images du désastre : comment la bande dessinée raconte l’apocalypse
[Octobre 2019]
« J’ai toujours été d’un naturel optimiste mais là, je pense que c’est un peu cuit. » Ces quelques mots simples de Jean-Marc Rochette, tenus sur le site ActuaBD le 11 juillet 2019, paraissent traduire un sentiment partagé par un nombre croissant d’auteurs de bande dessinée, à en juger par les albums de plus en plus nombreux qui traitent du saccage de la Terre, des atteintes à la biosphère et de l’effondrement de notre monde.
Sans doute, les perspectives apocalyptiques ont de tous temps été un ressort des récits de science-fiction. Ainsi, Futuropolis, l’un des premiers récits du genre dans la BD française (dessiné par Pellos sur un texte de Martal Cendres, il parut dans Junior en 1937-38), imaginait une Terre transformée en immense banquise où régnaient un froid intense et un air irrespirable. Mais l’action était située « des milliers de siècles après les temps présents » et à la fin le cycle de l’Humanité allait recommencer, grâce aux nouveaux Adam et Eve qu’incarnaient les personnages de Raô et Iaona, sur une Terre qui était miraculeusement « redevenue ce qu’elle était aux premiers âges du monde ». Comme le dira Gébé dans son An 01, « on efface tout et on recommence ».
Pour un deuxième exemple, choisi presque au hasard parmi les centaines d’albums de la S.-F. dessinée moderne, je citerai Gangrène, de Juan Giménez et Carlos Trillo (Comics USA, 1987), qui dépeint une planète ravagée par on ne sait quel cataclysme, où des populations entières ont été « sacrifiées » pour qu’une petite zone (la « Cité blanche ») puisse être sauvée, quoique soumise à la tyrannie d’un magistrat despotique.
Un nouvel âge du post-apocalyptique
Le post-apocalyptique est dûment répertorié comme un genre en soi. Ardeur, des frères Varenne, Marseil, de Crespin, La Terre de la bombe, de Durand et Ramaïoli, Neige, de Gine et Convard, Jeremiah, d’Hermann, l’illustrèrent avec des sensibilités et des réussites diverses. Claude Auclair s’en fit une spécialité, avec Jason Muller (1970) puis Simon du Fleuve (1973).
Dans ces séries d’avant la prise de conscience de l’épuisement des ressources et du dérèglement climatique, le péril reste avant tout lié à l’atome et la plupart des séries postulent, soit une Troisième Guerre mondiale, soit un accident nucléaire civil. Les préoccupations écologiques ne sont pourtant pas absentes, chez Auclair particulièrement. Dans Simon du fleuve l’explosion ne s’est pas produite (même si la centrale est représentée dans l’album Maïlis), et la mention « Récits des temps post-atomiques » cède rapidement la place à « Chronique des temps à venir ». Mais la civilisation technologique du XXe siècle a sombré. Pour l’auteur, qui se revendiquait mystique, la solution passait par un retour à la nature. Les passages dans lesquels il insiste sur « les bienfaits et les plaisirs d’une vie simple et rude (...) se signalent par la résurgence d’un lyrisme descriptif quelque peu désuet et qui n’est pas sans analogie avec le style biblique », comme l’a noté Claude Ecken [1]. Jean-Pierre Andrevon, de son côté [2] observait que « Auclair a avant tout dessiné des paysages : la neige (l’ère glaciaire) du Clan des Centaures, la plaine aride des Esclaves, les marais embrumés de Maïlis, la campagne verdoyante et solaire des Pélerins, le retour au froid et à la neige dans Cité N.W. N°3 ».
La fréquence avec laquelle les récits apocalyptiques – jusqu’au Transperceneige de Lob et Rochette – peignent des étendues glacées doit être remarquée. (Dans Neige, le grand ordinateur censé contrôler le temps par un grand système de stations météorologiques est victime d’une erreur qui dérègle l’équilibre de l’écosystème et fait tomber la neige en abondance. La température baisse, l’homme est placé dans des conditions de survie extrême et la société européenne régresse jusqu’à connaître un nouveau Moyen Âge.) La terre gelée, enneigée, prisonnière des glaces, ne serait-elle pas une métaphore de la page blanche sur laquelle les survivants pourront écrire un nouveau récit, un nouveau chapitre de l’histoire de la vie ? De la même manière, l’inondation (dès 1970, dans La Cité des eaux mouvantes, premier album de la série Valérian, Christin et Mézières, imaginaient New York englouti sous les flots) peut être vue comme l’incarnation même du phénomène de l’effacement cher à Gébé : tout est emporté, annihilé, aboli, il est fait place nette pour des temps nouveaux. Ou bien on peut la lire comme un phénomène purificateur, une vague qui laverait la Terre de nos péchés et de nos erreurs.
Le genre a naturellement pris des inflexions nouvelles depuis que les périls climatiques et écologiques se sont imposés dans les consciences comme une préoccupation majeure, engageant la question de notre survie collective.
C’est d’abord le nombre croissant des séries et des albums traitant de ces sujets qui atteste de cette prise de conscience. La communauté des créateurs de bande dessinée paraît particulièrement sensible à l’urgence et résolue à apporter sa contribution à travers des fictions en forme d’avertissements. On ne peut exclure que dans cette production entre une part de mauvaise conscience, voire de culpabilité plus ou moins clairement ressentie : le malaise de l’entertainer qui mesure la futilité du divertissement dont il a fait son métier face aux défis incommensurables de l’heure. Car c’est justement de nous être trop divertis, d’avoir trop détourné le regard, que nous nous mordons les doigts aujourd’hui.
Voici le corpus des œuvres parues ces dix dernières années dont je traiterai dans cet article, qui ne représente sans doute pas la totalité des bandes dessinées concernées (certains titres m’ayant probablement échappé) mais tout de même un très large échantillon :
En 2009 : Antarès, épisode 1, de Léo (éd. Dargaud).
