« être très égoïste et très généreux » :
conversation avec éric lambé
[Août 2018]
Erwin Dejasse : De façon fort peu originale, je te propose de commencer par tes débuts. Ceux-ci font sens notamment parce qu’ils sont traversés par de multiples références qui donnent un relief particulier à tes bandes dessinées...
Éric Lambé : Les tout débuts remontent à l’époque où je suis élève au collège Cardinal Mercier à Braine-l’Alleud, dans lequel il y avait une option arts plastiques. C’est là que je me lie d’amitié avec Jean-Luc Cornette, devenu aujourd’hui un scénariste très prolifique. C’est un peu à cause de lui que je me suis intéressé à la bande dessinée ; c’était l’aficionado typique, qui ne ratait aucune séance de dédicaces. De mon côté, comme mes résultats dans les cours généraux n’étaient pas terribles, on m’a réorienté vers les humanités artistiques. À quinze ans, je débarque à l’école Saint-Luc à Bruxelles et, par rapport au Collège Cardinal Mercier, c’est un choc énorme. Je me retrouve au milieu d’une faune incroyable avec des punks, des hard-rockeurs, des rockabillys… Et, dans cette effervescence-là, il y a un tas de publications qui passent de main en main : je découvre Loustal, Muñoz et Sampayo, Marc Caro, Ever Meulen, la ligne claire espagnole, les catalogues annuels American Illustration, le collectif Bazooka, Elles sont de sortie, la revue Raw, Gary Panter, etc. Quand je tombe sur son Jimbo, je n’y comprends rien, ça ne ressemble à rien de ce qu’on connaissait en bande dessinée et ça me marque très fort.
Mais j’ai un énorme complexe qui va continuer à me poursuivre longtemps : je n’ai aucun style. Donc, je copie plein de choses. Toutes les semaines, je découvre quelque chose qui me plaît et j’essaie de m’y confronter en tentant d’en recopier les pages. Or, en bande dessinée, quand tu copies, tu es tout de suite mal vu. On te dit : « regarde, il copie machin » ou « il imite untel »… À l’époque, c’était quelque chose qui était fortement ancré : il fallait avoir un style ! Quand tu es adolescent et que tu as des difficultés à trouver ton identité, c’est quelque chose de très compliqué à gérer. Aujourd’hui, je trouve ça tout à fait normal de copier. C’est même comme cela qu’on apprend : en peinture, c’est la même chose. En bande dessinée, un auteur se devait d’avoir une signature, des caractères typiques et reconnaissables, alors que ce n’est pas le cas dans le domaine de l’illustration ou du graphisme.
Pour couronner le tout, j’étais beaucoup plus attiré par l’image que par le scénario. Or, tous ceux à qui je confiais vouloir faire de la bande dessinée me disaient que, dans ce domaine, c’est d’abord l’histoire qui compte ! Et là, je me sentais vraiment très mal. Aujourd’hui encore, j’ai les plus grandes difficultés à construire une réflexion sur la narration et sur le séenario. C’est beaucoup trop loin de moi, c’est un travail intellectuel qui ne semble pas m’appartenir.
E.D. : Est-ce qu’on peut s’arrêter un instant sur le numéro unique de la revue Mokka que tu crées à la fin de tes études à Saint-Luc ?
On est en 1988, j’achève mon cursus scolaire et je ne sais pas du tout ce que je vais faire. Je ne me sens pas à l’aise avec la bande dessinée et j’ai toujours l’impression de ne pas avoir de style. Je ne me vois pas commencer à faire le tour des éditeurs, espérer qu’ils acceptent mes travaux et gagner ma vie comme ça. C’est l’angoisse totale ! Mais un de mes meilleurs amis à Saint-Luc s’appelle Alain Corbel – il publiera plus tard dans Frigo et dans Le Cheval sans tête, il fera aussi des livres chez Amok et un autre dans la première collection « Patte de mouche » de L’Association. Lui analyse avec beaucoup de lucidité la situation de l’édition. Muñoz et Sampayo, Breccia, tous ces auteurs qu’on adore ont quasiment disparu des catalogues des éditeurs… C’est une période où tout semble se refermer. Alain a aussi des contacts avec les futurs fondateurs de L’Association et il comprend que quelque chose est en train de changer, qu’on ne s’en sortira qu’en réinventant les modèles éditoriaux. Il propose à Denis Larue et à moi de créer une structure qui produira à la fois des publications et des expositions. C’est comme ça que naît le groupe Mokka. Nous sommes très marqués par ce qui se passe à l’époque en Espagne, avec Madriz et Medios Revueltos. Nous décidons, comme dans ces revues, de publier à la fois de la bande dessinée, de la photographie et de l’illustration. Et par-dessus le marché, on ne veut surtout pas avoir l’air d’un fanzine. Pour nous les photocopies, l’esthétique punk, c’est fini : cette revue doit avoir l’air classe. Dans un certain sens, on est assez rétrogrades ! On veut une couverture en offset et on ne veut surtout pas que ça ressemble à une BD.
