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II. les suppléments de noël et d’été

Thierry Smolderen

[janvier 2012]

The Illustrated London News et The Graphic publiaient en été et pour Noël un supplément richement illustré, où la bande dessinée tenait une place importante. Des auteurs comme George Cruikshank Jr, William Ralston, Harry Furniss, Alfred Crowquill, Frederick Barnard ou Randolph Caldecott s’y illustrent.

un langage ludique, polygraphique et hiéroglyphique

Les satires graphiques (dont la tradition remonte aux guerres de religion du XVIIème siècle) proposaient au lecteur des images à décrypter sur le mode du rébus, de l’emblème et de l’allégorie. En Angleterre comme en France, les mêmes auteurs peuvent passer de la bande dessinée à la conception d’une page de rébus, ou de jeux hiéroglyphiques. Dans les journaux du milieu du XIXème siècle, ce type d’encryptage ludique fait encore partie intégrante du bagage de l’illustrateur humoristique.

La « bande dessinée töpfferienne » n’échappe d’ailleurs pas à ce paradigme, puisque sa forme même (le chemin de fer du strip) est une représentation allégorique de la « vision tunnel » de l’homme moderne et de la marche aveugle du progrès (que Töpffer oppose à la flânerie en zigzag du promeneur intelligent, attentif à l’unité et à la simultanéité du paysage ou du tableau).

Noël anglais vu par un artiste « japonais ». Au verso de cette très belle planche, due au fils du grand George Cruikshank, l’hebdomadaire publie un long article. Le papier commence par une discussion assez sérieuse des publications récentes consacrées en Angleterre aux arts graphiques japonais, puis il évoque l’influence occidentale croissante sur ce pays. Enfin, sans transition, l’auteur entreprend d’analyser la page de l’artiste « Kru-Shan-Ki » sur un ton faussement doctoral, comme s’il s’agissait d’une vraie représentation par un artiste japonais des mœurs anglaises en période de Noël.

Au XIXème siècle, les illustrateurs humoristiques forment une famille internationale, qui, sur le plan stylistique, se caractérise par un recours quasi-systématique à l’hybridation graphique. Dans leurs images, les collisions entre idiomes hétérogènes produisent constamment des étincelles de sens et d’humour. Cette conception polygraphique et hiéroglyphique de l’image, fondée sur une profonde connaissance des arts graphiques est chez eux comme une seconde nature.
Autant dire que l’image objective (« photographique ») n’est pas leur première référence (comme en témoignent d’ailleurs les attaques virulentes de Töpffer contre l’invention de Daguerre).

Quand ces dessinateurs font allusion aux images produites par la technique, ou qui se drapent d’autorité scientifique, ils s’ingénient à les traiter comme des représentations « comme les autres ». Sous le crayon des illustrateurs humoristiques, toute nouvelle façon de voir représente un langage qu’on peut styliser, diagrammatiser, analyser, confronter avec d’autres langages visuels pour créer du sens. Quant aux formes d’histoires en images elles-mêmes, elles sont traitées (et maltraitées) avec la même désinvolture jubilatoire : c’est bien ce qui explique l’extraordinaire flexibilité formelle, au XIXème siècle de la bande dessinée (töpfferienne) et des histoires en images en général.

Les dessinateurs qui « enluminent » les suppléments de Noël de l’Illustrated London News appartiennent clairement à cette famille humoristique (la plupart, d’ailleurs, travaillent aussi pour Punch).

Parmi toutes les « formes d’histoires » possibles, il en est une, cependant, que les auteurs de l’Illustrated London News vont privilégier de manière insistante. Au cours des années 1850 et 1860, la féérie pantomime est une référence incontournable pour ces dessinateurs. Comme si cette forme représentait un modèle naturel, une sorte de reflet de leur propre activité graphique. Manifestement, ils se reconnaissent dans les fantaisies théâtrales bouffonnes, oniriques, hétéroclites, archaïsantes, parodiques et totalement irréalistes qui envahissaient les scènes londoniennes durant la période des fêtes de Noël.

frederick barnard et harry furniss : pantomimes et lignes serpentines

De très grands auteurs de bande dessinée vont émerger dans les suppléments de Noël, qui participent traditionnellement de l’atmosphère de vacances dans les foyers de la middle class, à l’époque victorienne.
À la fin des années 1860, Robert Barnard et Harry Furniss brillent de mille feux dans l’Illustrated London News, et créent un courant stylistique rococo très reconnaissable et très original, caractérisé par l’utilisation intensive de la ligne serpentine.

