kiriko nananan – un shôjo d’auteur ?
[Janvier 2021]
Consacrer un article à l’œuvre de Kiriko Nananan au sein d’un dossier consacré au genre shôjo (manga pour filles) peut paraître incongru de prime abord. La dessinatrice, notamment inspirée par Yoshiharu Tsuge, s’inscrit plutôt dans la veine du manga d’auteur. Elle fait d’ailleurs ses débuts dans la revue d’avant-garde Garo en 1993, avec des récits expérimentaux dont certaines cases ne contiennent que du texte, sans aucun dessin. Ses récits intimistes entretiennent pourtant des liens ambigus avec le shôjo, qu’il semble intéressant de démêler.
Il convient tout d’abord de remarquer que Kiriko Nananan était une fervente lectrice de shôjo mangas durant son enfance, au point de les recopier durant des heures entières. Parmi ses influences marquantes, elle cite d’ailleurs l’autrice shôjo Taku Tsumugi. Mais la mangaka qui a déterminé la vocation de Nananan est plutôt Kyōko Okazaki. Cette dernière a débuté sa carrière dix ans avant Nananan, au milieu des années 1980. Elle aborde à travers ses récits des thèmes comme la sexualité, qui sont normalement proscrits des shôjo mangas de l’époque. Comme tous les genres de mangas cherchant à cibler un public particulier, les récits shôjo sont en effet soumis à différentes contraintes. Kiriko Nananan les détaille elle-même au cours d’un entretien [1] : « Par exemple, il ne faut pas dessiner de scènes érotiques, pas de scènes avec des baisers ou du moins pas de baisers profonds. Ou encore il faut que les personnages de filles soient sages. Il y a tout un ensemble de choses à respecter et ça ne me convenait pas du tout ». Ces affirmations doivent toutefois être relativisées dans la mesure où, avec l’apparition ces dernières décennies du josei manga et du young ladies manga s’adressant à un public féminin plus âgé, les contraintes éditoriales ont évolué [2].
À partir de la fin des années 60, les shôjo mangas sont dessinés par des femmes, qui revendiquent leur proximité avec le lectorat féminin [3]. Mais leurs productions reproduisent bien souvent le rôle social assigné aux femmes, à savoir soigner leurs apparences et trouver un mari respectable. Lorsqu’elle lit le récit d’Okazaki Pink, Nananan est étonnée de sa liberté de ton prouvant qu’il est possible de se défaire du carcan des directives éditoriales. Pink raconte la vie d’une employée de bureau qui se prostitue pour couvrir ses grosses dépenses. Dans son manga Everyday, Kiriko Nananan s’attarde d’ailleurs, quant à elle, sur la vie de Miho, une vendeuse en magasin qui se prostitue pour arrondir les fins de mois avec son petit ami qui ne travaille pas. D’autres de ses récits courts, comme « Heavy and pop » (version fille), du recueil Amours blessantes (Casterman, 2008), mettent aussi en scène des personnages de prostituées. Les deux mangakas dressent ainsi sans jugement moral le portrait de jeunes femmes en dehors des normes dominantes de la société japonaise. Ce faisant, elles inventent des personnages bien loin des archétypes de lycéennes ou de jeunes employées qu’on retrouve dans les shôjo mangas de l’époque. Des récits comme Pink et Everyday, en érigeant des figures féminines marginales au mépris des normes morales, franchissent une nouvelle étape dans l’évolution du manga féminin.
