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hors-champ

Thierry Groensteen

Au cinéma, le terme de hors-champ désigne ce qui n’apparaît pas dans le champ, c’est-à-dire « cette partie de l’espace, théoriquement sans limites, que la pellicule n’enregistre pas » (Baetens & Lefèvre 1993 : 26). La caméra cadre une zone correspondant à ce que l’on veut montrer, occultant tout ce qui se trouve autour.
Dans la mesure où la case de bande dessinée est elle aussi bordée par un cadre (fût-il, quelquefois, virtuel), l’espace qu’elle délimite peut-être prolongé, mentalement, au-delà de ce qui est représenté.

[Septembre 2015]

Au cinéma, le terme de hors-champ désigne ce qui n’apparaît pas dans le champ, c’est-à-dire « cette partie de l’espace, théoriquement sans limites, que la pellicule n’enregistre pas » (Baetens & Lefèvre 1993 : 26). La caméra cadre une zone correspondant à ce que l’on veut montrer, occultant tout ce qui se trouve autour.
Dans la mesure où la case de bande dessinée est elle aussi bordée par un cadre (fût-il, quelquefois, virtuel), l’espace qu’elle délimite peut-être prolongé, mentalement, au-delà de ce qui est représenté.

Scott McCloud, L’art invisible, 1999.

Toutefois, ce que l’esprit est capable d’extrapoler n’a aucune existence physique, rien qui corresponde à tout ce qui peut encombrer un plateau de cinéma et que l’on ne souhaite pas montrer. Il existe un espace profilmique ou prophotographique, c’est-à-dire un environnement spatial réel au sein duquel la prise de vue opère une découpe, mais pas d’espace prographique. C’est ce qui conduit Benoît Peeters à écrire qu’« en bande dessinée, il n’existe aucun effet de cache » et que, par conséquent, on ne peut parler de hors-champ qu’en un sens « métaphorique » (1991 : 15).
Cependant, le dessinateur peut manifester l’existence de ce hors-champ virtuel et appeler l’attention vers lui de diverses manières, que Jan Baetens et Pascal Lefèvre ont utilement distinguées : « S’agissant [des] diverses manières dont la case peut pointer matériellement l’au-delà de son cadre, une distinction s’impose entre les modes direct et indirect de la référence. Chaque fois qu’un élément du dessin permet d’induire un prolongement virtuel de la vignette, l’indexation est bien sûr directe ou, si l’on veut, statique. L’ombre portée d’une forme qui demeure invisible, le regard d’un personnage vers un objet exclu de la case, l’interruption d’un “mot dans l’image” au milieu d’une lettre, notamment, fournissent quelques illustrations de ce procédé. Lorsque, en revanche, c’est la succession des cases qui, élargissant peu à peu le champ de vision, révèle des fragments auparavant dérobés au regard, la reconstitution du hors-cadre est indirecte ou, plus exactement peut-être, dynamique. » (1993 : 27) Ajoutons que le champ de vision peut s’ouvrir dans toutes les directions, y compris vers le lecteur, et qu’un son (matérialisé par une onomatopée) peut également signaler une action invisible.

Art de la redondance, la bande dessinée oblige fréquemment le dessinateur à redessiner les mêmes personnages, objets, éléments de décor de case en case. Mais une bonne compréhension de la dramaturgie le conduit souvent à préférer des solutions plus économiques. Rien n’est alors répété, que ce qui doit l’être pour l’intelligibilité de l’action. J’ai montré, sur l’exemple d’une planche de Corentin dessinée par Paul Cuvelier, comment la redondance s’y limite « aux personnages qui sont au cœur même de cette action, dont on pourrait dire qu’ils font l’objet d’une focalisation iconique » ; alors que d’autres éléments (par exemple, dans le cas d’espèce, les animaux qui accompagnent les héros) ne sont montrés qu’une fois dans toute la planche, cette unique occurrence « étant comme mise en facteur commun pour l’ensemble de la séquence » (Groensteen 1999 : 140). Le gorille Belzébuth et le tigre Moloch sont donc dans le champ le temps d’attester leur présence sur les lieux de l’action, puis systématiquement maintenus hors champ pour ne pas surcharger des images dans lesquelles ils n’auraient pas de rôle déterminant à jouer. Metteur en scène et conteur, le dessinateur de bande dessinée opère, pour chaque vignette, un cadrage sélectif qui rejette hors cadre nombre d’informations déjà en possession du lecteur.