2009-2014 : la trilogie du « Coup de sang », de Bilal : Animal’z, Julia & Roem, La Couleur de l’air (Casterman).
En 2010 : La Traversée, de Jérémie Royer (Manolosanctis) ; Entre les ombres, d’Arnaud Boutle (Glénat).
En 2011 : Hotel, de Boichi (Glénat) ; Vivre dessous, collectif, autour d’un récit de Thomas Cadène (Manolosanctis) ; La Belle Mort, de Mathieu Bablet (Ankama).
En 2012 : La Cité des orphelins, de O.T. Nelson, Dan Jolley, Joëlle Jones et Jenn Manley Lee (Atlantic BD).
En 2013 : Gung Ho, de Benjamin Von Eckartsberg et Thomas Von Kummant (Paquet ; série en cours).
En 2014 : Kanopé, de Louise Joor (Delcourt).
En 2015 : Le Reste du monde, de Jean-Christophe Chauzy (Casterman ; série en cours).
En 2016 : L’Apocalypse selon Magda, de Chloé Vollmer-Lo et Carole Maurel (Delcourt).
En 2017 : Bug, de Bilal (Casterman) ; La Terre des fils, de Gipi (Futuropolis) ; Résilience, d’Augustin Lebon (Casterman : série en cours).
2017-2019 : Epiphania, de Ludovic Debeurme (Casterman, en trois tomes).
En 2018 : The End, de Zep (rue de Sèvres).
En 2019 : Des milliards de miroirs, de Robin Cousin (Flblb) ; Transperceneige extinctions, acte 1, de Matz et Rochette (Casterman) ; Zone Z, de Renaud Thomas (Cornélius) ; Femme sauvage, de Tirabosco (Futuropolis) ; Saccage, de Frederik Peeters (Atrabile) ; Dans la forêt, de Lomig (Sarbacane) ; L’Humain, de Diego Agrimbau et Lucas Varela (Dargaud) ; Soon, de Thomas Cadène et Benjamin Adam (Dargaud).
A l’examen de cette liste, la première conclusion qui s’impose est que la montée en puissance du thème apocalyptique est évidente.
Mais ce n’est pas seulement par le prisme de la fiction que les craintes inspirées par l’hypothèse de l’effondrement ont trouvé à s’exprimer dans la bande dessinée. En 2012, Philippe Squarzoni avait publié un imposant ouvrage sur le sujet, Saison brune (Delcourt), véritable essai de 480 pages mobilisant toutes les ressources didactiques de la narration dessinée. Il prenait le temps d’expliquer de manière détaillée et très pédagogique le phénomène des gaz à effet de serre, leur augmentation brutale depuis le début de l’ère industrielle ; la création et le rôle du GIEC ; les mécanismes d’effet de seuil, de rétroaction ; l’impact du réchauffement sur les inégalités, l’alimentation, la santé… Saison brune était le résultat de près de six années de recherches, et de rencontres avec des experts auxquels Squarzoni donnait longuement la parole dans son livre. Fustigeant au passage le bilan environnemental de la présidence Chirac – « à l’image de ses discours sur la fracture sociale : du flan » – et l’insuffisance criante du Grenelle de l’environnement de Sarkozy et Borloo, l’auteur s’interrogeait aussi sur sa propre responsabilité individuelle de citoyen. Invité à se rendre au Laos, il hésite à prendre l’avion, y renonce finalement. Mais s’envole tout de même pour New York deux ans plus tard avec Camille, sa compagne. « Le réchauffement en cours, c’est aussi l’infinité de nos désirs. C’est l’accumulation de camelote. Et notre désinvolture devant la mise en danger du monde. » (p. 295)
Saison brune se refermait sur une note pessimiste : « Le chemin vers la sobriété, je ne crois pas qu’on l’empruntera. En tout cas, pas volontairement. Et pas à temps. » (p. 465) On lira dans ce dossier les réponses que Squarzoni a bien voulu apporter aux questions que je lui ai adressées.
Il était trop tard, sans doute, en 2012, pour prétendre au statut de lanceur d’alerte, quarante ans tout juste après la publication du rapport du Club de Rome, Halte à la croissance ? Reste qu’avec Saison brune, la bande dessinée a mis à la disposition de tous l’un des meilleurs ouvrages de synthèse sur la gravité des menaces qui pèsent sur notre monde.
Les scénarios de l’effondrement
Dans les récits fictionnels listés plus haut, la perspective se fait généralement alarmiste. L’expression « fin du monde » revient comme une antienne dans plusieurs albums, tout particulièrement dans Vivre dessous et Des milliards de miroirs. Le livre de Gipi, La Terre des fils, s’ouvre par cet énoncé lapidaire et glaçant : « Sur les causes et les motifs qui menèrent à la fin on aurait pu écrire des chapitres entiers dans les livres d’histoire. Mais après la fin aucun livre ne fut plus écrit. » Les premiers mots de Femme sauvage, de Tirabosco, sont : « La fin d’un monde ». Une manière de rattacher ce nouveau livre à un précédent album réalisé par le même auteur avec Wazem une décennie plus tôt : La Fin du monde (Futuropolis, 2008).