D’autre part, leurs styles de dessin respectifs s’éloignent des codes esthétiques du shôjo. Le style arrondi et épuré d’Okazaki s’approche plus de celui d’Osamu Tezuka que de Hagio Moto. Propice à l’humour, il contraste avec celui des mangas shôjo dramatiques, en particulier au niveau des yeux que l’autrice brosse en quelques traits approximatifs. A contrario, une mangaka plus classique comme Ai Yazawa détaille les pupilles de ses personnages dans le pur style shôjo. Kiriko Nananan développe un style encore plus singulier : épurant les décors et les personnages à l’extrême, elle n’a pratiquement pas recours aux onomatopées et aux codes graphiques du style manga. Son trait précis n’agrandit pas démesurément la taille des yeux. D’ailleurs, les expressions faciales de ses personnages sont souvent dissimulées, alors que leur importance est primordiale dans les shôjo mangas classiques. Tandis que ces derniers développent bien souvent un sentimentalisme exacerbé, Nananan leur préfère une esthétique de la suggestion des sentiments, qui transparaît dans son style de dessin.
Pour autant, les deux mangakas ne se détournent pas complètement de leurs lectures d’enfance. Leurs œuvres respectives tendent en effet à reproduire les motifs narratifs du shôjo, à savoir des romances amoureuses d’un point de vue féminin, des tourments passionnels de lycéennes et de jeunes adultes. Certes, ces thématiques ne sont pas exclusivement traitées par le shôjo manga. Il ne s’agit pas d’occulter la diversité des thématiques que le shôjo manga aborde, telle que l’horreur, le fantastique, etc. [4] Mais l’expression des sentiments amoureux reste tout de même une caractéristique majeure du shôjo. S’il est difficile d’affirmer que son œuvre relève du shôjo, Kiriko Nananan consacre l’entièreté de son œuvre à cette thématique, de ses récits courts aux deux mangas Everyday (Casterman, 1999) et Blue (Casterman, 2004). À ce stade, il semble intéressant de se demander ce qui différencie son traitement esthétique d’une relation amoureuse par rapport à celui des shôjo mangas dont elle critique les stéréotypes et les interdits, non seulement dans ses propos mais aussi en filigrane de ses récits. Le but de cette analyse est moins d’établir une quelconque hiérarchie entre les deux approches que de les comparer pour mieux comprendre les intentions de Kiriko Nananan en tant qu’autrice.
Camille Roelens a relevé dans les œuvres de Pénélope Bagieu et d’Emma des exemples une critique féministe interne au monde de la bande dessinée, et notamment de ses représentations sexistes [5]. Si l’on scrute attentivement l’œuvre de Kiriko Nananan, on peut y desceller une telle démarche réflexive, qui revendique un point de vue d’autrice sur la standardisation du manga. Mais plutôt que d’énoncer une critique explicite et didactique en s’adressant directement au lecteur, Nananan choisit des biais plus subtils. Le récit court « Jour de congé – 2e volet » (publié en France dans Amours blessantes, p. 163-170) paraît le plus intéressant à analyser sur ce point.
Pour ce récit, elle s’éloigne radicalement de son style de dessin habituel en reprenant à la lettre les codes esthétiques et narratifs du shôjo. La première page confronte deux personnages féminins, comme si l’on prenait l’histoire en cours de route. Les deux adolescentes se disputent leur amour pour un garçon nommé Hano. Celui-ci intervient à la fin de la troisième page, choisit l’une des deux filles et l’embrasse avant que le carton de fin apparaisse. Ces quelques pages durant lesquelles Nananan travestit son style de dessin pour le rendre impersonnel frôlent la parodie. Elle exagère jusqu’à la dérision la situation dramatique du triangle amoureux. L’imitation stylistique reste toutefois assez crédible pour éventuellement faire croire au lecteur qu’il s’agit d’un véritable shôjo. Parmi les détails visuels que l’autrice reprend scrupuleusement du shôjo manga, il faut d’abord noter la multiplication des gros plans sur le visage des héroïnes – trope « massif » dans les shôjo mangas, comme l’analyse Xavier Hébert [6]. La case où Okamoto et Hano s’enlacent comporte deux autres caractéristiques du shôjo : la propension à éliminer les bords de cases [7] et le motif des fleurs, une des « conventions tacites » du shôjo manga selon Béatrice Maréchal [8]. On retrouve enfin d’autres procédés typiques, comme la forme des cases penchées, que Nananan n’utilise jamais dans ses récits habituels. Ces multiples détails témoignent d’une connaissance fine des clichés visuels du shôjo manga, dont l’autrice use pour mieux tromper le lecteur.