Les histoires de Barnard et Furniss jouent sur l’ensemble de la planche et préfigurent en cela les inventions graphiques du Little Nemo de Winsor McCay. Elles mériteraient une place majeure dans toute anthologie de la bande dessinée. Les deux dessinateurs exploitent pleinement le grand format du journal (40 cm/ 30cm environ), et leur sens de la composition éclate dans des récits pleins de vitalité. On voit, chez eux, comment la gravure sur bois peut dépasser ses propres limites dans des publications dont les artisans travaillent véritablement à la pointe de l’art.

Chez Furniss comme chez Barnard, la ligne serpentine commande la trajectoire dynamique du regard dans l’architecture de la planche, pilotant le lecteur à travers un labyrinthe jubilatoire et ondulant. Il s’agit presque toujours de relater un dîner en famille, une anecdote autour de la bûche de Noël, un spectacle de pantomimes, une expérience de physique amusante ou quelque autre forme de charade ou de tapage de saison. Ces pages pétillantes reflètent encore l’esprit original de Töpffer, qu’elles combinent brillamment avec les théories d’Hogarth sur la ligne serpentine.
Radicalement différent du gaufrier « chronophotographique » qui finira par s’imposer aux USA vers 1900, le modèle néo-rococo de Barnard et Furniss constituera une référence durable pour les auteurs humoristiques anglais. Toujours extraordinairement énergiques les planches de Furniss sont à la fois dansantes et ludiques ses compositions « serpentines » influenceront souvent les auteurs du Graphic et de l’Illustrated London News.
Ces pages reflètent aussi l’esprit païen, carnavalesque qui fascinait tant la génération de Dickens et de Crowquill. Elles tracent un lien thématique évident entre cette génération et l’Américain Winsor McCay, dont le Little Nemo s’alimentait lui aussi aux sources de la féerie pantomime.

romances et balades en couleur du graphic

En adoptant progressivement la couleur, les suppléments de Noël et d’été vont peu à peu devenir des objets luxueux. Préparées plus d’un an à l’avance, les planches chromoxylographiées exigent jusqu’à quatorze passages de couleurs, au dire des éditeurs. [1] Ces suppléments représentent un gros investissement artistique et technique et pèsent lourd dans la balance des comptes annuels de la publication. Quand ils lancent The Graphic en décembre 1869, les concepteurs du nouvel hebdomadaire affichent l’étendue de leurs ambitions en offrant un supplément en couleur qui cherche à concurrencer l’Illustrated London News sur ce terrain très prestigieux (et très rentable).
Prenant la suite de Barnard et Furniss, des auteurs comme Randolph Caldecott, J.C. Dollman, Percy Macquoid, William Ralston vont introduire dans The Graphic des pistes nouvelles en matière d’histoires en image. Les genres de la romance souriante et de la balade illustrées, qui correspondent aux tendances littéraires de l’époque, y sont souvent privilégiés.

Même situées dans le monde contemporain, les histoires de Caldecott et de ses collègues exhalent un évident parfum de nostalgie : les textes sont tracés en lettres cursives et les planches organisées « en archipel d’images ». L’ensemble évoque le thème éternel de l’amour et le passé médiéval des romances en images, le cours tranquille du temps et des fleuves, les voyages « à l’ancienne » zigzaguant au fil de l’eau. L’époque est friande d’allusions gothiques, et la forme de ces histoires est parfaitement dans l’air du temps. Elle ne doit probablement pas grand-chose à l’influence töpfferienne qui porte plutôt, nous l’avons dit, sur des récits linéaires et rythmés, consacrés aux routines et incidents de la vie moderne.


Thierry Smolderen

• Lire la suite : « Les bandes dessinées journalistes du Graphic et de l’Illustrated London News. »

[1] « The Graphic, extra-supplement of the Christmas Number », décembre 1882.