E.D. : Mokka a ouvert la voix au collectif Frigo qui deviendra Fréon et plus tard Frémok…
Ceux qui vont créer Frigo arrivent au moment où nous achevons nos études. C’est sûr que Mokka et la personnalité d’Alain Corbel ont laissé des traces. Ceci dit, toute l’histoire de la section bande dessinée de Saint-Luc est marquée par une succession d’expériences éditoriales : Le Neuvième Rêve, Vanille-Framboise, Mokka, Frigo…
Pierre Muylle : Tu dis que ton envie première, c’était de faire de la bande dessinée. Est-ce que c’était quelque chose d’exclusif ou est-ce que le cinéma ou les arts plastiques, par exemple, te passionnaient également ?
C’était très exclusif. Aujourd’hui encore, même si je m’intéresse beaucoup au cinéma, je n’ai pas l’impression que c’est ma passion. J’ai d’ailleurs du mal à comprendre ma fixation sur la bande dessinée.
E.D. : Est-ce que ce n’est pas un mode d’expression qui, par essence, privilégie une forme d’intimité ? Pierre Sterckx écrivait que la case est un espace dans lequel le lecteur nidifie. Ce sont des espaces de petite dimension, rassurants, à l’opposé du cinéma où l’image se déploie dans l’espace de la salle et t’envahit.
La bande dessinée me procure de la tranquillité. Mais elle m’évite aussi, dans une certaine mesure, de devoir me confronter aux autres. Toutes les autres disciplines artistiques m’avaient l’air compliquées, vu ce qu’elles impliquent sur le plan relationnel et social. La mise en œuvre d’une bande dessinée est autrement moins complexe que celle d’un film, par exemple, où tu es obligé de rencontrer un tas de gens. C’est une manière de se protéger de plein de choses. Si tu veux faire de la bande dessinée, tu peux rester tranquillement dans ton coin. Au moment de terminer mes études secondaires, je ne me voyais pas apprendre autre chose. Pourtant, mon professeur de dessin avait dit à mes parents que j’étais éventuellement fait pour le graphisme ou l’illustration mais pas pour la bande dessinée. Pour appuyer sa démonstration, il avait pris comme contre-exemple deux élèves de la classe qui étaient vraiment très forts, des virtuoses qui maîtrisaient tout à fait les codes classiques. On s’est retrouvés tous les trois en école supérieure dans la section bande dessinée de Saint-Luc ; les deux autres ont abandonné au bout de six mois. Donc, je n’imaginais pas faire d’autres études tout en m’y sentant pas vraiment à ma place non plus. C’était bizarre. Ça l’est d’ailleurs toujours un peu. Depuis, il y a des choses qui se sont concrétisées. Mes livres existent, j’ai eu le Fauve d’or à Angoulême, je suis professeur de bande dessinée. Tout ça devrait en principe balayer mes doutes mais ce sont des facteurs extérieurs. Au fond de moi, je ne sais toujours si je suis un auteur de bande dessinée ou quoi que ce soit d’autre…
E.D. : Töpffer parlait des « vertus fécondantes du dessin au trait ». Et j’ai l’impression que c’est une dynamique qui nourrit tes créations. Il y a, me semble-t-il chez toi, moins la volonté de raconter une histoire au sens fort que de mettre en place des formes qui vont pouvoir évoluer, se transformer de façon quasi organique...