Lorsque le pseudo shôjo manga prend fin, Nananan reprend en effet son style de dessin habituel pour la dernière page du récit. Elle y dessine une adolescente allongée dans sa chambre lisant un tome relié de la revue shôjo fictive Comic Juliette. Le lecteur comprend alors que les premières pages de l’histoire étaient une mise en abyme, un extrait de manga shôjo lu par la véritable héroïne du récit. Sa réaction de lectrice ne se fait pas attendre : « Ils sont cons ou quoi ? […] Tout est bien qui finit bien, et ils s’embrassent gentiment ! […] Il bande pas, lui ? Et elle, elle écarte pas sa moule ? À mort la dessinatrice ! ». Par cette chute humoristique, Kiriko Nananan projette ses propres frustrations à la fois de lectrice de shôjo mangas et de mangaka. Les remarques offusquées de son personnage féminin font écho à son propre discours sur le manga shôjo, dont elle critique la pudibonderie. Cette conclusion réflexive souligne aussi le décalage entre la vie des lecteurs japonais et celles des personnages de shôjo. Loin de tout romantisme, le personnage féminin remarque pour elle-même « Ça fait un sacré moment que j’ai pas baisé... » avant de ramper jusqu’au réfrigérateur pour y prendre des aubergines. L’autrice joue ainsi sur un effet de contraste avec le sentimentalisme du récit shôjo des premières pages. Dans ce dernier, les deux filles sont d’ailleurs blondes et se disputent au milieu d’un terrain de basket, laissant supposer que le lieu de l’action se situe en Occident plutôt qu’au Japon. Par cet effet d’opposition, Nananan affirme l’encrage de ses récits dans la réalité quotidienne plutôt que dans un monde fantasmé.
En continuant de parcourir les pages du même recueil d’histoires courtes, celle nommée « Amours blessantes (suite) » (p. 179-194) a aussi retenu mon attention. Kiriko Nananan y reprend dans son propre style la situation narrative du triangle amoureux, comme si elle voulait proposer sa propre version du motif narratif. Loin de tomber dans les mêmes clichés que le faux manga shôjo une quinzaine de pages plus tôt, celui-ci révèle toute la singularité de l’œuvre de Nananan. Tout d’abord, le lieu de la dispute est nettement plus intime : il ne s’agit plus du gymnase d’un lycée, mais de la chambre d’appartement d’un couple. Une jeune femme au nom inconnu vient de surprendre son petit ami Kô au lit avec une autre fille, Nouchi. La principale différence entre les deux récits réside dans la distribution des rôles qui composent le triangle amoureux. Là où les enjeux du premier récit restent limpides, ceux du second marquent par leur ambivalence. Dans le faux shôjo manga, les deux filles se disputent le même garçon et attendent passivement un choix de sa part, résolu en quelques cases et un panier de basket. Dans le deuxième récit, les trois personnages restent indécis et impassibles, comme si leurs sentiments devaient rester un mystère pour le lecteur. Alors que dans un shôjo manga classique, « montrer ce que “disent” les yeux reste une priorité » [9], la vérité des sentiments dans les récits de Nananan n’est jamais aussi évidente.