Les auteurs précités semblent faire écho aux propos des « collapsologues », dont les premières lignes d’une tribune publiée dans Le Monde le 22 juillet 2019 par Yves Cochet, Pablo Servigne, Agnès Sinaï offrent la quintessence : « La fin de notre monde est proche. Une ou deux décennies, tout au plus. Cette certitude (…) nous habite désormais… [3] »
Une ou deux décennies ? En tout cas, dans les bandes dessinées qui paraissent aujourd’hui, l’effondrement qui nous attend n’est plus une hypothèse très lointaine, comme elle l’était chez Pellos. L’échéance est désormais, souvent, beaucoup plus rapprochée. Si Léo situe encore en 2196 le moment où l’on pourra contempler au Jardin des Plantes « le dernier chimpanzé vivant » (Antarès, épisode 1, Dargaud, 2009), si beaucoup d’autres peignent un futur sans coordonnées temporelles précises, Lebon voit l’Europe de 2068 comme un désert agricole où ne poussent plus que des céréales transgéniques (Résilience) ; Boichi situe en 2031 l’érection, sur le continent arctique, d’une tour de 4 700 mètres destinée à devenir le dernier refuge de l’ADN de toutes les espèces vivantes (Hotel) ; Cadène et Adam situent l’effondrement, qui se soldera par une division par dix de la population mondiale, dans les trois prochaines décennies (Soon, au titre explicite) ; Tirabosco évoque la grande sécheresse et les émeutes de 2022 (Femme sauvage) ; dans Le Reste du monde, de Chauzy, la catastrophe, non datée, a pour décor un monde qui est exactement celui d’aujourd’hui ; tandis que pour Louise Joor, la catastrophe nucléaire serait survenue en 2018 (quatre ans après la parution de son album Kanopé).
Souvenons-nous que dans le chef-d’œuvre de Katsuhiro Ôtomo Akira, publié de 1982 à 1990, l’action se situait en 2019 mais l’explosion ayant détruit Tokyo et déclenché une Troisième Guerre mondiale était survenue en 1982.
Sur la nature du cataclysme qui nous attend, les propositions sont quelque peu divergentes. Chez beaucoup d’auteurs, seul est évoqué le déchaînement des forces naturelles. Ainsi, Chauzy peint un orage dantesque et un tremblement de terre. Les pluies diluviennes et les inondations sont évoquées dans La Fin du monde, de Wazem et Tirabosco. Pour Boichi, le monde a disparu sous les flots suite à l’élévation du niveau de la mer. Dans le premier tome d’Epiphania, de Ludovic Debeurme, le protagoniste voit des météorites choir sur le continent, juste avant que l’île sur laquelle il séjourne pour un stage de développement personnel (appelé « camp de l’entraînement amoureux ») soit submergée par un tsunami (un second tsunami surviendra dans le tome 3) à la suite duquel surgiront du sol des êtres hybrides, les Epiphanians. Quand il dessine une aventure muette de Lapinot intitulée Les Herbes folles (L’Association, 2019), Trondheim représente la ville envahie par une végétation proliférante, comme si la nature voulait reprendre ses droits sur les espaces conquis et défrichés par l’homme. Quant à Bilal, il résume ainsi ce qu’il nomme le Coup de sang : c’est « le nom du dérèglement brutal et généralisé qui s’est abattu sur la Terre. La planète est totalement désorientée, dévastée, morcelée par des catastrophes naturelles hors normes. En quelques semaines, le Monde a perdu tout semblant de cohérence. La nature a craché sa colère. »
Mais Brian K. Vaughan et Pia Guera, auteurs pour DC Comics de la série Y : The Last Man en 2002 [4], évoquent pour leur part un « mystérieux virus » qui n’aurait laissé à la surface de la Terre que des femmes. La Cité des orphelins postule, elle aussi, un virus mortel, mais cette fois ce sont tous les adultes qui auraient été décimés, seuls les enfants restant en vie.
Dans Gung Ho, les Allemands Von Eckartsberg et Von Kullant évoquent, sans s’y attarder, une « plaie blanche » qui a presque complètement décimé l’humanité.
Pour Mathieu Bablet, la population a été exterminée par des « insectoïdes » (dont des vers géants) apparus d’abord en Chine, et contre lesquels un « plan de riposte nucléaire » avait été tenté.
Dans d’autres ouvrages, les causes de l’effondrement sont multiples [5]. Quand Magda (une collégienne de treize ans) se voit annoncer par le proviseur que, selon les experts, le monde disparaîtra dans un an, tout ce qu’on lui en dit est que cette fin sera provoquée par « une accumulation de catastrophes naturelles d’une violence inouïe » (L’Apocalypse selon Magda, p. 20). Chez Lomig, la jeune narratrice de Dans la forêt est plus explicite : « Je ne sais pas exactement ce qui nous a conduits à cette paralysie. Il me semble que c’est la somme d’une multitude de raisons. Il y a d’abord eu des combats à l’autre bout du monde. "Pour protéger nos libertés", soi-disant. Puis un groupe paramilitaire a fait sauter le Golden Gate Bridge. Je crois que ça n’avait vraiment pas de lien. Puis, le marché des devises étrangères s’est effondré. Puis, un peu plus tard, un séisme a provoqué la fusion d’un réacteur nucléaire et la crue du Mississippi a été d’une violence inimaginable. Et il y avait tout le reste : le déficit du gouvernement, la crise du pétrole, un taux de chômage effroyable, un système d’aide sociale incapable de venir en aide aux gens dans les quartiers déshérités, qui bouillaient de rage et de désespoir…. J’imagine que la coupe était pleine. » (p. 19) Plus loin (p. 56) est évoquée la « grande épidémie ».
Quelquefois le mal qui a frappé la Terre reste indéterminé, déjà oublié (La Traversée, de Jérémie Royer, est l’histoire d’un « homme solitaire » qui « traverse un pays dévasté par une catastrophe dont tout le monde a déjà oublié les causes ») ou indéchiffrable : sur la quatrième de couverture de Vivre dessous, on peut lire : « Apparu il y a dix ans, à 5000 mètres d’altitude, ce qui n’était qu’un petit nuage est devenu aujourd’hui un voile rouge qui couvre le cinquième de la planète. Les perturbations qu’il provoque, les questions qu’il pose quant à son devenir deviennent l’obsession majeure d’une humanité qui se résout soudain à faire face à sa probable fin prochaine. »
Bilal, lui, dans le livre 1 de sa nouvelle trilogie, Bug, imagine encore un autre scénario catastrophe : « En 2041, la Terre est confrontée brutalement à la disparition de toutes les données informatiques, de tous les programmes numérisés, effacés par une mystérieuse "énergie aspirante" ».
