“Historical truth or industry legend”? L’externalisation de la patrimonialisation par Marvel (2)
[décembre 2024]
En externalisant auprès de différents éditeurs la réédition d’une partie de son fonds, Marvel a suscité la production d’ouvrages témoignant d’un rapport renouvelé à la matérialité des comic books, entre rappel des périodiques originaux et monuments bibliophiles (voir partie 1). Une autre caractéristique partagée par toutes ces rééditions externalisées est la présence d’un important commentaire paratextuel. Chaque volume consacre de nombreuses pages à des préfaces comme à des textes de contextualisation des œuvres. Si les corpus réédités et commentés se recoupent en partie, se joue là cependant une réelle division éditoriale du travail patrimonial, entre prolongement de l’autocélébration de Marvel et mise en perspective critique de ces comics et de leur production.
Une caractéristique partagée par toutes ces rééditions externalisées est la présence d’un commentaire paratextuel non négligeable. Dans les rééditions propres à Marvel, à l’exception des premières anthologies des années 1970, un tel paratexte est la plupart du temps absent, au mieux réduit à une portion très congrue de quelques pages. Ici, chaque volume consacre plusieurs dizaines de pages (sur des ouvrages de plusieurs centaines de pages, néanmoins) à des textes de deux ordres : des préfaces (sauf chez Fantagraphics) et des textes de fond, de contextualisation des œuvres, la plupart illustrés de documents divers tels que planches originales, photographies, détails… S’y ajoutent quelques éléments complémentaires, principalement des notices biographiques, chez tous ces éditeurs, ou, uniquement chez Penguin, des références bibliographiques complémentaires. Ces démarches similaires recouvrent cependant des approches contrastées que manifestent les différences de profils des contributeurs paratextuels.
Témoins, experts et témoins-experts
Témoins, experts et témoins-experts : c’est entre ces trois idéaux-types que se répartissent les contributeurs. Nous qualifions ici d’« expert » les auteurs dont la présence dans la réédition repose avant tout sur leurs connaissances savantes des comics et des super-héros, en l’occurrence des universitaires, plutôt issus des études littéraires et des comics studies (Ben Saunders, José Alaniz, Qiana J. Whitted), et des critiques spécialisés (Douglas Wolk, Michael J. Vassallo, Michael Dean). Les « témoins », plus nombreux, entretiennent surtout un lien plus personnel avec les comics, soit de manière avant tout affective en tant que fans, soit comme professionnels ayant mené tout ou partie de leur carrière dans la bande dessinée, voire directement chez Marvel. Pour les plus distants, il s’agit de figures médiatiques (David Mandel, scénariste et producteur pour la télévision américaine mais aussi collectionneur de planches originales, Jonathan Ross figure de la radio et de la télévision anglaise et réalisateur d’un documentaire sur Steve Ditko) ou même d’un astronaute (Michael J. Massimino). Des romanciers et romancières plutôt marqués Young Adult et/ou Fantasy/Science-Fiction (Leigh Bardugo, Michael Moorcock, Walter Mosley, Nnedi Okorafor, Jason Reynolds, Rainbow Rowell) ou auteurs de bande dessinée extérieurs au champ des super-héros (Jerry Craft, connu notamment pour son New Kid) ou à ses marges (Gene Luen Yang, auteur de American Born Chinese mais également de quelques épisodes chez DC comme chez Marvel). S’y ajoutent un ensemble conséquent de créateurs (principalement des scénaristes) et de responsables éditoriaux dont la carrière est très liée à Marvel : Tom Brevoort, Sal Buscema, Kurt Busiek, Chris Claremont, Larry Lieber, Ralph Macchio, Fabian Nicieza, Christopher Priest, Alex Ross, Roy Thomas, Mark Waid et dans un registre différent, Kevin Feige, un des principaux animateurs du Marvel Cinematic Universe. Chris Ryall, avec le même profil de scénariste et responsable éditorial, n’a pas travaillé pour Marvel (principalement pour IDW). Lorsque ces témoins, informés mais impliqués, rédigent les textes de fond des rééditions externalisées, ils occupent alors une position intermédiaire de « témoin-expert » non dénuée d’ambiguïtés. La distribution de ces trois figures fait ressortir des différences marquées entre les éditeurs dans leur mise en perspective historique du patrimoine qu’ils rééditent.
