jimmy corrigan, the smartest kid on earth
Chris Ware, Jimmy Corrigan, the smartest kid on earth | n.p.|
Album publié chez Pantheon en 2000 | édition française : Delcourt, 2002 | Encre de Chine, crayon bleu et gouache blanche | 60,5 x 38,2 cm | Inv. 97.9.3
[septembre 2013]
Même s’il emprunte à d’autres traditions, Chris Ware s’inscrit sans conteste dans la filiation de la ligne claire, par son soulignement du trait de contour (les vignettes elles-mêmes sont prises dans un cadre d’une épaisseur inhabituelle) et par l’usage de couleurs en aplat. On observe en outre chez lui une tendance à la froideur et à la géométrisation des décors, qui le rattache plus particulièrement à McManus. Toutefois, il s’écarte de son prédécesseur américain par sa technique de l’encrage, qui se plait à souligner la rondeur des formes par des effets de plein et de délié.
Cet ancrage dans l’un des styles les mieux répertoriés du champ de la bande dessinée n’empêche pas l’auteur de Jimmy Corrigan d’être par ailleurs un grand innovateur, notamment dans son traitement du temps (que nous laisserons de côté ici parce qu’il regarde l’entité du livre plutôt que celle de la planche ; notons tout de même que l’image du bas qui comprend un appareil photographique correspond à l’instant qui précède la realisation de la photographie que nous voyons encadrée dans la partie haute de la planche, à droite du poulet) et dans son mode d’occupation de la page.
Le lecteur remarque d’emblée que les vignettes n’occupent pas la totalité de l’hypercadre, laissant le blanc de la marge envahir partiellement l’espace en principe dévolu à la représentation. La planche est trouée, son contour irrégulier. Comme le lecteur ne peut se reposer sur ses habitudes et parcourir cet espace à la manière conventionnelle, son regard s’en trouve aiguisé ; le chemin qu’il va devoir trouver à l’intérieur de ce qui ressemble à un labyrinthe narratif sera à l’unisson du cheminement du sens, progressif, étagé, complexe.
Sauf dans le registre du haut, le père est systématiquement figuré dans les parties latérales, à l’extérieur du bloc central, un peu comme une pièce rapportée qui ne réussirait pas à se greffer sur la vie de Jimmy. On remarque aussi des axes verticaux traversant toute la planche : celui des quatre sonneries de téléphone situées dans la partie gauche, rigoureusement places les unes au dessus des autres ; celui du mur de la maison, dans la grande case du bas, qui s’inscrit dans le prolongement de la gouttière séparant les petites cases du dessus ; et la « colonne » formée par toutes les cases qui se trouvent à la vertical de l’index tendu, dans cette même vignette du bas.
À la lecture, on s’aperçoit que la planche est composée de plusieurs micro-séquences formant blocs, qui n’ont pas le même statut de vérité dans la narration ni les mêmes coordonnées spatio-temporelles. Le récit principal est donné par les quatre vignettes du haut et reprend dans la vignette qui conclut la page. Viennent s’y interpoler deux séquences qui sont de l’ordre du fantasme ou du souvenir (celle du téléphone et celle de la voiture), disposées dans deux registres superposés. La mise en exergue des deux plats et d’une photo montrant Jimmy enfant aux côtés de sa mère vient encore complexifier le dispositif ; l’auteur sollicite fortement la participation active du lecteur pour intégrer ces différents éléments et en faire une totalité signifiante.
De la même manière que la « bande son » de cette scène est parasitée par les sonneries du téléphone et par la toux de Corrigan père, de même la « bande image » est perturbée, interrompue par des effractions dans la conscience rêveuse, instable, de Jimmy, dont l’expérience de la réalité est constamment double d’une vie parallèle, dans l’imaginaire.
Malgré la présence de deux personnages, les Corrigan père et fils, aucun dialogue ne s’engage dans cette planche, représentative en cela de l’ensemble du livre, qui traite (entre autres) de l’échec de la communication inter-générationnelle. Le père seul parle ; Jimmy, quant à lui, reste muet, indifférent aux sollicitations dont il est l’objet. Le mouchoir qu’il tient devant son visage (il saigne du nez) sert ici de justification à son mutisme, comme un masque qui obture opportunément l’orifice de la parole.
Dans cette page qui s’affiche comme un montage d’informations multiples, la main de l’auteur est partout visible ; l’arbitraire de la composition d’ensemble, la répétition systématique des mêmes angles de vue, l’usage de conventions telles que le long appendice de la première bulle ou la flèche conduisant le lecteur de la deuxième vers la troisième vignette sont autant d’éléments qui relèvent d’une technicité revendiquée. Chris Ware est une sorte d’auteur total qui, semble-t-il, cherche à mobiliser simultanément tous les paramètres du langage qui est le sien, tous les instruments disponibles pour une orchestration savante de son propos.
Thierry Groensteen