la bande dessinée comme architecture
[Mai 2020]
Enrique Bordes, Cómic, arquitectura narrativa, Madrid, Cátedra, « Signo e Imagen », 2017, 406 p.
Je n’ai pas l’honneur de connaître l’auteur de ce beau livre, présenté dans l’avant-propos comme « jeune architecte, professeur, artiste, scénographe d’expositions et confectionneur de livres… » Mais je veux en rendre compte ici, non seulement pour l’intérêt qu’il présente, mais aussi parce qu’il m’a été fort utile dans l’écriture de mon article sur les immeubles vus en coupe, récemment mis en ligne sur ce même site [1]
Des livres et surtout des catalogues d’exposition sur les relations entre l’architecture et la bande dessinée, il en existe quelques-uns en langue française, mais aucun ne rivalise avec celui-ci. Ils se réduisent trop souvent à nous présenter l’architecture comme décor, à travers une anthologie de cases représentant des édifices, des monuments, témoignant des styles architecturaux à différentes époques et dans différentes régions du monde.
Dans le titre de la somme proposée par Enrique Bordes, tout est dans la virgule : la bande dessinée en tant qu’architecture narrative. Comme une alternative à La Bande dessinée, art séquentiel – titre français du célèbre manuel de Will Eisner – où l’accent se déplacerait de la vectorisation linéaire du récit dessiné vers sa dimension tabulaire.
Bordes revendique de présenter de la bande dessinée une « vision partielle ». Il s’efforce de penser la bande dessinée en tant qu’elle est, elle-même, architecture. Et d’abord une architecture de la pensée (p. 15). Benoît Peeters déjà l’avait qualifiée d’architecture mentale, et Chris Ware d’architecture gelée.
Tout comme l’architecte, le dessinateur de BD représente le monde tridimensionnel sur un support à deux dimensions. A la différence de l’architecte, il joue d’une quatrième dimension : le temps. Mais il faut avoir à l’esprit que « la fonction narrative est intimement liée à l’histoire de l’architecture » (p. 249 [2]).
La première partie de l’ouvrage récapitule les différentes théories de l’espace proposées par les théoriciens du neuvième art. Bordes cite McCloud, Peeters, Lefèvre, Neil Cohn, mais il me fait l’honneur de s’appuyer, pour l’essentiel, sur les conceptions que j’ai développées dans Système de la bande dessinée, touchant la solidarité iconique, la vignette comme unité de base du langage de la BD, les fonctions du cadre, le multicadre (en espagnol : multimarco).
La deuxième partie s’attache aux références historiques de l’architecture graphique narrative. Il peut sembler assez convenu de repasser, une fois encore, par les fresques égyptiennes, la colonne Trajane, les manuscrits médiévaux – ces derniers présentant de nombreux modèles de pages différents et des cas intéressants d’« édifices métaphoriques » –, de montrer des exemples de « narration continue » dans la peinture de la Renaissance et dans les gravures du « Grand Siècle ». Mais sous plusieurs aspects Bordes va plus loin que ceux qui ont étudié ce matériau avant lui. En réunissant et reproduisant une iconographie d’une richesse exceptionnelle (c’est LE point fort du livre, collecte remarquable qui régale les yeux de bout en bout) ; en expliquant (avec des schémas techniques à l’appui, qui viennent éclairer les questions de perspective) comment certains éléments architectoniques – ouvertures, colonnes, arcades… – jouent, dans ces exemples, un rôle à la fois décoratif et scénographique ; ou encore en rapprochant, lorsqu’il y a lieu, les œuvres appartenant à un passé lointain de telle ou telle bande dessinée du XXe siècle (Calpurnio, Hergé, Foster, Gianni de Luca, Maruo…). Toujours, l’abondance et l’éclectisme des références va de pair avec la clarté du commentaire et montre une parfaite connaissance parfaite à la fois de l’architecture et de l’histoire de la bande dessinée [3].
On regrette toutefois souvent que l’analyse reste en surface, ne soit pas plus nourrie, plus poussée. Du moins Bordes fournit-il une ample matière première à partir de laquelle chacun pourra approfondir la réflexion (comme je me suis efforcé de le faire dans l’article précité).
La suite du livre s’attache davantage à des constructions narratives contemporaines. Sans surprise, on s’attarde sur les œuvres de Vaughn-James (l’auteur voit dans La Cage une « narration architectonique » et y relève l’utilisation répétée du « Dutch angle », le décadrage oblique, faisant basculer le cadre d’un côté ou de l’autre par rapport à la ligne d’horizon), de Chris Ware, de Marc-Antoine Mathieu, de Joost Swarte. On découvre ou redécouvre comment ces artistes, à la recherche de mécanismes nouveaux pour la mise en narration de l’espace, ont su jouer sur la double perception de la partie et du tout, ou compatibiliser des géométries distinctes…
Bordes s’intéresse également aux procédés qui engagent le livre dans la voie de la tridimensionnalité (pop up, pliages, découpes…). Et le chapitre le moins passionnant n’est pas celui où il confronte toutes sortes de planches rivalisant d’astuce dans la mise en scène des escaliers – de Charles Forbell (Naughty Pete, 1913) à Pénélope Bagieu en passant par Frank Miller – et des ascenseurs.
Dans la vaste bibliothèque mobilisée par l’auteur, le lecteur francophone découvrira quelques œuvres surprenantes qui ne lui sont pas familières.
Outre 13, Rue del Percebe, de Francisco Ibáñez [4], je songe particulièrement à Burning Building Comix, de l’Américain Jeff Zwirek, initialement autoédité entre 2007 et 2009 en quatre fanzines, et qui a connu une version définitive sous la forme d’un album cartonné en 2013. Zwirek décrit la vie d’un immeuble dix étages à travers lequel progresse un incendie. C’est une bande dessinée muette, qui comporte des flashs-backs et obéit à une construction sophistiquée.
Une autre œuvre inconnue en France est La Casa, achevée par Daniel Torres en 2015 : un ouvrage monumental (576 pages, édité chez Norma), sur l’histoire de l’habitat humain, mélangeant textes illustrés et séquences de bande dessinée.
Sans oublier A little bit of Beijing, de l’architecte Li Han associé à l’illustrateur Hu Yan (2014), qui a reçu le prix du plus beau livre édité en Chine.
On n’est pas loin d’éprouver un léger tournis devant l’abondance et l’hétérogénéité des exemples qu’Enrique Bordes nous met sous les yeux. Et l’on sort de son livre étourdi, égaré, fasciné.
Thierry Groensteen
[1] « Des coupes pleines d’histoire », des coupes pleines d’histoires
[2] Les citations sont traduites de l’espagnol par mes soins.
[3] Mais pourquoi McCay est-il tout du long malencontreusement affublé du prénom fautif Windsor ?
[4] Sur cette série, voir « Des coupes pleines d’histoires », op. cit.