La bande dessinée quotidienne décortiquée
Créateur et animateur du site Töpfferiana, Antoine Sausverd vient de publier une biographie inédite d'André Daix, créateur du Professeur Nimbus. Lauréate du prix SoBD, cette étude passionnante de la BD quotidienne jette une lumière crue sur le milieu de la bande dessinée d'extrême-droite.
Antoine Sausverd, Dans l'ombre du professeur Nimbus. Aventures et mésaventures d’un héros de bandes dessinées et de son créateur André Daix, Montrouge, PLG, 2023, 190 p.
Récemment récompensé par le prix SoBD, l’ouvrage d’Antoine Sausverd offre un aperçu fascinant sur l’histoire mal connue de la bande dessinée de presse. À travers le personnage du professeur Nimbus, c’est en effet tout le paysage de la bande dessinée publiée dans les quotidiens qui se voit évoquée : syndication, circulation sur plusieurs titres en parallèle, conflits d’auctorialité, procès, reprise par des auteurs différents…
Le professeur Nimbus a laissé le souvenir d’un strip caractérisé par une aimable inocuité : savant fantaisiste, le héros muet se caractérise par un soigneux apolitisme. Pourtant, Antoine Sausverd montre admirablement dans son ouvrage l’ampleur de la part sombre de la série et de celui qui l’a co-créé, André Daix.
Première parution du Professeur Nimbus, dans Le Journal, 16 sept. 1934
Sa création, d’abord, s’inscrit dans le processus de modernisation de la presse quotidienne française, et de domestication locale de la forme américaine du strip. La bande dessinée se voit en effet, durant le premier tiers du XXe siècle, cantonnée essentiellement aux revues hebdomadaires familiales ou enfantines, ou bien encore aux éditions européennes des grands quotidiens américains. « Malgré quelques tentatives, rappelle Antoine Sausverd, le daily strip ne s’implante pas dans la presse quotidienne française qui lui préfère ses grandes pages dominicales » (p. 12). L’une des grandes qualités de ce livre est ainsi d’offrir une histoire de ce daily strip à la française, dont l’histoire a certes été bien balisée par l’extraordinaire travail de dépouillement opéré par Alain Beyrand dans son Catalogue encyclopédique des bandes horizontales françaises dans la presse adulte de 1946 à 1975, de Lariflette à Janique Aimée. Car s’il s’inscrit dans le prolongement de Beyrand, Sausverd montre toutes les vertus de l’étude de cas : étude thématique, variantes, versions concurrentes…
Le Journal, 1er novembre 1934
À travers Nimbus, c’est donc toute l’histoire de la place du strip dans la presse française qui se voit mis en lumière. Nimbus apparaît en effet dans Le Journal à partir du 16 septembre 1934, mais le titre « Professeur Nimbus » et le « droit au personnage tel qu’il a été dessiné » sont la propriété d’Opera Mundi : Winkler importe là les pratiques en vigueur dans la syndication américaine. Antoine Sausverd éclaire à travers Nimbus les difficultés de la transposition du système de la syndication – qui le conduit, l’affaire est connue, à lancer Le Journal de Mickey en octobre 1934.
Publicité pour Opera Mundi, Presse Publicité, nº 60, 21 mai 1939
Le sujet est considérable, et l’étude très riche de Nimbus ne saurait évidemment l’épuiser ; au contraire, l’ouvrage d’Antoine Sausverd constitue un plaidoyer vibrant pour l’analyse de ce corpus considérable et méconnu. Car, rappelle-t-il, les bédéphiles ont privilégié les illustrés et les séries américaines, et Nimbus a pâti de sa double nature de création française et de bande dessinée quotidienne.