C’est toujours ce complexe par rapport à l’histoire, par rapport au récit. Après avoir achevé Ophélie et les directeurs des ressources humaines, j’ai enfin compris qu’on pouvait raconter librement sans tout prévoir à l’avance. Ce qui est central en bande dessinée, c’est le sens qui naît de l’association de plusieurs images. C’est dans Le Fils du roi que c’est le plus évident. Je n’aurais pas pu concevoir l’univers qui s’y déploie au préalable sans avoir commencer à le dessiner. À partir de deux ou trois images – un caillou, un coin de rue… – il y a tout à coup un univers qui se met en place. De proche en proche, les images s’imposent d’elles-mêmes. Ce n’est plus moi qui dirige.
P.M. : Ce qui me frappe c’est la permanence des éléments visuels tout au long de ton œuvre. En découvrant ton premier album, Les Jours ouvrables, je vois apparaître un alphabet de formes qui reviendra dans tous tes projets futurs : la tête, le chapeau, la serrure, la cible… Même si la technique est très différente, ce sont des éléments visuels que l’on va retrouver dans pratiquement tous tes livres ultérieurs.
Je remixe en permanence. Dans Le Fils du roi, il y a des fragments de récits qui existaient depuis longtemps. Il y a des images qui pourraient exister toutes seules mais que j’ai finalement décidé d’y intégrer, ainsi que des fragments qui existaient sous forme de séquences. Tous ces éléments sont sur le « plan de travail », je me remémore ces fragments et ils s’agencent au moment de la réalisation. Mais ce qui m’anime d’abord, c’est l’idée globale d’un univers, un univers qui doit pouvoir s’ouvrir et se refermer.
Cela dit, Le Fils du roi est aussi né comme une forme de rejet de la bande dessinée. Un ras-le-bol de ce monde où tu mets trois ou quatre ans pour faire un livre sans rencontrer le succès et où les retours extérieurs sont quasi inexistants. C’est horrible et je finis par me dire que ça ne sert à rien de se casser le cul à respecter un scénario, à essayer de raconter une histoire, à se conformer à un format. Donc, quand j’attaque Le Fils du roi, je me dis que je n’en ai plus rien à foutre. Je mets de côté tous mes a priori sur la manière dont il faut faire une bande dessinée. C’est un livre qui naît d’une envie et d’un rejet. Le rejet de la bande dessinée et en même temps l’envie de quand même faire une bande dessinée.
E.D. : Ce livre est extrêmement dense sur le plan visuel, il s’y développe une forme d’horreur du vide qui contraste radicalement avec tes ouvrages précédents. Est-ce que, consciemment ou pas, tu as fait Le Fils du roi contre tes créations antérieures ?
Quand je commence ce qui deviendra Le Fils du roi, j’en termine avec Un voyage, sur un scénario de Philippe de Pierpont. Les dernières cases ressemblent à des aplats monochromes et la toute dernière vignette est entièrement blanche. Tout dans Un voyage converge vers une forme de minimalisme. Ce souci perpétuel de sobriété, cette recherche de l’effet minimal m’a amené dans une sorte de piège, je me sentais coincé. Ça suscite chez moi l’envie d’adopter le parti inverse, j’ai soudain envie de choses grasses, de grotesque. Je m’empare d’un Bic bleu et d’un Bic noir et je commence à hachurer autant que faire se peut.
P.M. : Pourtant, il y a dans Le Fils du roi des images qui restent très minimalistes, au point de me faire penser à Sol LeWitt...
Figure-toi que je ne le connaissais pas à ce moment-là. Entre-temps, j’ai été voir l’exposition qui lui a consacrée le Centre Pompidou à Metz, qui m’a beaucoup marqué, et j’ai acheté plusieurs livres sur son œuvre. Du coup, j’ai beaucoup pensé à lui en faisant Paysage après la bataille. Les originaux de LeWitt tracés à la règle sur un papier qui aujourd’hui a vieilli. Tout à coup, le minimal art a produit chez moi des émotions insoupçonnées que j’ai tâché de réintroduire dans mes bandes dessinées. J’ai envie de jouer à mon tour avec ce vocabulaire graphique très restreint fait de formes géométriques élémentaires comme la ligne ou le cercle.
