Free press et underground : Gilbert Shelton mis en lumière
Chronique de Freaks, Free Press et Phacochères. Gilbert Shelton hier et aujourd'hui, sous la direction de Jean-Paul Gabilliet, Pierre Ponant et Camille de Singly. Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux / École supérieure des Beaux-Arts de Bordeaux, 2023
Couverture de l'ouvrage Freaks, Free Press et Phacochères. Gilbert Shelton hier et aujourd'hui, Presses universitaires de Bordeaux, 2023
Gilbert Shelton est l’un des principaux précurseurs de la bande dessinée underground ; ses Freak Brothers ont marqué l’imaginaire – et l’économie – de la contre-culture nord-américaine. Avec Robert Crumb, il a porté une révolution dans le champ des comix et de la free press, de son Texas natal (The Texas Ranger, The Austin Rag) à la Californie où il fonde Rip Off Press avec trois autres Texans. Son œuvre – et notamment ses Freak Brothers – ont connu un écho considérable en Europe, où elle a stimulé le terreau contre-culturel (Real Free Press aux Pays-Bas, El Vibora en Espagne, Actuel en France…). En dépit de son importance dans le paysage français de la bande dessinée alternative des années 1970-1980, il n’avait pas fait l’objet d’un intérêt critique approfondi en langue française. Cet oubli est réparé avec ce volume collectif, multipliant les éclairages sur l’œuvre et le parcours de Gilbert Shelton.
Les Presses universitaires de Bordeaux inaugurent par cet ouvrage une nouvelle collection dédiée à la bande dessinée. Ainsi, après « Iconotextes » qui depuis 2011 multiplie les essais sur la bande dessinée (mais aussi des études consacrées à l’album, et de manière générale à toutes les formes de création qui combinent le texte et l’image), après la collection « Acme » des presses universitaires de Liège, qui depuis 2014 multiplie les travaux sur la bande dessinée, après la collection « Graphème » aux presses universitaires Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand), c’est une nouvelle collection qui voit le jour, signe du dynamisme de la recherche académique francophone.
Clin d’œil à la maintenant vieille histoire de la recherche sur la bande dessinée, la collection a pris pour intitulé « Bande dessinée et figuration narrative » ; l’intitulé pourrait sembler ancré dans la nostalgie des premiers bédéphiles, mais annonce d’emblée sa vocation à envisager la dimension transmédiale, le webtoon, bref, la bande dessinée dans toute la diversité de ses incarnations médiatiques.
Un extrait de Freaks, Free Press et Phacochères. Gilbert Shelton hier et aujourd'hui, Presses universitaires de Bordeaux, 2023
La collection s’ouvre donc par un volume collectif au caractère composite, assez inhabituel dans l’édition universitaire aux codes bien établis. Outre les classiques chapitres d’analyse, on y retrouve en effet des entretiens, et même une traduction d’un récit inédit en français de Gilbert Shelton.
Une partie des contributions est issue d’une journée d’études consacrée à Gilbert Shelton : « Gilbert Shelton. Comix, psychédélisme et underground, freaks et phacochères : un itinéraire graphique dans la contre-culture états-unienne ». Après un prologue de Pierre Ponant qui retrace l’histoire de la free press, deux riches articles reviennent plus en détail sur l’œuvre de Gilbert Shelton. Le premier, signé Jean-Paul Gabilliet, revient sur l’aventure éditoriale de Rip Off Press, la maison d’édition alternative dont Shelton fut un des co-fondateurs. Il revient sur le fonctionnement quotidien de la structure, qu’il reconstitue dans la galaxie de micro-structures caractéristiques de la free press : Print Mint, Apex Novelties, Last Gasp, Kitchen Sink Press… Il rappelle notamment que, derrière le cliché de chevelus feignants, « l’entrepreneuriat hippie était une réalité » (p. 35) ; il resitue également l’aventure éditoriale dans son fonctionnement économique : « pendant ses premières années, l’édition de comix constituait un fragment minoritaire de l’activité de l’entreprise, qui était prioritairement une imprimerie » (p. 38). Bien sûr, le succès phénoménal des Fabulous Furry Freak Brothers (250 000 exemplaores, et des rééditions régulières) changent la donne, et assure à la société un revenu permettant de poursuivre l’activité éditoriale. « Cependant, rappelle Jean-Paul Gabilliet, Rip Off Press reposait sur un modèle économique chroniquement bancal », empêchant la construction d’une trésorerie stable (p. 38). L’installation de Shelton en Europe en 1979 distend les relations avec Rip Off Press et « signal[e] la première étape du déclin de Rip Off Press », même s’il ouvre la maison à la bande dessinée européenne.