Le genre et ses auteurs
Compte tenu des œuvres ici rééditées, l’ensemble des ouvrages est directement confronté à la question du genre – et avant tout du genre super-héroïque. Les textes des volumes de Penguin, sous la direction et la plume principale de Ben Saunders, se penchent sur le genre, le prennent comme sujet. Ils en visent notamment une contextualisation historique et sociale, avec un rappel (rapide) du développement du genre depuis les années 1930 et plus directement avec une discussion de la place que Marvel y a occupé, son « influence transformatrice et intemporelle sur un genre entier de l’imaginaire [fantasy] » (mention de quatrième de couverture de toute la collection). Plus encore, ils invitent à un « un examen intellectuel » poussé de ces récits de genre, métaphores et expressions de thématiques plus générales : le pouvoir et la responsabilité, les relations raciales, l’adolescence, le patriotisme… (introduction à la série écrite par B. Saunders) – ce que développent les introductions propres à chaque volume. Les récits de genre y sont discutés à partir de considérations extérieures au genre et qui le dépassent. Ces montées en généralité ne sont pas absentes chez Taschen ou Folio Society, mais les commentaires y restent bien davantage dans le genre, attentifs à montrer comment et quand les éléments devenus familiers du personnage et de son univers (personnages secondaires, lieux et décors, intrigues) se sont mis en place lors des premières années des séries Marvel. C’est la « saga » et les étapes de son élaboration qu’il s’agit avant tout de restituer. L’économie générale des anthologies de Folio Society illustre cette approche, en « rassemblant les jalons décrivant l’évolution [de Hulk], du monstre vert simple d’esprit au symbole multifacette de la rage toxique » (The Hulk) ou en offrant « les alliances historiques, les séparations essentielles et les catastrophes bouleversantes qui ont informé l’évolution non seulement des Avengers, mais aussi de l’univers Marvel dans son ensemble » (The Avengers). Dans cette approche ancrée dans le genre et centrée sur ses récits, la prise de recul passe surtout par un regard sur l’envers du décor, sur les coulisses du « Marvel Bullpen », le collectif créatif – à l’unité largement fantasmatique – sans cesse mis en scène par Stan Lee lui-même dans sa présentation du fonctionnement de Marvel. Le recours privilégié aux témoins-experts s’inscrit dans cette démarche.
Dans l’une et l’autre de ces approches, le commentaire aborde la question de la création des comics réédités. Le sujet est complexe et sensible, du fait des modes collectifs de production de ces œuvres sérielles mais aussi en raison des enjeux juridiques et économiques qui s’attachent à leur attribution auctoriale. Une position par défaut partagée par les différents textes est celle de la « cocréation » des personnages et de leurs récits par plusieurs auteurs. Les notices biographiques reflètent cette présentation. Stan Lee, Jack Kirby, Steve Ditko… sont explicitement présentés comme « cocréateurs », ou « ayant cocréé » les personnages, chez Taschen comme chez Folio Society ou Penguin. Certaines formulations de ces notices contournent cependant la prise de position au profit d’une évocation plus floue de la contribution des uns et des autres :
Fig. 1 Le scénariste Kurt Busiek introduit le premier volume consacré aux Avengers chez Taschen en 2022 (photos de l’éditeur, © Marvel, Taschen).
Si l’on considère les préfaces, les écrivains se retrouvent plutôt chez Penguin (quatre sur six, les deux autres chez Folio Society) et les témoins les plus éloignés des comics comme les plus proches de Marvel interviennent exclusivement chez Taschen, Folio Society et Gallery 13. Les textes de fond font apparaître encore plus nettement ce critère de la relation à Marvel : Penguin et Fantagraphics ne recourent qu’à des experts sans lien fort avec Marvel (M.J. Vassallo, a néanmoins dirigé des rééditions pour cet éditeur avant de travailler avec Fantagraphics) alors que Taschen, Folio Society et Gallery 13 ne s’appuient que sur des témoins-experts ayant fait tout ou partie de leur carrière chez Marvel (D. Wolk, chez Taschen, est la seule exception). Penguin et Fantagraphics, d’un côté, Taschen, Folio Society et Gallery 13 de l’autre : ce qui clive ces éditeurs dans leur démarche patrimoniale c’est en effet la prise de distance dans l’expertise. Ce clivage recoupe des différences de positionnement sur deux thématiques principales, le genre et l’attribution auctoriale.
Fig. 2 Notices biographiques dans le premier volume Spider-Man de Taschen, 2022 (photos de l’éditeur, © Marvel, Taschen).