Le hors-champ peut aussi servir à « ménager la découverte progressive des événements de l’histoire par le lecteur » (Holleville 2012 : 50). Cette rhétorique du dévoilement progressif convient notamment aux récits érotiques, comme l’avait relevé Laurent Gerbier : « C’est l’acte même de dessiner qui produit la fascination propice à l’érotisme, justement parce que l’image n’est pas concentrée dans un cadre, mais développée au long d’une séquence discrète… » (1999 : 103)
L’extension du champ peut ménager un effet de surprise et modifier a posteriori la perception de ce qu’on vient de lire, en révélant, sur le mode du coup de théâtre, les véritables circonstances de l’action dont la partie représentée précédemment ne permettait pas, à elle seule, de comprendre les tenants et aboutissants. Ainsi l’histoire de Daniel Clowes intitulée Un jour comme les autres (dans l’album Eightball, Cornélius, 2009, pp. 13-16) s’ouvre sur une planche montrant un jeune homme procéder à sa toilette matinale devant le miroir de sa salle de bains ; dans la planche 2, l’élargissement du cadre révèle le hors-champ, à savoir Clowes lui-même en train de dessiner, en direct, cette scène d’ablutions, « jouée » par un acteur prénommé Steve en présence d’éclairagistes, d’accessoiristes, d’une scripte, comme si tout cela se déroulait sur un plateau de cinéma.

Daniel Clowes, Eightball, 2009 (extrait).

Le propre de la bande dessinée étant de juxtaposer plusieurs images dans l’espace de la page, on pourrait former l’hypothèse que, si deux images contiguës ont chacune un hors-champ virtuel, ceux-ci ne peuvent que se « superposer » dans le blanc intericonique, voire entrer en conflit. Or on ne constate jamais rien de tel. Si l’imagination du lecteur fait surgir un hors-champ mental, celui-ci est situé dans la diégèse, dans le monde fictif au sein duquel la fiction nous projette en esprit, et nous ne lui assignons pas de lieu dans l’espace physique du support. Du reste, deux phénomènes s’y opposent.
Premièrement, l’espace vide entre les cases évoque moins un espace qu’une durée. Il symbolise le temps virtuel qui s’écoule entre deux moments consécutifs de l’action. Souvent, entre une case et la suivante, quelque chose est censé s’être produit qui n’a pas été montré. Afin d’assurer la continuité narrative, il est plus important pour le lecteur de se figurer ce qui est advenu dans cet intervalle que d’imaginer comment les images se prolongent dans l’espace diégétique.
Deuxièmement, l’espace vide autour de la case de bande dessinée est immédiatement bordé par les cadres des vignettes alentour. Pour le dire autrement : à l’endroit où l’esprit pourrait postuler une image virtuelle, des images réelles occupent déjà, physiquement, la place. Benoît Peeters a proposé de nommer cet espace environnant le péri-champ. « Constitué par les autres cases de la page et même de la double page, cet espace à la fois autre et voisin influence inévitablement la perception de la case sur laquelle les yeux se fixent. Aucun regard ne peut appréhender une case comme une image solitaire ; de manière plus ou moins manifeste, les autres vignettes sont toujours déjà là » (1991 : 15).