P.M. : Le minimal art est généralement mal compris, souvent ressenti comme austère et ésotérique. On l’assimile à une forme d’abstraction alors que c’est hyper-concret. Je me souviens par exemple d’un entretien avec Carl Andre dans laquelle il explique que certaines de ses compositions ont été suscitées par la visite des cimetières militaires en Normandie, par les alignements interminables de croix blanches. Or, quand on voit une peinture d’Andre sacralisée dans un cadre muséal, arrachée à son contexte original, on perd cette dimension humaine. J’apprécie beaucoup cette tendance actuelle en muséographie qui consiste à replacer les œuvres dans leur contexte original de création…
C’est important de revenir aux objets plutôt qu’aux discours qu’ils génèrent. Ce qui importe à mes yeux, c’est d’abord l’émotion que produisent les œuvres. Pour moi, la démarche minimaliste consiste à remplir tout avec très peu de chose. C’est une réduction à l’essentiel. En bande dessinée, il y a énormément de choses qui sont susceptibles de parasiter. C’est un art qui est très anecdotique, tant en ce qui concerne le récit que la manière de le représenter ; on est perpétuellement dans la représentation de la « belle anecdote ». Pour échapper à cela, je réduis, je réduis, je réduis… jusqu’à toucher l’essentiel. Ceci dit, j’ai parfois peur en réduisant à l’extrême de rater quelque chose, de m’empêcher d’accéder à une certaine forme de complexité. Je me sens souvent pauvre, je me dis : « Merde, un cercle ! C’est vraiment tout ce que je suis capable de faire ! » Et puis, je me rends compte que ce bête cercle me permet de représenter la fenêtre de la caravane puis le pommeau de la douche, puis le vagin de la jeune femme qui m’invite à dessiner la naissance d’un enfant… Tout d’un coup, tous ces dispositifs s’articulent et commencent à raconter quelque chose.
E.D. : Qu’en est-il lorsque tu collabore avec Philippe de Pierpont ? Comment fais-tu pour décliner ces motifs tout en te pliant aux contraintes du scénario ?
Quand Philippe me donne un scénario, je suis touché par ce qu’il me raconte. Donc j’ai très envie de dessiner les lieux, les événements, les personnages qu’il décrit. Surtout les personnages, d’ailleurs. Ce que je préfère, c’est de les mettre en scène dans un espace, de les faire exister ; créer une petite vie, créer un mode qui évolue de case en case. Donc, j’essaie au maximum de respecter son scénario – et c’est encore plus vrai en ce qui concerne notre dernière collaboration, Paysage après la bataille. Mais je prends énormément de temps à me questionner, à me demander quelles solutions trouver pour mettre ce scénario en images. Et comme ce n’est pas moi qui l’ai écrit, je suis soumis à un tas de contraintes. En général, un dessinateur est obligé de dessiner des scènes, des éléments qui ne l’intéressent absolument pas, pour la simple raison qu’ils permettent au récit de progresser. C’est la raison pour laquelle je mets beaucoup de temps pour trouver l’écriture et les codes qui vont me permettre à la fois de bien raconter l’histoire tout en évitant l’ennui d’être purement illustratif.
E.D. : Car l’ennui qu’éprouve un dessinateur, il risque bien de le transmettre à son lecteur…
Forcément, ça se voit tout de suite quand le dessinateur s’est ennuyé. La bande dessinée est truffées d’images pas très excitantes, franchement laborieuses. Ceci dit, il y a plein de lecteurs qui aiment les choses laborieuses.
Moi, quand je dessine, c’est un jeu de codes, de motifs comme tu les appelles. Alors mes pauvres motifs – le personnage de dos, l’angle de la rue, etc. –, je finis par leur trouver un usage très large, par pouvoir les appliquer dans plein de circonstances. Regarde, dans Paysage après la bataille, cette image-ci est la même que celle-là… Et ça marche ! C’est une écriture très minimale mais qui permet tout de même de raconter beaucoup de choses.
Après, mes motifs s’enrichissent de variations que je n’aurais jamais dessinées si je n’avais pas été contraint par le récit. Mais je crois que cette manière de faire convient à Philippe, il aime bien être surpris. Et comme, depuis le temps, on se connaît très bien, il pense à moi en écrivant ses scénarios. Il appréhende en amont la manière dont je vais traduire visuellement les choses. Mais il est en général tout de même surpris par les solutions que je trouve. Et moi, je me surprends de voir qu’avec un langage aussi réduit, je parviens quand même à faire beaucoup de choses. Ça finit même par faire un livre qui a touché beaucoup de lecteurs.
