mars 1999.
Certains quotidiens généralistes commandent parfois des reportages spéciaux aux dessinateurs. Libération a envoyé Crumb à Angoulême, Frank à Cannes. C’est pratique : plutôt qu’un compte rendu rédactionnel fastidieux, le dessinateur a l’énorme avantage de rendre les choses vivantes immédiatement. Et puis, le temps de l’événement est relativement court. À l’instar de leur illustre prédécesseur américain, Dupuy et Berbérian sont « envoyés spéciaux » à Angoulême en 1999 pour l’éphémère mensuel d’actualité de la bande dessinée Bachi Bouzouk.
Autre événement dans lequel l’apport du dessin est crucial : le croquis d’audience. Et pour cause ! En France, en Belgique et dans d’autres pays européens, contrairement aux États-Unis, l’usage des caméras et autres appareils photos est rigoureusement interdit. D’où la longue tradition de journalisme judiciaire dans lequel le chroniqueur doit mettre en scène ce qu’il vient de voir sans le support de l’image. Dans ce domaine, la presse est depuis toujours friande de dessin rapide et réaliste. Avec Charlie Hebdo toujours, la chronique judiciaire connaît même quelques chefs-d’œuvre de mise en scène : Le Procès Papon, par exemple, soit 144 pages de compte rendus en bande dessinée tout à fait uniques [13], ou Le Tour de France du crime, 18 procès d’assises racontés en croquis [14].
1998, première planche.
Tout récemment, le dessinateur belge Pierre Bailly s’est livré au même exercice avec le dessin, dans le cadre du journal télévisé de la RTBF, lors des comptes-rendus d’audiences du procès de criminels rwandais, à Bruxelles, en juin 2001. Le résultat : plus d’une centaine d’images réalisées à l’encre de Chine, au crayon de couleur, à l’aquarelle, pendant les six semaines du procès, et remontés au jour le jour au sein de reportages audiovisuels d’actualité.
Depuis 1990 et la publication des premiers carnets de voyage de Loustal chez Futuropolis, nombreux sont les éditeurs à s’être positionnés sur ce créneau. Outre les éditions du Seuil qui éditent désormais les Carnets de Loustal, quelques éditeurs ont publiés d’excellents travaux : Cornélius avec Dupuy et Berbérian à New York, à Barcelone, puis à Lisbonne, et avec Blutch à New York ; Albin Michel avec Jano à Paris, en Afrique ou au Brésil, Dodo et Ben Radis en Inde ; Alain Beaulet avec Troub’s à Madagascar ou Muñoz en Argentine.
Dans le cas de Blutch, Dupuy-Berbérian et Troub’s, la force des dessins tient à leur évidente immédiateté. Chez ces auteurs, les esquisses ne sont peu ou pas retravaillées après coup, leurs livres sont une suite de croquis plus ou moins aboutis, quelquefois légendés, d’autres fois commentés, plus rarement élaborés en séquence. Il en ressort une impression très efficace pour qui veut voyager dans son fauteuil... D’autres projets sont moins intéressants. Ainsi la série de Jacques Ferrandez, publiée chez Casterman, réalisée en Turquie, en Syrie et, plus récemment, en Irak [15]. Outre une mise en page médiocre, on touche ici aux aspects les plus dérangeants du carnet de voyage remonté : le manque de spontanéité, un didactisme bon enfant, particulièrement visible dans le dernier volume consacré à l’Irak. Ici, Ferrandez voulait manifestement se rapprocher du reportage, sans doute parce que la situation politique du pays de Saddam Hussein est particulière. Avec l’écrivain-journaliste Alain Dugrand, l’auteur s’embarque dans un livre qui mélange un texte littéraire typographié, quelques digressions politico-historiques et d’autres aspects esthétiques qui évoquent plus le catalogue de voyage que le reportage dessiné.
