érythème
Claire Bretécher, « Érythème » | Les Frustrés, intégrale, chez l’auteur, 1996, page 161 | H 40 x L 28,5 cm | encre de Chine sur papier | dépôt FNAC D90.7.4
(Juin 2017)
L’art de Claire Bretécher, qui se fait quelquefois exubérant (dans Agrippine notamment), apparaît ici comme un art de l’économie poussée à l’extrême.
Pas de détail inutile, aucun élément de décor (on ne voit pas le bord de mer), aucun figurant qui passe à l’arrière-plan : une image qui ne cadre et ne retient que les éléments essentiels à l’intelligibilité de la situation. La plagiste « crée » la plage ; le bronzage intégral « installe » le soleil.
L’érythème qui donne son titre à cette histoire en deux pages (dont c’est ici la deuxième) est une rougeur de la peau qui peut être provoquée par différentes causes, telles que le frottement ou, ici, l’exposition à un soleil brûlant. Bretécher en manifeste l’irruption sous la forme de petits points qui viennent successivement cribler les différentes parties du corps de son personnage, provoquant des démangeaisons.
Ce personnage, une femme d’âge indéterminé, est constamment montrée sous le même angle, en « plan fixe », avec un livre à l’avant-plan, son sac de plage à l’arrière, les deux poignées dressées comme une paire d’oreilles. Mais ce ne sont pas les oreilles indiscrètes qu’elle redoute, plutôt les yeux des importuns qui pourraient la mater ; d’où, dans les vignettes 2 à 4 de la première planche, le regard qu’elle jette furtivement sur le côté avant de se débarrasser de son maillot deux pièces.
Le plan fixe ne se double pas ici, comme souvent dans les Frustrés, d’une mise en page strictement régulière. Les strips comptent tantôt deux cases (elles sont alors suffisamment larges pour que le personnage puisse être représenté étendu de tout son long), tantôt trois (ce qui suppose que la femme redresse ses jambes et son buste, ou oblige à lui couper le bas des jambes). Les deux pages fonctionnent par blocs : successivement quatre cases longues, trois cases plus étroites, deux longues et trois étroites pour la première ; neuf étroites puis quatre longues pour la seconde.
Le silence qui règne dans cet épisode n’est pas exceptionnel dans les Frustrés, même si Bretécher est à juste titre reconnue pour ses extraordinaires talents de dialoguiste. La dessinatrice a du goût pour la pantomime graphique ; dans ses planches muettes, elle s’attache, avec un talent d’entomologiste, à scruter l’évolution d’une situation généralement banale, décomposant les moindres faits et gestes de ses créatures. Souvent – mais pas ici –, une phrase, une seule, est alors prononcée dans l’ultime vignette, et tient lieu de chute (parfois de clé).
Dans « Érythème », la scène représentée nous transforme, de fait, en voyeur. Sa dimension comique n’apparaît que très progressivement. Notre « héroïne » soustrait à l’effet des rayons du soleil les parties de son corps qui commencent à brûler, en les recouvrant d’une pièce de vêtement. Elle tire successivement de son sac un foulard, un t-shirt et un pantalon. Un processus de recouvrement qui conduit à cette situation absurde : tout son corps finit par être recouvert, sauf les parties (seins et pubis) que le bikini avait pour fonction de masquer et que la pudeur, en règle générale, enjoint de soustraire à la vue. Conclusion d’autant plus drôle que cet exhibitionnisme n’est pas délibéré : il relève de l’inconscience. Les personnages de Bretécher sont toujours drôles à leur insu et à leurs dépens.
Le dernier morceau de tissu à faire son apparition, celui avec lequel la femme se recouvre la tête, n’est orné d’aucun motif et ne correspond à aucun vêtement identifiable. C’est comme s’il s’agissait d’une page blanche, sur laquelle une autre histoire allait pouvoir s’inscrire – ou la même, à l’envers.
Thierry Groensteen