Sausverd éclaire de façon particulièrement riche l’agence Opera Mundi fondée par Paul Winkler, grâce à une plongée dans les archives qui éclaire les conflits entre Daix et Winkler : notamment la décision de déposer Nimbus comme une marque déposée au tribunal de commerce de la Seine (p. 68). Sausverd montre également, dans la lignée des travaux de Julien Baudry notamment, la dimension profondément transmédiatique de cette culture graphique de l’entre-deux-guerres, qui se voit déclinée en livres, spectacles, produits dérivés…
Le Journal, 3 novembre 1934
Dans le prolongement des travaux de Thierry Crépin, Antoine Sausverd montre également la place singulière qu’occupe Nimbus dans les débats autour de l’américanisation de la bande dessinée dans les années 1930 : il montre ainsi que Georges Sadoul place le savant muet dans le même sac que Mickey, Félix le Chat, Tarzan ou encore Guy l’Éclair, « tous ces héros standardisés [qui] qui sont liés de très près aux trusts américains qui contrôlent à la fois le cinéma, la presse et la radio ». Nimbus, dans ce contexte de tensions, sert justement à Winkler pour se dédouaner de ces accusations et se présenter comme un champion de la création française.
Le Journal, 7 février 1938
L’autre grand intérêt de l’étude d’Antoine Sausverd, outre l’étude de la circulation complexe de Nimbus dans la presse et ses avatars et reprises, est d’offrir une plongée fascinante dans la carrière d’André Delachanal dit Daix, dont Nimbus est assurément la part la plus célèbre. Or bien au-delà de l’image sympathique du savant distrait, Sausverd exhume toute la face sombre d’un personnage particulièrement sinistre : membre actif du Parti franciste de Marcel Bucard (un parti qui revendique sa filiation avec le fascisme de Mussolini, et dont les membres vont basculer dans le collaborationnisme le plus poussé), Delachanal met son talent de dessinateur au service du mouvement. Pendant la guerre, on le retrouve à la manœuvre dans la collaboration la plus féroce, contribuant à la propagande pro-allemande, incitant à la Relève, célébrant l’œuvre de pacification allemande et dénonçant les crimes alliés… Delachanal va plus loin ; son antisémitisme viscéral nourrit ses intrigues visant à spolier Winkler du contrat conclu avant-guerre, mais aussi à dénoncer un dessinateur de l’atelier qu’il a monté. À la Libération, la perquisition menée à son domicile permet de mettre la main sur un uniforme de milicien ainsi qu’une carte de Waffen-SS – des éléments qui, étrangement, ne sont pas utilisés contre lui dans le procès par contumace qui lui est intenté.
Car Daix, mouillé jusqu’au cou dans la collaboration la plus féroce, a filé au Portugal ; si la suite de sa vie est plus mystérieux, il a multiplié les engagements et les allers-retours dans des pays dirigés par des dictatures d’extrême-droite, ne quittant définitivement le Portugal qu’à la chute de Salazar.
Nimbus publié dans le quotidien pro-allemand Le Matin, 3 avril 1943
Or la charge politique de son œuvre ne s’arrête pas avec la condamnation de Daix – qui permet à Opera Mundi de récupérer les droits sur le personnage. En effet, Antoine Sausverd montre également la patrimonialisation du personnage dans la presse d’extrême-droite dans les années 1980-1990. D’une part, une bédéphilie réactionnaire autour de Haga et Bédésup s’empare de Nimbus, érigé en héros bien français. D’autre part, alors que la presse quotidienne finit par abandonner le format du strip quotidien, des titres proches du Front national reprennent des strips de Nimbus réalisés par Pierre Le Goff, autre figure centrale de cette galaxie de dessinateurs d’extrême-droite. « Nimbus a ainsi survécu dans ces journaux d’extrême-droite à l’audience limitée une quinzaine d’années supplémentaires, rallongeant à près de soixante-quinze ans sa présence dans la presse française […]. Mais ce dernier tour de piste dans ces journaux d’opinion n’est pas sans conséquence : […] cette résurrection le condamne à terminer sa carrière comme un héros réactionnaire » (p. 169).
Le Matin, 14 août 1944 - à quelques jours de la libération de Paris
Richement illustré, fourmillant de détails, l’ouvrage d’Antoine Sausverd s’affirme d’ores et déjà comme une référence sur ce corpus méconnu de la bande dessinée publiée dans la presse quotidienne généraliste et ouvre quantité de pistes pour une meilleure compréhension de la place de la bande dessinée dans les cultures médiatiques et dans l’écosystème de la presse quotidienne.
Pour aller plus loin
Ressources complémentaires accessibles via Töpfferiana, pour creuser l'inscription de Nimbus dans l'écosystème de la presse quotidienne