Sacco et Stassen sur le front
La bande dessinée de reportage moderne naît véritablement au début des années 90 avec le travail de l’Américain Joe Sacco sur la Palestine [16]. À plusieurs titres, on peut considérer que Joe Sacco fut pendant quelques années l’unique représentant d’un genre qu’il avait lui-même créé. Sacco est titulaire d’une licence en journalisme obtenue en 1981 à l’université de l’Oregon. De 1988 à 1992, il parcourt le monde, une expérience qu’il relate dans son propre comics, Yahoo, suivant par exemple la tournée à Berlin du groupe de rock Miracle Workers (plus tard, Sacco suivra le groupe de bluesmen RL Burnside au Mississippi). À la fin de l’année 1991, le journaliste dessinateur passe deux mois en Palestine. Il réalise des interviews, prend des notes, des photographies et retourne chez lui à Portland pour réaliser un ouvrage qui combinerait la bande dessinée avec la technique du reportage. Palestine est d’abord publié en comics, puis en recueil. En 1996, Sacco s’envole pour la Bosnie, il en rapporte la matière d’un ouvrage de plus de 200 pages intitulé Gorazde [17], puis dans plusieurs villes de l’ex-Yougoslavie, à la rencontre de personnages hauts en couleur dont le chanteur Soba, qui fait l’objet du premier numéro d’une autre série de publications [18]. La méthode de Sacco est celle d’un journaliste classique. L’auteur se base essentiellement sur des interviews enregistrées sur bande magnétique. Seulement, les questions qu’il pose doivent être très précises afin de permettre ensuite une mise en scène aussi rigoureuse que possible. Par exemple, lorsque des témoins affirment ramper sur le sol pour éviter des coups de feu, Sacco leur demande s’ils progressent dans la boue, si le parcours est bordé d’arbres, etc. Car Joe Sacco réalise toutes ses bandes après coup. Il ne fait pratiquement aucun croquis sur le vif. Ses récits mélangent les témoignages et les mises en scènes autobiographiques dans plusieurs scènes « inutiles » mais qui, par la force de l’identification inscrite dans leur quotidienneté, rajoutent à l’impression de réel.
On sent l’influence du nouveau journalisme américain de la fin des années 60, incarné notamment par le reporter Mickael Herr, correspondant de guerre du magazine Esquire pendant le conflit vietnamien et auteur de Putain de mort, livre de chevet de tous les journalistes engagés. Autre tenant du nouveau journalisme, le sulfureux Hunter S. Thompson, correspondant de Rolling Stone et auteur notamment du livre Las Vegas Parano, adapté au cinéma par Terry Gilliam, livre qui n’a de reportage que le nom puisqu’il est surtout un prétexte permettant à son auteur de se livrer à ses débauches habituelles de drogues et d’alcool. Incontestablement, les scènes dont Sacco parsème ses comics et dans lesquelles il se représente au milieu de fêtes et de beuveries, participent de la même démarche. Pour le reste, le souci principal du journaliste américain est le désir d’authenticité. Avec Gorazde, sans doute dans un esprit didactique, une reconstitution historique est même établie. L’auteur utilise un fond noir pour les précisions historiques et les témoignages dans lesquels il n’est pas impliqué directement, et un fond blanc pour les scènes de la vie quotidienne.
Dans ce type de bande dessinée, on pourrait penser que le dessin nuit au réalisme habituellement traduit en images photographiques, fixes ou animées. Il n’en est rien. D’abord parce que l’image photographique ou télévisuelle n’est pas un gage d’authenticité, bien au contraire. Dans l’histoire de la photo de presse, les clichés mis en scène sont nombreux, depuis les soldats russes érigeant le drapeau rouge sur le toit du Reichstag photographiés par Evgueni Khaldeï jusqu’aux soldats américains qui prennent la pose à Haïti, le fusil à l’épaule, devant les appareils d’Alex Webb. La télévision n’est pas en reste, dont les reportages sont constamment en manque d’images et dont les commentaires audios sont la plupart du temps en décalage avec des plans de coupe interminables.
Évidemment, on ne trimballe pas avec la même facilité une armada télévisuelle et un carnet de croquis. Et puis, il y a dans le dessin une part de vérité différente, plus personnelle mais pas moins importante que dans une photographie cadrée. Quant à être sur place lors d’un événement extraordinaire, c’est rare, ça vaut de l’or et ça s’appelle un scoop. En ce sens, les témoignages de Sacco restent ce qu’ils sont et, bien qu’il s’en défende, on est en droit de poser la question de leur authenticité au même titre que pour, les informations contenues dans n’importe quel article de presse. Palestine, par exemple, regorge de témoignages spontanés sur les malheurs de la guerre. Ce qui, comme chacun sait, est une réalité mais aussi une nécessité d’expression de la part du peuple palestinien. Au reste, Sacco n’a jamais caché son engagement en faveur des Palestiniens ici, des Bosniaques ailleurs. C’est aussi l’une des grandes forces du récit en bande dessinée : l’usage subversif. De fait, un lecteur sera d’autant plus touché par un événement qu’il sera embarqué dans une suite de séquences narratives. On avait déjà pu s’en rendre compte avec Fax From Sarajevo, de Joe Kubert, qui n’était, somme toute, que le compte rendu, réalisé deux ans après les faits, d’un seul témoignage direct [19]. Mais l’objectivité est, on le sait, un vœu pieu. Même dans les tentatives les plus extrêmes de sobriété dans les moyens et dans l’expression, par exemple les documentaires sociaux de Raymond Depardon, l’inévitable esthétisation de l’image est bien là comme une interface.