La responsabilité humaine
Le plus frappant, à comparer toutes ces projections dans un monde d’après la catastrophe, c’est que la responsabilité de l’homme n’est pratiquement jamais évoquée (sauf, mais en termes étrangers aux problématiques écologiques, chez Lomig – qui adapte le roman éponyme de Jean Hegland, paru en 2017). Reflétant ce que Jean-Paul Engélibert appelle « l’apocalyptisme ambiant » [6], la presque totalité de ces bandes dessinées sont hantées par l’imaginaire de la catastrophe mais la présentent comme une épreuve tombée du ciel – un désastre imprévisible, étranger aux activités humaines, et contre lequel il n’y avait rien à faire. Elles peignent le monde d’après en faisant l’économie de la critique du monde présent, des dégâts causés par la civilisation industrielle, la science prométhéenne et le capitalisme prédateur. Elles sont apolitiques. Elles n’intentent aucun procès. Elles ne prennent pas acte de l’entrée dans ce que les scientifiques désignent comme l’Anthropocène, l’ère dans laquelle nous vivons, celle où les activités humaines ont un impact significatif sur l’écosystème terrestre [7]. Elles n’ont pas intégré la réflexion du philosophe Jean-Luc Nancy, pour lequel il n’y a justement plus, désormais, de catastrophes « naturelles » mais seulement une « catastrophe civilisationnelle qui se propage à toute occasion » [8]
Ainsi, dans Bug, la seule critique énoncée à l’encontre de notre mode de vie porte sur le fait que nos capacités relationnelles et intellectuelles ont été impactées par le « tout numérique ». Bilal s’en prend à une génération de personnes qui « depuis l’âge de trois ans ne côtoie que leurs écrans » et n’arrivent plus à se parler ni à se regarder dans les yeux. On peut juger l’analyse un peu courte.
Tout de même, certains autres albums – principalement parmi les plus récents, ce qui n’est pas pour nous étonner – ne sont pas dans cette stratégie d’évitement. Dans The End, Zep ne détaille pas les responsabilités de la conduite humaine dans le désastre qui s’annonce – même s’il fait allusion à un laboratoire, Pharmacorp, qui rejette des substances toxiques dans la nature – , il saute tout de suite aux conséquences : de même que, dans un lointain passé, la Terre aurait décidé de se débarrasser des dinosaures, devenus nuisibles à l’Évolution (cf. p. 36), ce sont les arbres, aujourd’hui, qui ont décidé de supprimer l’espèce humaine, ou du moins de la réguler : un individu par million est épargné. Par cette hypothèse fictionnelle audacieuse, le postulat écologique selon lequel nous serions les gardiens de la Terre et de la biodiversité se trouve renversé : c’est la Terre elle-même qui est la gardienne de la vie [9] ; elle a la capacité de se défendre et n’hésite pas à employer les grands moyens quand cette vie se trouve directement menacée. The End est un récit de la punition : la Terre sera sauvée, mais au prix d’une éradication presque complète de notre espèce, devenue une menace.
La même hypothèse d’une Terre vengeresse se retrouve dans le tome 3 d’Epiphania, quand un ecclésiastique, dans un prêche radiodiffusé, explique l’apparition de géants exterminateurs en ces termes : « Nous sommes allés trop loin… La Terre ne veut plus de nous… »
L’Humain, d’Agrimbau et Varela, dresse aussi un acte d’accusation, mais en prenant du recul par rapport aux périls de l’heure. L’effondrement n’y est évoqué qu’incidemment, page 42 : on apprend qu’il a fallu à la Terre un demi-million d’années pour rétablir ses écosystèmes et « retrouver la santé. Sans voitures ni usines de plastique ni compagnies pétrolières. L’Humanité avait disparu de la surface de la Terre à cause de son égoïsme, son ambition et sa bêtise. » Seuls ont survécu, dans l’espace, un couple d’astronautes, Robert et June, en hibernation cryonique pendant 500 000 ans. Leurs vaisseaux respectifs ont été désynchronisés et quand Robert, à son réveil, échoue sur une planète qui semble étrangère mais qui se révèle vite être la nôtre, rendue méconnaissable par la poursuite de l’Évolution, June est déjà décédée. Robert se déclare bientôt maître unique des lieux, et ne rêve que d’asservir toutes les autres espèces animales et d’assurer sa descendance en fécondant les femelles : il engendrera une nouvelle lignée de robert sapiens ! Possédé par la folie du pouvoir (des robots lui obéissent aveuglément), il se révèle finalement moins humain – au sens positif du terme – que Alpha, une androïde très perfectionnée qui seule osera lui tenir tête. Ce que dénonce cette fable implacable, c’est que, bien loin d’être sapiens, l’être humain est constitutivement en proie à un complexe de domination et à une hubris destructrice [10].
Le fait que Jean-Marc Rochette ait décidé, avec la complicité du scénariste Matz, de concevoir un prequel au Transperceneige, est particulièrement significatif de la prise de conscience survenue ces dernières décennies. Dans le récit fondateur du premier cycle, paru au début des années 1980 dans (À suivre) – mais le projet avait été conçu dès le milieu des années 1970 –, Jacques Lob proposait une sorte de parabole post-apocalyptique. Dans un monde dévasté par un cataclysme climatique, les survivants de l’espèce humaine sont enfermés dans un train gigantesque qui roule éternellement. Si l’œuvre avait une dimension indiscutablement politique, celle-ci ne concernait pas les raisons qui avaient conduit à la catastrophe, mais seulement les rapports de pouvoir et de domination imposés aux passagers du Transperceneige, la structuration sociale de cette communauté très hiérarchisée. C’était un récit sur la lutte des classes.