À partir de cette position générale sur la cocréation, les positionnements divergent. Cela passe notamment par une discussion à géométrie variable de la Marvel Method prônée par Stan Lee – suivant laquelle le dessinateur produit les pages à partir d’un simple synopsis fourni par le scénariste qui réintervient a posteriori pour dialoguer les pages entièrement dessinées qu’il découvre.
Pour Penguin, B. Saunders oriente la discussion vers les ambiguïtés et les inégalités symboliques et matérielles de la méthode, pointant que la mise en avant de Stan Lee comme créateur principal suscitait l’amertume de Jack Kirby (introduction de la série, p. xvi). Sur un mode plus désenchanteur, B. Saunders réinscrit la Marvel Method dans une logique générale de « système d’usine » aux très nombreux intervenants (p. xvii). Dans la majorité des textes de chez Taschen et Folio Society (écrits par des témoins-experts, dont Roy Thomas, successeur direct de Stan Lee à la rédaction en chef de Marvel), ces ambiguïtés sont mises à distance – quand elles ne sont pas radicalement ignorées : « Je m’en fiche » écrit d’emblée David Mandel dans sa préface au premier volume Spider-Man de Taschen. Les différents créateurs sont cités, leurs mérites évoqués mais, de manière très conforme à la communication classique de Marvel, la valorisation de Stan Lee comme force créative centrale est systématiquement réaffirmée. À Stan Lee reviennent le ton et l’identité des personnages Marvel, sources de leur succès et de leur attachement.
L’évocation de la création des personnages rejoint ainsi la version officielle – très favorable pour lui – que Stan Lee en donnait lui-même dans ses textes pour les anthologies Marvel/Fireside des années 1970, comme Origins of Marvel Comics ou Sons of Origins, d’ailleurs plusieurs fois repris comme sources directes dans ces commentaires plus contemporains. Globalement, c’est ainsi du côté des éditeurs qui recourent aux témoins-experts (Taschen, Folio Society) que le regard porté sur l’attribution auctoriale des créations Marvel est le plus classique, quand Penguin qui ne mobilise que des experts introduit une mise à distance.
Quelques nuances apparaissent cependant dans le tracé de ce clivage. Dans son texte pour le Silver Surfer de Taschen, Douglas Wolk cite lui aussi la version de Stan Lee issue de Sons of Origins mais s’en distance aussitôt en rappelant, comme Stan Lee lui-même, que ce dernier a « une mémoire notoirement peu fiable » (p. 14) et va jusqu’à s’interroger : « Y avait-il même un synopsis discuté par Lee et Kirby ou tout venait-il de Kirby lui-même ? ». La distanciation est forte et tranche avec les autres contributeurs de chez Taschen. Peut-être est-ce parce que c’est le seul à y être un expert sans lien professionnel avec Marvel ?
Fig. 3 La couverture dessinée par Alex Ross pour Gallery 13 (2024) ajoute les mains des dessinateurs à celle du scénariste (photos de l’éditeur, © Marvel, Gallery 13).
La réédition par Gallery 13 de l’anthologie Origins of Marvel Comics, qui mérite un développement propre par ailleurs, brouille aussi partiellement ce clivage. Les textes originaux de Stan Lee sur le processus de création sont repris mais donnent lieu à une discussion très serrée dans les textes des autres contributeurs (dont Tom Breevort, vice-président éditorial et rédacteur en chef exécutif de Marvel au moment où il écrit). Histoire par histoire, les rôles des uns et des autres sont détaillés. Il n’y a pas de remise en cause du rôle effectif de Stan Lee mais une revalorisation forte des autres créateurs dont témoigne la couverture actualisée par Alex Ross : aux mains de Stan Lee qui y figuraient en 1974 s’ajoutent désormais celles de Jack Kirby et Steve Ditko. La mention de couverture reste malgré tout la même : « Origins of Marvel Comics by Stan Lee ».
Un des aspects des processus de patrimonialisation, au sens de Jean Davallon, est l’interprétation présente des traces du passé à partir du savoir historique, afin d’en restituer l’origine et les significations. On voit ici en quoi une distinction floue entre témoins, impliqués dans la production Marvel – voire directement dans celle des comics réédités, comme Roy Thomas – et experts plus distants peut brouiller le processus et entraîner une difficulté à démêler la « réalité historique [des] légendes de l’industrie » des comics comme le dit prudemment le scénariste Kurt Busiek dans son introduction aux Avengers (Taschen, vol. 1, p. 14).