D’autres ont d’ailleurs choisi la fiction pour évoquer des situations personnelles ayant trait à l’actualité, tel Jean-Philippe Stassen avec Déogratias, une bande dessinée dont les événements se déroulent lors des massacres rwandais de 1994 [20]. C’est d’ailleurs suite à la rencontre entre Sacco et Stassen, aux festival d’Angoulême et de Bastia 2001, que ce dernier s’est lancé dans l’élaboration de Pawa, une bande dessinée de reportage sur la question rwandaise [21]. Stassen s’est à nouveau rendu au Burundi et au Rwanda au cours de l’année 2001, collectant nombre d’anecdotes et de témoignages, prenant des notes le soir dans sa chambre. Le livre regroupera des récits courts en bandes dessinées, quelques anecdotes plus ou moins légères et des précisions historiques, sans doute typographiées. Stassen traitera justement la question de la recherche de l’information, du brouillage idéologique, de la foi donnée aux témoignages dans un pays où le récit oral, qui se déforme de bouche en bouche, fait partie des mœurs... Son travail devrait paraître en 2002, ce qui pose aussi le problème de l’adéquation à l’actualité, décalage encore plus présent chez Sacco qui, en plus d’une certaine lenteur dans son travail de recomposition, doit encore faire l’objet d’une traduction pour les non anglophones.
Dans les deux cas les questions d’actualité évoluent sans cesse et parfois très rapidement, ce qui est inscrit dans leur nature. Souvent, les travaux autobiographiques en prise avec l’actualité sont plus directs. On se souvient dès carnets d’errance d’Helena Klakocar [22] et plus récemment de Bons Baisers de Serbie d’Aleksandar Zograf [23], tous deux ayant trait au conflit serbes bosniaque mais à deux époques différentes... Des livres qui n’auraient sans doute pas existé sans les tourmentes de l’Histoire et qui ne sont pas le fruit d’une volonté particulière de leur auteur de transmettre de l’information d’un point de vue journalistique.
Un genre encore à inventer
Tous ces récits, on l’a vu, concernent des situations d’actualité particulières, des guerres, génocides et autres problèmes délicats. Bien entendu, cet aspect sensationnel fait leur force. Avec les reportages de l’Association [24], c’est différent. Il s’agit plutôt de courts récits de voyage quelquefois empreints d’actualité. Par exemple, quand Vanoli s’intéresse aux agissements politiques des paramilitaires mexicains du Chiapas, ou quand Baudoin traite du problème de l’excision dans les pays musulmans. Menu, quant à lui, tombe exactement dans le cas de figure évoqué plus haut, puisque son voyage en Égypte coïncide avec l’attentat de Louxor perpétré pendant l’hiver 1997, dans lequel 58 touristes furent assassinés. Du coup, son récit est le plus intéressant de l’Association en Égypte. Mais il ne suffit pas d’être sur place après la bataille, Wazem en fera les frais lors d’un séjour d’une semaine à Sarajevo qu’il évoque dans les derniers numéros de la revue Bile Noire et où l’on sent bien qu’il n’a pas grand-chose à raconter. On peut d’ailleurs noter que les dessinateurs profitent parfois de voyages organisés lors de manifestations festives ou professionnelles pour constituer un reportage. Ils ne partent donc pas forcément à la recherche d’information, ce qui est l’essence de tout travail journalistique... La plupart des auteurs de bande dessinée ne sont pas forcément rompus aux techniques de collecte de l’information, et c’est bien naturel. Ils racontent souvent ce qu’ils ont vu. Au mieux certains font-ils preuve, comme c’est le cas par exemple avec les auteurs de l’Association, d’un certain talent littéraire.