Nouchi finit par résoudre le dilemme en comprenant que Kô aime toujours sa petite amie. Elle l’apprend par la disposition des objets dans l’appartement que Kô partage avec elle. Nananan accorde en effet autant d’importance aux décors qu’aux personnages, raison pour laquelle elle travaille sans assistant pour les dessiner à sa place, contrairement à la plupart des mangakas. Lorsque Nouchi et Kô retournent dans l’appartement après la dispute, sa petite amie est partie sous le coup de la colère. Au milieu du désordre que la jeune femme a laissé dans l’appartement, deux détails sont mis en avant par la mise en scène : elle a déposé son double de clé sur la table, et une liasse de billets sur la guitare. Kô ne voit pas la liasse de billets et se penche sur le double de clé laissé en évidence. À partir de ces deux indices, Nouchi parvient à sonder en dernière page du récit l’intériorité des deux autres personnages. Elle explique à Kô que l’argent laissée sur la guitare par sa petite amie est « sans doute sa manière d’aimer à elle ». Elle continue : « Si tu as d’abord vu son double de clé avant de voir l’argent… c’est bien parce que tu l’aimes, toi aussi ! ». Ainsi, Nananan révèle une clé de lecture primordiale de ses récits amoureux : l’importance symbolique des éléments ordinaires du décor, qui reflètent les sentiments des personnages là où les expressions d’un visage peuvent se révéler trompeurs.
Loin des transports amoureux et des passions déchirantes des mangas shôjo, l’œuvre de Kiriko Nananan met le sentiment amoureux à l’épreuve de l’ordinaire du quotidien. Cette démarche procède moins d’un souci de réalisme que du caractère autofictionnel de ses récits. En décrivant sa méthode d’écriture, la mangaka révèle que des récits proviennent souvent « des phrases qui [lui] viennent en tête, dans le courant de [sa] vie personnelle ». L’autrice se révèle partagée entre son rejet des codes du shôjo manga et sa volonté de les transformer en y insufflant sa personnalité discrète. Chaque récit est l’occasion pour le lecteur d’effleurer la subjectivité de la dessinatrice, qui reste toute aussi ambiguë et mystérieuse que les personnages qu’elle invente. L’intégrité de la mangaka est telle qu’elle a décidé de cesser son activité au cours des années 2000, avant d’atteindre quarante ans. Les critiques qu’elle adresse à la standardisation du genre shôjo s’expliquent finalement moins par une volonté de pouvoir tout montrer que de pouvoir exprimer ses propres ressentis dans toute leur complexité. Avec de telles intentions, impossible de réduire l’analyse de son œuvre à l’application de codes narratifs. Il n’est enfin pas étonnant que Kiriko Nananan fasse partie de ces autrices qui ont aboli les barrières de genre, en étant lue au Japon aussi bien par des femmes que par des hommes.
Marius Jouanny
[1] Voir l’entretien avec Kiriko Nananan mené par Benoît Peeters en septembre 2004, qui constitue l’un des rares témoignages de l’autrice sur son propre travail. Les informations et propos disséminés dans l’article concernant le travail de l’autrice sont tirés de cet entretien. Il est accessible via ce lien : https://www.eesi.eu/site/spip.php?article316
[2] Sorti en septembre 2010, le numéro 3 de la revue Manga 10 000 Images, consacré au manga shôjo, atteste de cette évolution, en particulier l’article de Xavier Hébert « L’esthétique shôjo : de l’illustration au manga » et l’entretien avec le rédacteur en chef du magazine FEEL, Young Row Yoshida. On peut conclure de ces lectures que la singularité des œuvres d’Okazaki et Nananan s’inscrit dans un climat créatif favorable. Parmi les autrices s’inscrivant dans le sillage d’Okazaki, Xavier Hébert ne cite pas seulement Nananan, mais aussi Erica Sakurazawa, Moyoco Anno, George Asakura, Qta Minami, Junko Kawakami et Naitô Yamada, dont certaines productions ont été publiées en France.
[3] Lire dans ce dossier l’article de Béatrice Maréchal : la bande dessinée japonaise pour filles et pour femmes
[4] Voir l’article de Gemini, « L’ambiguïté du “shôjo” » publié sur du9 : https://www.du9.org/dossier/shojo/
[5] Voir l’article : féminismes d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui
[6] Xavier Hébert, « L’esthétique shôjo : de l’illustration au manga », Manga 10 000 Images, No.3, 2010, p. 29.
[7] Cf. Xavier Hébert, op. cit., p. 30.
[8] Art. cit.
[9] Xavier Hébert, op. cit., p. 29.