Paysage après la bataille a profité des « fuites » du Fils du roi. Le caillou et l’eau qui se soulève, par exemple, ce sont des motifs poétiques que Philippe a réutilisés narrativement dans la scène où la jeune femme tente de faire des ricochets. Paysage après la bataille est le premier de mes livres où mes envies de dessins et les exigences du scénario se sont croisées naturellement. Auparavant, j’avais toujours cette crainte de n’être que l’illustrateur du scénario tout en ne voulant pas non plus imposer mon ego. En tant que dessinateur, il faut parvenir à trouver sa place. Donc, ce type de collaboration échappe difficilement à la lutte des egos. D’un côté, on n’arrête pas de te dire que c’est d’abord l’histoire qui compte et pourtant c’est souvent le dessinateur qui prend la lumière, celui à qui on demande de faire les dédicaces. C’est quelque chose de très complexe à gérer en bande dessinée.
E.D. : Tu disais dans une précédente interview [1] qu’il fallait être à la fois très généreux et très égoïste…
Voilà ! Paysage après la bataille, ce sont deux années à me demander comment servir au mieux l’histoire écrite par Philippe en cherchant les outils qui vont me permettre d’en faire un travail personnel. D’un point de vue technique, j’ai finalement opté pour la plume et le brou de noix qui, me semble-t-il, expriment bien la fragilité. C’est la technique qui colle bien au récit. Et puis, il y a tous ces codes que j’ai mis en place. Philippe a introduit des motifs que j’ai déjà utilisés précédemment, avec lesquels je peux jouer, composer au point de faire naître des séquences qui ne figuraient pas dans le scénario ; ce sont tous les cauchemars de la jeune femme.
P.M. : J’ai beaucoup aimé la scène du taxi au tout début de Paysage après la bataille. Le taximan qui dit « Ça vous dérange si je mets de la musique ? » et puis, on « entend » Blackbird, la chanson des Beatles qui accompagne cette séquence sur plusieurs pages. Elle colle remarquablement avec l’atmosphère générale. Rien ne se passe, on voit le reflet du visage de la jeune femme sur la vitre et le paysage qui défile pour in fine arriver là où une grande partie de l’histoire va se dérouler. Ça ressemble à une scène d’introduction dans d’un film ; ce pourrait être le début d’un genre de road movie ardennais…
Philippe est aussi cinéaste. Quand il écrit ses scénarios, il les dépose toujours auprès de la SABAM [société de droits d’auteurs belges] dans la perspective d’éventuellement les réutiliser pour en faire des films. C’est quelque chose dont nous ne parlons jamais parce que je n’ai pas envie que ça interfère sur mon propre travail. Mais c’est certain, il y a quelque chose de très cinématographique dans l’écriture de Philippe ; il pense ses scénarios aussi comme des films.
P.M. : C’est étonnant, parce que c’est toi qui as décidé de traduire visuellement la scène de cette manière-là.
C’est vrai. Dans le scénario, c’est réduit à une phrase : « Elle entre dans le taxi et la radio diffuse Blackbird. »
E.D. : La couverture de Paysage après la bataille est extrêmement forte. Pour l’avoir vue exposée à la Galerie Martel à Paris, elle s’impose visuellement comme une entité autonome.
Mais elle n’est pas entièrement autonome, elle fait partie du livre. Ce n’est pas un tableau. Ce n’est pas une image qui pourrait exister seule. Avec Philippe, nous avons longuement réfléchi cette couverture. Elle est une composante d’un objet complexe : le livre. Comme pour Le Fils du roi ou Play with me, je ne pouvais concevoir cette bande dessinée en faisant abstraction du volume. Le format, le choix du papier… tous ces éléments entrent en compte pour concevoir un objet dont chaque composante est inséparable des autres. Je n’aurais jamais pu faire ce dessin s’il n’y avait pas le livre.
Le dessin à l’intérieur du livre est très minimal, nous avons donc choisi de faire l’inverse pour la couverture. Une composition très dense, qui reprend toute une série de fragments renvoyant au contenu tout en prenant d’autres formes que dans les vignettes. Cette composition renvoie à la scène inaugurale où la jeune femme observe un panorama inspiré par celui qui se trouve sur le site de la bataille de Waterloo. Durant la réalisation du livre, Philippe m’avait confié qu’il aimerait faire un film qui débute par des plans du panorama de Waterloo, tout en me disant que c’était une idée cinématographique qui ne pouvait pas fonctionner en bande dessinée. J’ai été piqué au vif et j’ai tout de suite eu envie de relever le défi. La séquence s’est finalement retrouvée dans le livre alors qu’elle n’existait pas dans le scénario de départ.