Le projet du dessinateur David Prudhomme et du journaliste Christophe Dabitch ajustement l’avantage de combiner le travail d’un auteur de bande dessinée avec celui d’un professionnel, déjà auteur de plusieurs documentaires réalisés en Serbie et diffusés sur les chaînes européennes, notamment le remarquable Un cousin en Serbie. Les deux auteurs sont repartis à la recherche de ce personnage, le propre cousin de Dabitch. Peut-être qu’ici, l’alliance un peu perdue ces derniers temps entre un créateur d’images et un homme d’écrit sera fructueuse. Enfin, d’autres travaux choisissent de s’éloigner du sacro-saint reportage de guerre ou du récit de voyage pour aborder des sujets de société. Ainsi le récent travail d’Étienne Davodeau avec Rural ! (Delcourt, 2000), une bande dessinée qui traite de l’agriculture biologique et des problèmes d’environnement liés à la construction d’une autoroute. L’ouvrage bénéficie d’une préface de José Bové, personnage médiatique s’il en est. Comme Sacco, Davodeau s’est basé sur des interviews. À la lumière de sa bande dessinée, on peut penser qu’elles ne sont qu’écrites. Encore une fois, le souci d’authenticité semble avoir été de mise : l’auteur, qui n’a pas échappé à la tentation de se mettre en scène, a soumis son manuscrit à tous les protagonistes de son histoire pour approbation.
Comme en littérature ou en cinéma, les auteurs qui parviendront à assumer les contraintes du reportage seront d’autant plus rares qu’il faut bien le dire, le genre est en gestation. Et il ne faut pas trop compter sur les éditeurs et sur les organes de presse pour en soutenir les évolutions. Soit les auteurs de bande dessinée se transforment en professionnels de l’information, ce dont on peut douter, soit ils continuent à nous faire part de leur observations en tant qu’auteurs, ce qu’ils sont indubitablement. Sacco, Stassen et quelques autres restent des cas particuliers. Le terrain à défricher est immense et presque tout − documentaires au long cours, études de société, reportages sur le vif... − reste encore à faire.
Vincent Bernière
Cet article a paru dans le numéro 7 de 9ème Art en janvier 2002, p. 46-55.
[1] Thierry Groensteen, La Bande dessinée depuis 1975, M. A, 1985.
[2] Baudoin, La Mort du peintre, Z’Editions, 1993.
[3] Wolinski, Monsieur Paul à Cuba, Albin Michel, 1998.
[4] Marjane Satrapi, Persepolis tomes 1 et 2, L’Association, 2000 et 2001
[5] Loustal, Insolite, Éditions du Seuil, 1999.
[6] Une exposition monographique de James Gilbray s’est tenue à la Tate Britain de Londres du 6 juin au 2 septembre 2001, assortie d’un excellent catalogue de Richard Godfrey et Mark Hallett, James Gilray, the Art of Caricature, Tate Britain, 2001.
[7] Gustave Doré, Versailles et Paris en 1871, Plon, 1907.
[8] Les dessins de Saul Steinberg provenant du procès de Nuremberg n’ont pas été réunis en recueil et pas un seul de ses livres n’est aujourd’hui disponible en langue française. Pour les dessins de reportages, ou pourra tout de même consulter Saul Steinberg, All In line, Harper & Brothers, 1944.
[9] Will Eisner, Mon dernier jour au Vietnam, Delcourt 2001.
[10] Robert Crumb, Sketchbook Reports, Cornélius,1999.
[11] In François Cavanna, Bête et méchant, Belfond, 1981.
[12] Les reportages en bandes dessinées de Cabu publiés dans Charlie Hebdo n’ont jamais fait l’objet d’un recueil. On pourra toujours admirer son coup de crayon dans Revoir Paris, éditions Arléa, 1996. Lire ici l’article de Bernard Joubert.
[13] Riss, Le procès Papon, hors série Charlie Hebdo, 1998.
[14] Riss, Le Tour de France du crime, hors série Charlie Hebdo, 1999.
[15] Jacques Ferrandez et Alain Dugrand, Irak, dix ans d’embargo, Casterman, 2001.
[16] Joe Sacco, Palestine, vol. 1 et 2, Vertige Graphic, 1996-1998.
[17] Joe Sacco, Gorazde, vol.1 et 2, Rackham, 2001.
[18] Joe Sacco, Soba, Rackham, 2001.
[19] Joe Kubert, Fax de Sarajevo, Vertige Graphic, 1997.
[20] Voir, sur ce site, l’étude d’Alain Agnessan.
[21] Jean-Philippe Stassen, Pawa, chroniques des monts de la Lune, Delcourt, 2002.
[22] Helena Klakocar V., Passage en douce, Fréon/L’atelier d’édition, 1999.
[23] Aleksandar Zograf, Bons baisers de Serbie, L’Association, 2000.
[24] Voir, dans ce dossier,l’article de Jean-Christophe Menu.