Le temps du nouveau cycle, Transperceneige Extinctions, est celui d’avant : il ne s’agit plus d’imaginer l’après, mais bien d’expliciter ce qui a conduit à la catastrophe et à l’invention du train des survivants. Le coupable est désigné d’emblée, d’une phrase sans ambiguïté, celle-là même qui ouvre l’album : « La Terre est ravagée par un mal qui semble incurable : l’Humanité ». Un peu plus loin (p. 26), l’homme est qualifié de « parasite ». Et, histoire d’enfoncer le clou, on peut lire p. 48 : « Partout, l’homme sème la mort et la dévastation, torture et extermine les animaux et la nature, jusqu’à ce qu’il ne reste rien, jusqu’à tout rendre stérile et invivable. »
La situation qu’imaginent Matz et Rochette est résumée ainsi en quatrième de couverture : « Sur la Terre exsangue, surpeuplée, un groupe d’éco-terroristes radicalisés décide d’accélérer le processus d’extinction et de programmer une apocalypse climatique. Un milliardaire visionnaire décide de les contrer. Obsédé par le survivalisme, il a inventé un moteur autonome qu’il a intégré à une arche de Noé 2.0 : le Transperceneige. » Les auteurs fondent donc leur récit sur une extrapolation à partir de la réalité que nous connaissons aujourd’hui : l’effondrement est considéré comme inévitable et déjà en cours.
Transperceneige Extinctions, au titre du reste suffisamment explicite, met en présence plusieurs forces, plusieurs attitudes possibles face au désastre. Il y a les « Apocalypsters », un groupe qui, depuis son QG de la forêt amazonienne, veut « précipiter l’extinction de l’humanité pour sauver le monde » (p. 61) – faire, en somme, le travail d’élimination dont se charge la Nature même chez Zep. Il y a aussi l’organisation écologiste activiste Wrath (en anglais : colère), qui s’en prend aux multinationales qui souillent et surexploitent la planète et aux politiciens corrompus. Et il y a enfin M. Zheng, inventeur chinois multimilliardaire et philanthrope, l’inventeur du Transperceneige et de son « moteur à propulsion perpétuelle ». Dans l’« Acte 1 », on le voit lancer le processus de sélection des privilégiés qui monteront à bord du train de la survie.
L’action de Soon, de Thomas Cadène et Benjamin Adam, se situe en 2151. Dans ce récit de l’après, la partie rétrospective a principalement pour sujet l’histoire de la conquête spatiale. Mais un professeur explique à ses élèves du futur : « D’avoir trop abîmé la planète, nous nous sommes effondrés ». Il qualifie les années 2015-2020 de « période dite du ‘déni’ ». Et tous de se féliciter que le monde ait changé : « Aujourd’hui, plus personne n’aurait l’idée d’avoir un emballage jetable pour boire UNE FOIS ! »
Ludovic Debeurme est peut-être le plus radical dans son propos, que le tome 3 d’Epiphania rend explicite. Le père de Koji, le personnage focal, fait acte de repentance face aux Epiphanians : « Nous ne méritons pas notre planète… Oui, il y a eu des humains de raison, de génie, des humains simples et bons, de tous temps… Mais en fin de compte, si on fait le bilan… Ce qu’il en reste… Cette catastrophe qu’a été l’Humanité dans sa globalité… Votre colère… On la méritait bien. » Non seulement l’Humanité est durement châtiée par les cataclysmes naturels et l’apparition d’espèces vengeresses tueuses, mais l’auteur semble prendre un malin plaisir à réserver un sort particulier aux élites mondiales : « 376 hommes et femmes les plus influents, les plus riches au monde embarquèrent précipitamment dans une barge spatiale (…) destinée à attendre patiemment en orbite autour de la Terre que la planète retrouve un équilibre géothermique, le jour où les excès de l’Humanité l’auraient rendue définitivement inhabitable… » Or ce vaisseau, peu après son décollage, explose en plein vol pour une raison inconnue. Bien fait ? Pour Debeurme, la violence qui va crescendo dans les trois tomes métaphoriserait « celle ressentie par un nombre croissant de gens » face à l’absurdité du système et l’incurie des dirigeants [11].
Le monde d’après
Dans la plupart des bandes dessinées évoquées ci-avant, l’histoire n’est pas tant celle de l’effondrement que celle des survivants, dans un monde d’après la civilisation.
Passé un certain seuil de réchauffement climatique, « les êtres humains demeureront-ils une force sur cette planète, pourront-ils même survivre ? C’est une question ouverte. » Mais, assure le professeur Clive Hamilton, « Une chose est sûre : ils seront beaucoup moins nombreux qu’aujourd’hui » [12]. C’est le postulat que semblent assumer les auteurs de bande dessinée, quelle que soit le scénario apocalyptique envisagé.
Dans Gung Ho, par exemple, l’effondrement n’est que le prétexte permettant aux auteurs d’installer un nouveau monde, c’est-à-dire d’en inventer un à leur fantaisie. En l’occurrence, les survivants vivent dans des sortes de villages fortifiés, faisant face aux tensions internes à leur communauté et aux dangers que représentent les ennemis extérieurs. Mais le vrai sujet de la série est l’adolescence, la rébellion, le conflit entre générations.
Le monde des rescapés présente un visage encore plus rude et dangereux dans La Terre des fils, de Gipi, dont l’intrigue conduit les protagonistes jusqu’à une secte aux mœurs primitives installée dans un ancien complexe industriel pétrochimique. Ses membres vouent un culte au dieu Trokool, grâce auquel ils auraient survécu, et obéissent à un illuminé sanguinaire qui revendique le rang d’« uberprêtre ».