Mais cette bande dessinée est le paysage mental d’une femme qui est au bord de la folie. Et c’est ça aussi que cette couverture représente. Le dessinateur Steve Michiels, en voyant les crayonnés préparatoires, m’a dit cette image lui faisait penser à Henry Darger, cet artiste brut de Chicago qui représentait des batailles homériques sur des rouleaux de plusieurs mètres. C’est vrai : le format et même le fait de reporter des images à l’aide de calques renvoient à Darger. Je n’y avais absolument pas pensé alors que j’apprécie énormément Darger.
P.M. : Avec le dessin de couverture, tu donnes d’emblée tous les éléments de l’intrigue mais leur sens nous échappe. Leur signification ne devient évidente qu’après avoir lu l’ensemble des planches.
Par rapport à un sujet aussi dramatique que la disparition d’un enfant, il faut parvenir à créer une distance. En évoquant un massacre qui a eu lieu il y a plusieurs siècles, nous avons créé une distance temporelle. Et cette image, c’est la pleine métaphore de toute bataille humaine. C’est une idée assez simple qui s’est imposée à nous comme une évidence.
E.D. : Dès Alberto G., qui était ta première collaboration avec Philippe de Pierpont, l’idée de disparition est convoquée comme élément scénaristique mais devient aussi un enjeu esthétique. Dans les dernières pages, on peut voir une vitrine vide dans un musée. Celle-ci étant sensée abriter une œuvre d’Alberto Giacometti qui a disparu, comme si l’absence d’œuvre devenait œuvre à son tour… J’ai pensé à Yves Klein et à son « exposition du vide ». Tu te livres à des expériences graphiques qui consistent à faire disparaître le sujet. Par exemple, lorsque tu représentes un paysage qui, au fil des cases, se réduit à quelques lignes essentielles pour parfois ne plus faire apparaître qu’une surface monochrome. Je trouve intéressant que ce type de dispositif soit apparu dans une œuvre qui traite d’une figure essentielle de l’avant-garde du XXe siècle. Une période qui à travers l’abstraction, le suprématisme ou l’art conceptuel a fait de la disparition du sujet l’un de ses enjeux essentiels…
Pour tout dire, je n’ai jamais vu Alberto G. comme ça. Mon principal souci au moment où je réalise cette bande dessinée c’est de trouver comment la dessiner. C’était vraiment un très gros problème. Philippe a écrit le scénario en connaissant mon premier livre, Les Jours ouvrables, et il pensait que j’allais dessiner Alberto G. dans ce même noir et blanc charbonneux un peu austère…
E.D. : Je trouve très intéressant que tu aies opté pour un traitement épuré qui est à l’opposé des dessins d’Alberto Giacometti qui sont, eux, constitués d’une suraccumulation de traits nerveux. Tu n’as pas cherché à rejouer l’esthétique de Giacometti. Ton dessin ici m’évoque plutôt Modigliani ou Brancusi...
Haha ! Pour moi, les artistes dont tu parles, c’est de la ligne claire ! En fait, au départ, lorsque Philippe m’a proposé d’aborder en bande dessinée l’œuvre de Giacometti, j’ai trouvé l’idée un peu stupide. Une conception qui était dans l’air du temps consistait plutôt à partir de quelque chose considéré comme artistiquement « bas » pour atteindre le « haut », par exemple adapter un mauvais roman pour en faire un bon film. C’est aussi l’époque où s’impose un réalisateur comme Tarantino, avec ses références au cinéma de série B. Philippe, à l’inverse, me propose de partir d’une œuvre qui possède une légitimité culturelle quasi inattaquable. Pfft ! « Mais comment vais-je pouvoir dessiner ça ?! » J’ai cherché pendant un an. À l’époque, ça m’a paru une éternité ; aujourd’hui, je considère que c’est un laps de temps normal pour mettre au point le style graphique d’un livre.
