gaston
Gag No 548 ǀ 1969 ǀ 44,5 x 33,5 cm ǀ encre de Chine sur papier ǀ Parue dans Spirou No 1607 ǀ Reprise dans l’album Dupuis Lagaffe nous gâte ǀ Inv. 77.2.49
[août 2012]
Tout le petit théâtre de Lagaffe semble être là : un objet fragile, des gadgets ravageurs, la panique, et les nerfs qui lâchent…
L’utilisation des onomatopées est caractéristique : après l’entrée en matières, Prunelle et Lebrac n’auront plus recours au langage articulé, laissant place aux interventions de Gaston et surtout au bruit et à la fureur de ses gaffes. Car les deux hommes sont assaillis autant par ses redoutables bricolages que par leur vacarme : dans les troisième et quatrième cases, les signes sonores sont encore confinés dans un coin, alors qu’à la septième ils envahissent de long en large le champ de l’image. On observe alors que le son entretient un rapport étroit avec la spatialité, car c’est à travers celle-ci que Franquin figure l’intensité du son – rappelant ainsi magistralement que le bruit en bande dessinée se doit d’être visible, et sa manifestation, graphique. Dans l’avant-dernière case, les signes sonores encombrent même la moitié de l’espace, représentant doublement la cacophonie : d’abord parce que Lebrac se bouche les oreilles, et puis parce qu’il se baisse, comme pour laisser plus de place aux caractères au-dessus de lui.
C’est le poids d’une fatalité qui est exposée dans cette planche. Prunelle, nouvel oracle d’une tragédie burlesque, pressent le malheur dès la deuxième case : « AÏEAÏEAÏE ! ». Le rythme ternaire de l’interjection décline ainsi par anticipation les trois étapes du gag (le vase est menacé par trois fois) et sera complété de deux autres occurrences de l’objet précieux, situées dans la planche sur une même ligne verticale (cinquième et dixième cases). La gradation de la taille des caractères employés figure alors la marche inéluctable du destin de la gaffe, auquel il est impossible d’échapper.
La page révèle ainsi la mécanique du dérèglement, machine infernale dont Gaston est l’instrument, et qui plonge invariablement la rédaction dans le chaos. Cependant, ce schéma possède ici sa singularité : Gaston n’est qu’indirectement responsable du gag, et surtout il en est quasi absent, apparaissant tardivement, et presque toujours à la lisière de l’image, entre deux portes, mis à l’écart et même relégué dans le hors-champ aux avant-dernières cases. Mais comme Œdipe, c’est en fuyant son destin qu’on le précipite : et c’est ce qu’apprend Prunelle à ses dépens, puisqu’en voulant protéger le vase des dérapages de Gaston il cause lui-même sa destruction. Le gag n’en est que plus retors : c’en est en fait le renversement – l’arrosé arroseur.
Il faut considérer ce vase peint, forme vide, objet conventionnel qui contraste avec la panoplie anarchique de Gaston et qui symbolise la vanité des protocoles et des conventions. Prunelle en a la charge, il a, au sein de la rédaction, des responsabilités vagues, creuses comme le vase : il incarne la bureaucratie et le conformisme. Héros du désordre antisocial, Gaston menace constamment de briser les conventions, jusqu’à la chute. À son tour, Prunelle s’est laissé aller au plaisir cathartique de la destruction, mais pour cela s’inflige un hyperbolique exil, allégorie du désespoir. « J’ai brisé ma carrière ». Au-delà du jeu de mots, on voit que la destruction des bienséances s’oppose aux ambitions sociales, et conduit ceux qui n’y sont pas préparés à l’exclusion. Mais n’est-il pas aussi question de bande dessinée, ici ? Le vase est brisé ; l’image, morcelée ; et le vide, révélé. Une planche de bande dessinée n’est pas autre chose : images fragmentaires, déconstruites par la cassure de l’ellipse, mais pleines de sens. À travers le chaos, le fracas et la destruction, la bande dessinée se définit donc comme rupture avec le quotidien.
Franquin se place ainsi dans le sillage mallarméen du Chinois qui peint l’Idéal sur l’émail d’une tasse – sauf qu’il ne se contente pas du vernis des apparences de la porcelaine pour accéder au secret de son art : il la met en morceau.
Nicolas Tellop