Les nouveaux pouvoirs autoritaires qui font leur lit du désastre s’établissent souvent sur la base d’une pseudo-religion. Dans La Traversée, Jérémie Royer écrit (p. 32) : « … Beaucoup se sont autoproclamés prophètes. Mais on parle partout de la Sainte Cité. On parle de guérisons miraculeuses, d’abondance. » Or, le « prophète » qui règne sur cette ville se comporte en dictateur et règne par la terreur.
Dans Résilience, en revanche, le pouvoir est tombé aux mains d’une multinationale tentaculaire et totalement hégémonique, qui exploite 90 % des terres et dont l’armée fait respecter les droits de propriétés. [13]
Le plus souvent, ce sont des bandes armées qui représentent le danger principal dans un monde rendu à la loi de la jungle, à la sauvagerie – comme le montre Chauzy dans Le Reste du monde où certains survivants se transforment en bêtes sauvages et où des gangs armés tuent, pillent, violent.
Les petits groupes violents et incontrôlés ne sont pas nécessairement aussi effrayants que les morts-vivants auxquels sont confrontés les survivants de la série The Walking Dead conçue par Robert Kirkman [14], mais suffisamment redoutables, surtout quand les rescapés sont des enfants. Dans La Cité des orphelins, une fille, Lisa Nelson, s’impose comme leader naturelle pour tenir tête aux gangs et organiser la survie. Le script adhère de manière un peu naïve au culte du chef, ou plutôt de la cheffe.
Cependant, d’autres créateurs se plaisent à imaginer une utopie communautaire plus positive. « L’Art est le lieu de l’utopie », proclame Debeurme dans le dossier de presse accompagnant la sortie du tome 3 d’Epiphania, et il le démontre en imaginant que les rares humains survivants, conscients que « ce n’était plus l’heure de leur espèce », tentent de construire une relation harmonieuse tant avec les Epiphanians qu’avec les animaux. Sa trilogie se termine sur la vision d’espoir d’un monde (définitivement ?) apaisé, où l’homme a renoncé à sa volonté de domination et en a fini avec la logique consumériste. Comme l’écrit Engélibert, « c’est adossé à l’apocalypse que l’utopie échappe à l’illusion du progrès » [15]
Comment refaire société après la catastrophe ? Tel est bien LE thème classique de la littérature post-apocalyptique, depuis le classique Malevil, de Robert Merle (1972) – où un faux prêtre, déjà, cherchait à prendre le contrôle de la communauté des survivants – et encore récemment dans Le Temps du déluge de Margaret Atwood.
Dans Julia & Roem, Bilal fait allusion (p. 32) à des « communautés solidaires » où s’organise la survie.
Chez Tirabosco, l’héroïne de Femme sauvage se met en route, seule ; pour rejoindre les « Rebels » qui se sont réfugiés quelque part dans le Nord. Au cours de son périple, elle rencontre une femme-loup géante qui viendrait d’un « monde plus ancien », et elle accouche d’un garçon prénommé Hassun. Pendant des années, elle prépare son fils au « contact inévitable avec l’autre monde » (p. 193). Devenu jeune homme, Hassun part à son tour pour aller à la rencontre des Rebels que sa mère voulait initialement rejoindre. Ont-ils réussi à construire une société nouvelle ? La fin semble indiquer que oui.
Dans le monde de Soon, la population mondiale a été divisée par dix. Thomas Cadène et Benjamin Adam imaginent que les survivants ont conclu en 2096 un Contrat et ont été regroupés, pour la plupart, dans sept grandes métropoles réparties à la surface de la Terre, chacune presque complètement autosuffisante. 88 % des terres émergées ont été rendues à la nature. Mais tous n’acceptent pas le nouvel ordre, qui connaît des failles, des contestations, des déviances. Youri, le héros, voyage et nous sert de guide dans ce « nouveau monde » où tout semble à la fois familier et différent et où différentes communautés expérimentent différents modèles de (sur)vie.
En revanche, le récit à la première personne du survivant d’Entre les ombres est celui d’une aventure individuelle. L’autre n’existe plus que sous la forme de fantôme. Dans cette robinsonnade, le héros d’Arnaud Boutle vit dans un magasin de meubles, qu’il aménage avec des livres « empruntés » à la bibliothèque et des tableaux provenant du musée des beaux-arts. La ville est déserte et la végétation commence à y reprendre ses droits, mais on trouve encore certaines marchandises dans les supermarchés. Il finit par prendre la mer à bord d’un voilier, vers l’inconnu.
Dans Zone Z, Renaud Thomas ne semble pas trancher entre délitement ou reconstruction du lien social. Comme l’a écrit Frédéric Hojlo sur le site ActuaBD, ici « pas de quête ultime, pas même de réel problème à résoudre : simplement une errance hasardeuse [des deux protagonistes], qui ne tient que par son propre mouvement. (…) L’ouvrage est sans doute ouvert à d’autres interprétations, mais nous pouvons imaginer que la Zone Z représente ce que la ville pourrait devenir en l’absence totale de direction politique et de cadre social. Un espace qui s’effrite, où les repères sont renversés et fluctuants. Une ville d’après la civilisation. » [16]
Quelques thèmes secondaires
Dans l’instauration d’un nouveau rapport plus respectueux et harmonieux avec la nature et les espèces vivantes, la femme, souvent, joue les premiers rôles. L’héroïne de Femme sauvage, bien sûr, qui découvre vite les difficultés de la survie en milieu sauvage, mais voue à la nature un respect immense. Celle de Kanopé, qui a appris à vivre en autonomie dans la jungle, et qui aura fort à faire pour rassurer et « apprivoiser » le jeune hacker farouche et puéril qui s’incite sur son territoire, une sorte de Valérian prénommé Jean. Ou bien encore les deux sœurs de Dans la forêt, Eva et Nelly, qui, elles aussi, apprennent à tirer parti des ressources de la forêt et à vivre en autosuffisance.