En plus de ceux qui sont situés dans le hors-champ extérieur à l’image, d’autres éléments peuvent être soustraits à la vue parce que, bien qu’étant à l’intérieur du champ, ils sont « voilés de manière complète ou sélective par un fragment du dessin formant écran » (Baetens et Lefèvre 1993 : 29). Un fragment de dessin ou, plus fréquemment encore, une bulle. Même si le dessinateur compose ordinairement son image de manière à placer la bulle dans une zone où elle ne masquera rien d’essentiel, il n’en reste pas moins que la bulle est d’abord, et par définition, cette « présence blanche qui neutralise le décor », comme l’écrivait naguère Pierre Fresnault-Deruelle (1989 : 55). Baetens et Lefèvre utilisent les termes de « hors-champ interne » pour désigner ces éléments provisoirement oblitérés par ce qui se glisse entre eux et nous ; je préfère, pour ma part, parler plus simplement de ce qui est hors vue.
Un dessinateur baroque comme José Muñoz se plaît fréquemment à inverser la hiérarchie ordinaire entre les éléments de la diégèse, à défaire l’ordinaire « corrélation stricte entre l’importance du rôle joué par les protagonistes et leur positionnement dans l’image » (Dejasse 2015 : 181). Le héros peut être relégué à l’arrière-plan, presque invisible, tandis que des figurants anonymes, représentés une seule fois, mais dotés d’une grande « puissance d’évocation », occupent une surface très supérieure, au premier plan, et semblent engagés dans des actions dont le sens nous échappe, comme autant d’aperçus sur des « récits sécants » (id., p. 188) voués à rester virtuels. Ainsi, dans une série comme Alack Sinner, c’est le champ lui-même qui peut se retourner, assurant la promotion ponctuelle de ce qui pourrait rester hors vue et la relégation de l’action principale aux confins de la représentation.

Muñoz et Sampayo, Alack Sinner : Rencontres, 1984, p. 13 (détail).

L’exploitation du hors-champ se prête à de nombreux jeux rhétoriques. Avec de créer son fameux strip Barnaby, le cartoonist Crockett Johnson avait ainsi animé, dans Collier’s en 1940, l’éphémère série The Little Man with The Eyes (Le Petit Homme avec les yeux), un strip minimaliste dont l’action se déroule toujours hors-champ et n’est que reflétée par le regard et les expressions du personnage.

Crockett Johnson, The Little Man with The Eyes. Le réveil-matin, cause agissante désignée dans le titre, est hors-champ.

Son compatriote Chris Ware en usera différemment dans Jimmy Corrigan. Le féminin n’ayant pas droit de cité dans la vie de ce vieux garçon solitaire, les femmes qui s’approchent de lui (passagère assise à ses côtés dans l’avion, infirmière qui lui prodigue des soins à l’hôpital, etc.) sont systématiquement cadrées de telle sorte que leur visage demeure invisible. Le dessinateur manifeste ainsi qu’elles n’entreront pas dans le « champ existentiel » de Jimmy, et aussi, de façon ironique, que son anti-héros ne les regarde jamais dans les yeux mais lorgne plus volontiers leur décolleté et leurs formes avantageuses.

Blutch, Vitesse moderne, 2002.

Citons encore l’exemple de la séquence du salon de thé dans l’album de Blutch Vitesse moderne (2002) : Lola, l’héroïne, regarde obstinément, tout au long d’une page, un point que nous ne voyons pas. Il faut attendre la page suivante pour qu’un contre-champ nous découvre le couple qu’elle fixe. L’homme n’est autre que son père, mais elle ne le reconnaît pas tout de suite : il ne sera identifié qu’à la troisième page (Holleville 2012 : 88). En maintenant d’abord hors cadre ce que fixe Lola avec intensité, Blutch crée une sorte de suspense provisoire et nous amène à nous interroger sur la cause de sa perplexité.

Thierry Groensteen

Bibliographie

  • Baetens, Jan, & Lefèvre, Pascal, Pour une lecture moderne de la bande dessinée, Bruxelles : CBBD, 1993, pp. 26-36.
  • Dejasse, Erwin, La Musique silencieuse de José Munoz et Carlos Sampayo : déconstruction des normes et lecture émotionnelle, thèse de Doctorat en Histoire, Art et Archéologie, Université de Liège, juillet 2015.
  • Fresnault-Deruelle, Pierre, « Le fantasme de la parole », Europe, No.720 : La Bande dessinée, avril 1989, pp. 54-65.
  • Gerbier, Laurent, « Les images dérobées : l’érotisme en bande dessinée », 9ème Art, No.4, janvier 1999, pp. 100-103.
  • Groensteen, Thierry, Système de la bande dessinée, PUF, “Formes sémiotiques”, 1999.
  • Holleville, Elizabeth, Le Hors-champ en bande dessinée, mémoire de Master 2, Angoulême : EESI, sept. 2012.
  • Peeters, Benoît, Case, planche, récit : comment lire une bande dessinée, Tournai : Casterman, 1991.

Corrélats

bulle – découpage – mise en page – mouvement – séquencesuspense