La bande dessinée au carrefour des médias
Recension de Benoît Glaude, Écouter la bande dessinée, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2024, 245 p.
Avec Écouter la bande dessinée, Benoît Glaude ouvre une perspective inédite et passionnante sur la dimension multisensorielle et intermédiatique de la bande dessinée.
Prolongeant les travaux qu’il mène depuis son ouvrage publié aux Presses universitaires François-Rabelais (La Bande dialoguée. Une histoire des dialogues de bande dessinée, 1830-1960), Benoît Glaude déplace son analyse sur le terrain inattendu de la dimension sonore de la bande dessinée. Proposant une démarche résolument intermédiatique, il inscrit la bande dessinée dans les révolutions du paysage sonore depuis la fin du XIXe siècle, offrant ainsi un dialogue inédit avec les sound studies.
Son introduction, brève mais dense, propose un tour d’horizon et un positionnement historiographique novateur, faisant écho aux différents chantiers de recherche menés par Benoît Glaude. Il y récuse notamment la thèse communément admise voyant dans la bande dessinée un « média monosensoriel », censé donner du son « une représentation purement visuelle », selon Scott McCloud. Le positionnement de Glaude est à l’opposé de cette thèse, et s’inscrit dans la foulée de l’approche multisensorielle proposée par Ian Hague dans Comics and the Senses (2014) : pour eux, la bande dessinée s’adresse à tous les sens, particulièrement à la vue et au toucher, mais également à l’odorat et à l’ouïe, voire au goût.
Janine Niepce, La lecture de Tintin par mon père et mon fils, Rully, 1952
Il prolonge également le travail entamé sur la bande dessinée de l’entre-deux-guerres et la question de la généralisation de la bulle de dialogues, phénomène majeur et balisé par l’étude de référence de Julien Baudry. « Ce tournant dans l’histoire du neuvième art, écrit Benoît Glaude, est indissociable d’un contexte intermédiatique beaucoup plus large. La généralisation de l’usage de la bulle, dans les années 1930 en France, participe d’un phénomène d’oralisation qui s’observe simultanément dans le roman français […] et dans les premiers films parlants ». C’est donc logiquement dans ce creuset des années trente qu’il entame son étude, à travers l’étude passionnante de la série Oscar Bill, roi des détectives, qu’il avait déjà analysé pour la revue académique Textimages. L’étude de cas est particulièrement fascinante par la juxtaposition, dans le même illustré, de plusieurs dispositifs : texte littéraire illustré, histoire en images légendées, bande dessinée à bulles. Il y étudie de façon très fine les dispositifs médiatiques, les variations typographiques, permettant de mieux comprendre les tâtonnements de l’auteur, Erik, et son oscillation entre vocalisation et verbalisation de la bande dessinée.
Erik, Oscar Bill 9, 1931
Dans le chapitre 2, étudiant conjointement une adaptation de Zig et Puce et une mise en voix par Charles Berberian de sa série Afterz, Glaude offre une analyse serrée de deux types très différents de verbalisation ; « une bande dessinée, pour être lue oralement, demande de synthétiser une voix narrative qu’il faut souvent créer de toutes pièces » : l’oralisation de bande dessinée passe donc beaucoup par la lecture partagée et par l’interprétation dramatisée.
Avec Alors raconte !, Glaude étudie un phénomène particulièrement étonnant : le recours à la lecture collective comme moyen pour les illustrés de pallier les difficultés d’approvisionnement en papier pendant la guerre. Dans Spirou et dans Cœurs-vaillants, une démarche originale se met en place, offrant un trait d’union entre communautés de lecteurs : Spirou-Guignol, cahiers d’activités… Glaude y explore également les modalités de lecture collective qui se déploient autour des films fixes, médium encore insuffisamment connu en dépit de son importance médiatique dans les patronages et les écoles des années 1930-1960.
Extrait du film Pierrot le fou, de Jean-Luc Godard, avec Anna Karina et Jean-Paul Belmondo, 1965
Dans le chapitre 5, Glaude s’emploie à nouveau à renverser la perspective, pour se pencher sur une micro-lecture très originale : la mise en récit par Jijé d’une planche de Jerry Spring dans Comment on devient créateur de bandes dessinées, qui s’impose très vite comme un des textes fondateurs de la bédéphilie et consacre une forme d’écriture bédéphilique : le recueil de la parole du maître, l’exercice du commentaire de planche. Glaude décortique également les usages qu’en font différents commentateurs ultérieurs qui s’appuient sur la parole de Jijé.
Yvan Delporte, André Franquin, Jidéhem, Les Robinsons du Rail, Éditions de l'Atelier, 1981
La troisième partie de l’ouvrage, qui comprend trois chapitres denses (Espaces acoustiques ; Cultures radiophoniques ; Bricolages sonores) est sans doute la plus passionnante. Glaude y explore les adaptations audio, et leurs expériences de réception, traquant des indices indirects. Ainsi, le chapitre 6 propose de manière provocante d’inverser la perspective classique et de considérer les magazines de bande dessinée comme une source d’information sur leur contexte de réception. À partir de sondages dans les illustrés des années 1937, 1966 et 1995, Glaude propose de restituer l’évolution d’une mémoire sonore du XXe siècle. Il y montre comment « la bande dessinée démocratise la diffusion audiovisuelle à une époque où la technologie balbutiante n’est accessible au grand public que dans les salles de cinéma » (p. 123). Il montre également les phénomènes de concurrence médiatique, et (chap. 7) le changement de polarité médiatique de la radio à la télévision – notamment autour de QRN sur Bretzelburg. Le récit s’ouvre par un gag dans lequel le Marsupilami avale un récepteur radio miniaturisé. Or, après l’interruption de publication du récit, la seconde moitié du récit, qui paraît en 1963, lorgne quant à elle vers la télévision : un indice parmi d’autres de cette recomposition du paysage médiatique. Plus largement, Glaude revient dans cette partie sur les phénomènes de circulation médiatique de la radio à la presse illustrée : diffusion de programmes radio, adaptations de séries en feuilletons… Il examine en particulier les problèmes d’asynchronie suscités par les décalages de temporalités médiatiques. Ainsi l’analyse des Robinsons du rail, développé pour la radio et novellisé dans le Journal de Spirou, est-elle particulièrement réussie.
Jean Maurel, Alix l'intrépide, Festival, "disque d'Aventure", 1960
Glaude revient enfin, dans une dernière partie, sur les enregistrements : Disque aventure – avec une analyse passionnante d’une mise en sons d’Alix l’intrépide, reprenant en français la matière d’un article publié dans la revue Comicalités – livre-disque (avec une étude très fouillée de l’adaptation de Yakari dans un contexte d’explosion médiatique) et enfin audiolivres.
Cet ouvrage propose une maquette élégante, où les illustrations viennent efficacement ponctuer le propos et permettent de visualiser le matériel mobilisé et il est servi par une écriture enlevée. La réflexion qui s’y déploie ouvre des perspectives neuves, invitant à décentrer le regard sur la bande dessinée du papier. Il offre ainsi un renversement de perspective particulièrement stimulant, qui réinscrit la bande dessinée dans un écosystème médiatique élargi, en prise avec la recherche la plus récente.
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