On pourrait reprocher à ces récits de reconduire le cliché selon lequel les hommes seraient biologiquement du côté de la culture et les femmes du côté de la nature. On en comprend aisément les raisons. Cherchant à analyser les racines de la subordination des femmes dans toutes les sociétés humaines, Sherry B. Ortner écrit : « ma thèse consiste à dire que la femme est identifiée à – ou, si l’on veut, semble être le symbole de – ce que toutes les cultures dévalorisent, définissent comme appartenant à un ordre d’existence inférieur à l’ordre culturel. Or il semble qu’une seule chose corresponde à cette description, il s’agit de la "nature" au sens le plus général du terme [17]. » Les récits de l’effondrement accusent, explicitement ou implicitement, la culture technicienne et prédatrice et valorisent l’idée d’un nouveau pacte avec la nature. C’est pourquoi, en vertu d’une assimilation discutable, la femme leur paraît devoir endosser une responsabilité particulière dans ce changement de paradigme. L’héroïne de Femme sauvage en est du reste persuadée : « Si les mecs n’avaient pas pris le pouvoir durant des milliers d’années… Sûr que la planète aurait un autre visage aujourd’hui » (p. 105) – à l’instar de Tirabosco lui-même [18].
On observera par ailleurs que la situation exceptionnelle d’une catastrophe subie ou annoncée conduit assez naturellement les personnages à expérimenter la sexualité de façon tardive ou anticipée. Youri, le héros de Soon, découvre l’amour dans les bras d’une vierge de 22 ans (pl. 113). Tandis que la jeune héroïne de L’Apocalypse selon Magda connaît, elle, précocement son premier rapport sexuel. « Ça me brûle dans le ventre, et je veux aller jusqu’au bout de cette brûlure. Parce que tu vois, j’aurai pas d’autre occasion de la vivre. » Son deuxième amant lui dit : « Tu fais l’amour comme quelqu’un qui sait qu’il va mourir. C’est ça que j’aime chez toi. »
On l’a vu, le cliché des nouveaux Adam et Eve investis de la mission historique d’engendrer une nouvelle humanité remonte au moins, dans la bande dessinée, au Futuropolis de Pellos. Il est réinvesti ou détourné dans L’Humain et dans Y : Le Dernier Homme. Faut-il rappeler que Chris Ware l’avait tourné en ridicule dans Jimmy Corrigan ? Tombé amoureux de sa demi-sœur Amy, Jimmy élaborait un scénario fantasmatique pour contourner l’interdit de l’inceste : si une apocalypse nucléaire détruisait toute vie humaine sur Terre à l’exception d’Amy et lui, le tabou tomberait car ils auraient le devoir sacré de repeupler la planète !
Pointons, sans nous y attarder, un dernier thème récurrent dans notre corpus, celui dans la croyance en un salut qui viendrait de l’espace ou passerait par un départ vers l’espace. Dans Y : Le Dernier Homme, les astronautes de la Station spatiale internationale ont échappé au virus qui a ravagé la Terre et peuvent y revenir indemnes. De même, dans L’Humain, les astronautes Robert et June doivent leur statut d’uniques survivants de l’espèce humaine au fait d’avoir été placés en hibernation cryonique pendant 500 000 ans. Dans Antarès, l’humanité s’est lancée dans un programme visant à établir de nouvelles sociétés sur d’autres planètes. Ce qui vaudra à Kim, l’héroïne, d’être fécondée par un extra-terrestre. Un projet similaire de colonisation de l’espace est évoqué dans Soon ; sa première phase, au milieu du XXIe siècle, a échoué tragiquement ; un siècle plus tard, une nouvelle tentative a lieu. Hotel explore une hypothèse différente : une « Arche » est envoyée dans l’espace, pour sauvegarder l’ADN et la mémoire de notre civilisation. Enfin, Robin Cousin place au cœur de l’intrigue de Des milliards de miroirs l’existence d’un « hypertéléscope » censé détecter des planètes potentiellement habitées. Le récit nous place devant l’alternative ainsi résumée par Stéphane Jarno (dans Télérama) : « Faut-il prendre contact avec les Aliens ou éviter d’attirer leur attention ? Sont-ils l’ultime chance de l’humanité ou son coup de grâce ? » L’un des personnages principaux est un gourou qui berce ses adeptes d’histoires de soi-disant contacts avec des extra-terrestres – à l’instar de ses prédécesseurs dans la réalité, et probables modèles, Raël, Ivo A. Benda ou Jean-Paul Appel-Guéry (qui compta Moebius parmi ses disciples).
Envoi
« On écoute, on est informé, mais pour que ça touche notre conscience on a besoin d’avoir des histoires. (…) La fiction vient imprégner notre conscience et c’est pour ça qu’il faut des gens qui utilisent le savoir des autres pour raconter des histoires. » Ainsi s’exprime Zep, l’auteur de The End [19]
Toutes les histoires dessinées évoquées ci-dessus contribueront-elles à « imprégner les consciences » et à pousser à l’action ? Il faut le souhaiter, et c’est l’honneur de la bande dessinée, naguère tenue pour une littérature d’évasion, de prendre à bras-le-corps les sujets brûlants de notre époque, de nous donner autant à penser qu’à rêver.