J’avais commencé à dessiner Alberto G. dans le même style que Les Jours ouvrables mais j’ai achoppé sur la représentation du visage de Giacometti. Cette figure de dos que l’on retrouvera ensuite dans tous mes livres est née à ce moment-là. C’était d’abord un subterfuge pour contourner mes limites techniques. Chaque fois que je tentais de représenter Giacometti de face, il était différent. Je devais donc redessiner ses apparitions précédentes pour demeurer cohérent. Le figurer de dos me permettait de ne pas devoir recommencer plusieurs fois la même image.
Je devais dessiner quelqu’un qui est lui-même reconnu comme un immense dessinateur. La confrontation allait forcément tourner à mon désavantage. Ma grande crainte était que le lecteur se dise : « Non seulement il ne sait pas très bien dessiner mais en plus il se mêle de traiter de l’œuvre de Giacometti ».
La séquence du début, où il ouvre une caisse en bois pour en sortir une tête qu’il a lui-même sculptée, m’a elle aussi posé un tas de difficultés. Je n’y arrivais pas ! Mes bandes dessinées se sont souvent construites à force d’accidents. Comme lorsque, sans but précis, tu t’empares d’un matériau tout simplement parce qu’il traîne là sur la table. Au moment de réaliser Alberto G., j’ai utilisé un peu par hasard de l’acrylique blanche. J’ai appliqué cette matière sur les lignes de pastel gras – qui était ma technique de prédilection à l’époque. Cela m’a permis d’atténuer le trait au point de parfois le faire quasiment disparaître. Le mariage accidentel entre le pastel gras noir et l’acrylique blanche a fait apparaître des valeurs de gris.
Un autre parti pris a été d’adopter un traitement graphique qui rappelle la ligne claire et ainsi me reconnecter avec tradition très forte issue de la bande dessinée. Ça a permis une mise à distance, j’ai pu raconter Giacometti tout en laissant son œuvre là où elle est. Il n’y a qu’une seule image où je reprends le style de ses dessins. J’ai fini par comprendre qu’il fallait s’éloigner autant que possible de cette manière de faire, du style torturé auquel on l’associe habituellement.
E.D. : Alberto G. me semble perpétuellement osciller entre le général et le singulier. Ça raconte aussi l’obsession du personnage pour un portrait, une quête éperdue pour représenter une vraie tête. Or, ton trait tend plutôt à neutraliser tes sujets. Ce n’est plus « un » visage, c’est « le » visage…
Quand le scénario traite d’un artiste qui toute sa vie a cherché une tête sans jamais la trouver et que tu dois dessiner cette tête, comment fais-tu ? J’ai beaucoup cherché dans l’histoire de l’art pour trouver la solution. J’ai testé des dizaines de têtes inspirées du Néolithique, de l’art étrusque, de l’Antiquité romaine… Mais ça ne marchait jamais ; elles disaient toujours quelque chose de trop présomptueux… Puis, j’ai été très frappé par une déclaration de Giacometti. Il disait en substance qu’il aimerait beaucoup pouvoir réaliser une tête qui soit la plus simple possible, quasiment banale.
P.M. : Giacometti a longtemps été vu comme une figure intouchable, quasi sacrée. Aujourd’hui, on le redécouvre d’une manière complètement différente. Ce sont d’autres histoires, d’autres narrations. Je pense notamment à Flora, un film de Teresa Hubbard et d’Alexander Birchler réalisé pour la Biennale de Venise en 2017. On y interviewe un homme dont la mère américaine a bien connu Giacometti. Petit à petit, tu te familiarises avec ce personnage, avec son visage. Plus le film avance et plus tu te dis que cet homme est probablement le fils de sculpteur. Ce film désacralise la figure de l’artiste et le replace dans sa dimension humaine.
Quelques mois plus tard, j’ai vu une rétrospective Giacometti à la Tate de Londres. Elle a totalement bouleversé la manière dont je vois son œuvre en montrant des aspects que j’ignorais totalement, presque anecdotiques. Lorsque la Seconde Guerre éclate, Giacometti reste coincé à Genève et doit vivre durant quatre ans dans une petite chambre d’hôtel loin de son atelier et de ses amis parisiens. Là-bas, il sculpte de toutes petites têtes, pas plus grandes que le sommet d’une allumette, semblables à celles que tu représentes dans Alberto G. et que tu réutilises dans d’autres de tes livres. La petitesse des objets s’explique par les conditions dans lesquelles elles ont été réalisées. Mais elles matérialisent aussi une distance, comme s’il s’agissait d’objets que l’on voit tout petit parce qu’ils sont loin. En replaçant ces œuvres dans le contexte qui les a vu naître, on les relie à l’histoire personnelle de Giacometti, on renoue avec l’anecdotique. Et c’est aussi ce que je me suis dit en lisant ta bande dessinée.