Un exemple des qualités de lettreur de Gilbert Shelton, 1971
Le deuxième article sur Shelton est signé de Jean-Charles Andrieu de Lévis, qui propose une analyse particulièrement fine du travail de lettrage de Gilbert Shelton, dont l’écriture devient graphisme. Jean-Charles Andrieu de Lévis propose ici à la fois une synthèse particulièrement riche des travaux existants sur le lettrage, et une mise en œuvre extrêmement éclairante. Il propose une typologie des espaces textuels chez Shelton : les usages énonciatifs différents « influent sur l’intensité des variations typographiques » (p. 54) : les expérimentations « demeurent compartimentées dans des espaces bien identifiés ». Jean-Charles Andrieu de Lévis montre l’oralité graphique de l’œuvre de Shelton, montrant que « les qualités formelles des textes oralisés dans les bulles peuvent se lire dès lors comme des didascalies […]. Le regard traduit chaque aspérité visuelle comme des indices du déraillement sonore » (p. 56). Il montre, surtout, la finesse du travail de Shelton sur des registres différents – jeu sur les empattements et la graisse, travail sur la signalétique urbaine à l’arrière-plan de l’image, trompe-l’œil typographiques, titrailles expressives, mots devenus actants du récits et « synecdoques graphiques d’actions non représentées » (p. 59)…
L’ouvrage propose ensuite plusieurs éclairages sur la carrière de Shelton sous forme d’entretiens – même si, étrangement, ce n’est pas la structure que propose le livre. Un passionnant entretien de Jean-Pierre Mercier avec Gilbert Shelton et son épouse et agente littéraire Lora Fountain précède un entretien entre Camille de Singly et Jean-Pierre Mercier, qui revient sur l’aventure Artefact, qui propose là encore un retour sur le fonctionnement concret de cette édition alternative, mais cette fois versant européen.
La traduction d'un inédit de Shelton, par Jean-Paul Gabilliet
Jean-Paul Gabillet traduit et adapte « Give Me Liberty, A Revised History of the American Revolution », un récit inédit en français qui fut un échec commercial retentissant. Réinterprétation humoristique mais également critique de l’historiographie de la Révolution américaine, la publication voulut marquer le bicentenaire de la Révolution américaine. Mais le comic book est commercialisé seulement le 4 juillet, alors qu’il aurait fallu, pour bâtir un succès commercial, le mettre en vente plusieurs semaines avant… Pour autant, ce récit peut apparaître – c’est l’hypothèse séduisante que propose Jean-Paul Gabilliet – « comme un précurseur du roman graphique historique » (p. 96).
L’ouvrage, par son caractère composite, se montre au final quelque peu inégal. Mais c’est là aussi le signe de sa richesse, car il saura assurément passionner des lectorats aux intérêts différents. En dépit d’une fabrication soignée, certains choix de maquette interpellent (pas de justification, une pagination à droite plutôt qu’en bord extérieur, une titraille sans finesse). Défauts de jeunesse sans doute bientôt corrigés, et qui n’empêchent pas d’attendre avec impatience la suite du programme éditorial de cette collection assurément prometteuse.
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