Une division éditoriale du travail patrimonial
Les éditeurs partenaires de Marvel pour ses rééditions ont pour point commun l’affirmation de la valeur patrimoniale de comic books originellement inscrits dans des logiques de consommation sans ambition de réelle postérité. Que ce soit par un appel à « un engagement critique des plus profonds » à l’égard de ces comics (B. Saunders, introduction à la collection Penguin, p. xviii), par l’affirmation que les comic books Marvel des années 1960 ont marqué une révolution culturelle d’ampleur (Jonathan Ross, préface à Spider-Man vol.2, Taschen, p. 13) ou encore par leur matérialité même. Si les corpus alors réédités se recoupent en partie, il y a néanmoins une réelle division éditoriale du travail patrimonial.
Ce n’est pas autour du régime des rééditions (intégrale ou anthologie) que s’établit la partition de cet espace éditorial mais principalement dans les discours d’accompagnement. Il y a une tension entre, d’une part, la reconduction du discours d’autocélébration de Marvel (Folio Society, Gallery 13, Taschen) et, d’autre part, sa redéfinition par un discours critique, soucieux d’en proposer un cadrage plus littéraire (Penguin) et/ou auteuriste (Fantagraphics). Selon le profil plus ou moins généraliste des éditeurs, les corpus se renouvellent alors ou non.
Les éditeurs et leurs ouvrages se répartissent donc assez nettement autour de deux axes (voir figure 4). Un premier axe oppose les éditeurs généralistes (Taschen et Penguin) et spécialisés (Folio Society, Gallery 13, Fantagraphics, tous trois tournés vers des niches éditoriales par rapport aux deux premiers). Un second axe s’organise entre deux types d’approche des comics : l’une, fanique (et davantage bibliophile) centrée sur les personnages et leur univers, l’autre plus littéraire et auteuriste, tournée vers la mise en perspective d’un genre et de sa production. Dans les quadrants de cet espace se distribuent les oppositions déjà évoquées : témoins ou experts, corpus classique ou renouvelé, discours dans le genre ou sur le genre, reprise ou mise à distance du discours institutionnel sur la création des personnages. La combinaison de ces différentes caractéristiques étant propre à chacun des éditeurs, les positions qu’ils occupent ne sont pas substituables.
Fig. 4 L’espace éditorial des rééditions patrimoniales externalisées par Marvel. En majuscules rouges, les éditeurs ; en gras, les axes structurants ; en italique, les caractéristiques des rééditions.
L’approche comparée de ces différentes rééditions montre ce que l’externalisation fait à la patrimonialisation Marvel, ce qu’elle suscite. Dans le cadre contraint de la gestion d’un fonds de bande dessinée aux nombreuses exploitations médiatiques, il n’y a pas d’affranchissement marqué à l’égard de la perspective sérielle, pas de contestation radicale de la relégation des auteurs par rapport aux personnages et la prévalence de la marque reste de mise. En revanche, il y a une diversification des formes matérielles de la réédition, une prise de distance avec des formats standardisés développés dans le contexte spécialisé des comics et pratiqués de manière systématique par Marvel dans ses propres rééditions. Ce jeu avec la matérialité est avant tout commercial mais il introduit néanmoins des pratiques plus attentives aux aspects les plus concrets des œuvres rééditées – du papier au rendu des couleurs en passant par les publicités ou les pages rédactionnelles. Il y a également la mise en œuvre d’un autre rapport à l’œuvre, qui dépasse sa seule lecture, la seule appréhension de ce qu’elle raconte, et qui l’envisage comme un possible objet de commentaire et d’analyse. En témoigne la place donnée au paratexte dans ces rééditions par rapport aux publications Marvel ordinaires. Il y a ainsi une pluralité de perspectives développées : les mêmes comic books sont considérés depuis un point de vue fanique, ouvert sur l’histoire des personnages et de leurs créations, ou à partir d’une approche critique plus littéraire, qui élargit son corpus traditionnel pour intégrer des comics longtemps relégués dans le domaine du simple divertissement. Cette diversité de formes et de discours montre l’adaptabilité – ou la richesse – des œuvres rééditées mais révèle surtout l’inventivité stratégique de Marvel dans l’exploitation de son fonds.
Pour aller plus loin
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