C’est toute l’intelligence du scénario de Philippe : ramener Giacometti à la vie. Dessiner le sexe de Giacometti, montrer sa main qui tend des billets en échange d’une relation sexuelle a été pour moi un grand moment. C’était le ramener à son statut d’être humain. Et puis représenter les fesses de la fille qui dit une phrase aussi triviale que « un trou c’est un trou »... Tout l’enjeu du livre est là : à travers la figure de Giacometti, parler de la vie. Même si le scénario n’a pas nécessairement été écrit dans cette perspective, Philippe a tout de suite compris que c’est sur ce plan-là que le livre allait se jouer. Moi, je ne l’ai vraiment perçu que plus tard.
P.M. : Tu figures souvent des fragments de corps ou des corps inachevés voire troués. Cela nous relie à une longue tradition dans la sculpture. Je pense notamment à certains esclaves de Michel-Ange. Il évacue la problématique du portrait, par exemple en dissimulant le visage dans l’ombre ou en le cachant avec un bras. Ou encore à l’artiste Berlinde De Bruyckere, dont les corps sont toujours anatomiquement incomplets.
Je pense qu’en bande dessinée l’attitude, la gestualité du personnage est plus importante que la représentation de son visage.
E.D. : D’un autre côté, il y a une chose que l’on apprend dans tous les cours de bande dessinée : la nécessité de rendre chaque personnage parfaitement identifiable. Le métier « classique » exige une individualisation des caractères ; il est impératif que l’on ne puisse pas confondre pas Tintin avec le Capitaine Haddock ou Spirou avec Fantasio… Or, je trouve remarquable ta capacité à faire exister tes personnages, à les incarner, sans leur attribuer de caractéristiques physiques qui les individualisent.
Hum, comment t’expliquer ?! Je pense qu’il y a là un problème narcissique… J’ai toujours rencontré des difficultés avec le personnage principal – et qui ne se posent pas du tout avec les personnages secondaires. Pour moi, il occupe la place de l’auteur. L’ensemble du livre, l’univers mental qui est mis en place, c’est celui du personnage principal. Donc, le mien puisque c’est moi qui suis en train de le représenter… Je dessine d’une manière aussi sincère que possible ce dont j’ai envie. Personne n’est là pour me dicter ce que je dois faire, je dessine pour moi et j’ai besoin de montrer qui je suis à ce moment-là. La représentation est souvent minimale, voire vide, parce que j’entretiens le sentiment de ne pas avoir beaucoup de chose à dire. J’ai peur de paraître prétentieux en le disant mais tous mes livres, y compris ceux que j’ai réalisés avec Philippe de Pierpont, sont des autoportraits.
Entretien réalisé le 23 mai 2018 à Bruxelles, au domicile d’Eric Lambé.
Les livres d’Éric Lambé :
Les Jours ouvrables, Amok, 1997
Ophélie et les directeurs des ressources humaines, Fréon, 2000 (réédition : Frémok 2006)
Alberto G. (scénario Philippe de Pierpont), Le Seuil / Frémok, 2003*
La Pluie (scénario Philippe de Pierpont), Casterman, 2005*
Un voyage (scénario Philippe de Pierpont), Futuropolis, 2008*
Play with Me / Joue avec moi, Frémok, 2011
Le Fils du roi, Frémok, 2012
Les Jours ne sont plus en danger (avec Carl Roosens), Frémok, 2016
« La Saison des anges », avec David B, in Magritte vu par, Actes Sud / Éditions du Centre Pompidou, 2016
Paysage après la bataille (scénario Philippe de Pierpont), Actes Sud BD / Frémok, 2016
* Alberto G., La Pluie et Un voyage ont été réunis sous le titre Apparitions, disparitions et autres mouvements, Actes Sud BD / Frémok, 2017.