Frederik Peeters est animé de la même ambition. L’avant-propos de son dernier livre évoque « l’envie confuse de dessiner ou raconter ce qui m’apparaît (ainsi qu’à tout le monde je pense...) de plus en plus nettement comme la grande destruction du monde, le grouillement frénétique des humains, l’effondrement du rêve sauvage, la grande mélancolie occidentale... » Mais Saccage fait l’économie de la fiction, du scénario : il consiste en une série d’images psychédéliques combinant des êtres mutants et des paysages dévastés dans un contexte post-apocalyptique. Le travail de collage de l’artiste, foisonnant de citations visuelles, n’est pas sans rappeler celui de l’Islandais Erró.
Xavier Gorce, de son côté, se sert depuis 2004 des pingouins pour nous alerter avec un humour imparable sur les périls de l’heure : « Notre banquise fond et nous regardons ailleurs » [20].
Je ne vois pas de meilleure conclusion que de reprendre les derniers mots de l’album Soon, de Thomas Cadène et Benjamin Adam : « Take care ».
Thierry Groensteen
[1] Claude Ecken, « L’utopie post-atomique », Les Cahiers de la bande dessinée, n° 58, juin-juillet 1984, p. 17-19.
[2] Jean-Pierre Andrevon, « Le post-catastrophisme prétexte », Les Cahiers de la bande dessinée, n° 58, op. cit., p. 20-21.
[3] Lire la tribune complète sur www.institutmomentum.org
[4] En France, Y : Le Dernier Homme a été publié en 10 volumes chez SEMIC puis Panini à partir de 2004.
[5] Selon la définition de l’Institut Momentum, « L’effondrement désigne un ensemble de facteurs concomitants qui conduiraient à une incapacité – temporaire ou définitive – de la biosphère à offrir des conditions de vie acceptables. »
[6] Jean-Paul Engélibert rappelle qu’en littérature, « la première fable moderne de la fin du monde est Le Dernier Homme, de Jean-Baptiste Cousin de Grainville, publiée en 1805. Cf. Fabuler la fin du monde : la puissance critique des fictions d’apocalypse, La Découverte, "L’Horizon des possibles", 2019, p. 20.
[7] Il faut préciser que la bande dessinée n’a pas le monopole de cet évitement ; on le retrouve dans plus d’une œuvre littéraire et cinématographique.
[8] Jean-Luc Nancy, L’Équivalence des catastrophes (Après Fukushima), Galilée, 2012, p. 57.
[9] Zep a peut-être été inspiré par la théorie Gaïa de James Lovelock. Pour la Cop 21, il avait dessiné une histoire dans laquelle « Madame Terre » consultait un médecin, qui lui diagnostiquait « une vilaine bactérie humanoïde. C’est un parasite assez étrange… Il colonise, mais finit généralement par s’autodétruire. Mais avant, il vous nique la flore océane, l’épicroûte, le système respiratoire… » On peut la voir en ligne à l’adresse https://mondedesofi.wordpress.com/2016/11/16/notre-terre-est-malade/
[10] Le récent album de Yann Legendre Flesh Empire (Casterman, 2019) est un récit de science-fiction qui ne concerne pas à proprement parler notre sujet. Toutefois, on y trouve également une leçon adressée à l’humanité. Dans un monde peuplé d’humanoïdes au corps synthétique, un savant réinvente la chair et donne naissance à une femme qu’il baptise Alkaline. Mais on apprend bientôt que ce n’est pas la première femme, puisque « cinq générations de [son] espèce ont existé avant [elle] » et que « Toutes se sont tragiquement éteintes. Car l’Humanité, dans sa recherche d’absolu et d’éternité, a toujours fini par confier son destin à des machines… » jusqu’à disparaître à leur profit.
[11] Extrait du dossier de presse.
[12] Requiem pour l’espèce humaine, Paris, Sciences Po : les Presses, 2013, p. 35.
[13] Louise Joor, elle aussi, met en cause la responsabilité des multinationales (Kanopé, p. 85). Elle cite par ailleurs le Manifeste pour la Terre et l’humanisme, de Pierre Rabhi (p. 29).
[14] Publié aux Etats-Unis par Image Comics depuis 200, en France par Delcourt depuis 2007.
[15] Fabuler la fin du monde, op. cit., p. 153.
[16] Voir https://www.actuabd.com/Zone-Z-de-Renaud-Thomas-Cornelius-une-promenade-dans-la-decrepitude. Mise en ligne le 2 juillet 2019.
[17] Sherry B. Ortner, « Le féminin est-il au masculin ce que la nature est à la culture ? », in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, mouvements populaires urbains et environnement, Cahiers Genre et Développement, n°6, Genève, Paris : EFI/AFED, L’Harmattan, 2007, p. 49-68. Ortner pointe le résultat concomitant de trois facteurs : la physiologie des femmes considérée comme plus proche de la nature ; le rôle social de la femme considéré comme plus proche de la nature ; enfin le psychisme de la femme considéré comme plus proche de la nature. Consultable en ligne sur https://books.openedition.org/iheid/5797?lang=fr
[18] « Les hommes ont majoritairement détruit le monde avec leurs guerres, leurs conquêtes, leur prédation du vivant sans limites. Les femmes jouet moins à la guerre que les hommes, ce ne sont pas elles qui déforestent l’Amazonie et pillent l’Afrique. Les femmes ont un rapport au vivant plus doux, différent de nous… ne serait-ce que parce qu’elles enfantent la vie. » Propos tirés de l’entretien avec Tirabosco par Frédéric Bosser dans dBD n° 136, sept. 2019, p. 50-55. Cit. p. 53.
[19] « Zep nous parle de The End, entre fiction et urgence écologique », interview par Lisef, 9emeart.fr, 22 mai 2018. URL : [http://www.9emeart.fr/post/interview/franco-belge/interview-zep-nous-parle-de-the-end-entre-fiction-et-urgence-ecologique-8842
[20] Première phrase du recueil Les Indégivrables, Buchet Chastel, 2019.