entretien avec matt madden
[janvier 2013]
Matt Madden est le correspondant américain agréé de l’Oubapo et l’auteur des 99 exercices de style publiés par L’Association en 2006. Nous avons profité de sa résidence à la Maison des Auteurs pour l’interroger sur son travail et plus largement sur l’influence de l’Oulipo et de l’Oubapo aux États-Unis.
Thierry Groensteen : Vous avez fait des études littéraires à l’université. J’imagine que vous connaissiez l’Oulipo avant d’entendre parler de l’Oubapo ?
Matt Madden : J’ai étudié la littérature comparée, mais la littérature française n’était pas concernée, j’étudiais l’anglais et l’allemand. Toutefois je lisais aussi en français, ayant vécu cinq ans à Paris dans mon enfance. J’ai découvert l’Oulipo plus tard, en 1992 ou 93. Je travaillais alors dans une librairie du Michigan. Le libraire m’a passé les Exercices de style de Raymond Queneau, en pensant que ça me plairait. J’ai cherché ensuite d’autres livres de Queneau, mais il n’était pas facile de trouver ses œuvres en français.
Plus tard j’ai acheté La Vie mode d’emploi de Georges Perec, en anglais d’abord (Life, a user’s manual), et en version française par la suite. C’était un livre culte dans certains milieux littéraires, mais inconnu du grand public américain. L’Oulipo lui-même était très peu connu aux États-Unis, à l’époque.
Je crois que ça a changé ces dernières années…
Oui, notamment grâce aux efforts de David Bellos, professeur à Princeton, le traducteur de La Vie mode d’emploi, qui a écrit une biographie de Perec. Lui et un autre universitaire, Warren Motte, sont les meilleurs ambassadeurs de l’Oulipo auprès des Américains. Il faut aussi mentionner Daniel Levin Becker, qui est actuellement le plus jeune membre de l’Oulipo. Il a moins de trente ans, il était étudiant à Yale University et il a fait un stage à l’Oulipo pour en organiser les archives. Les membres du groupe l’ont coopté. Il a publié en 2012 Many Subtle Channels, un essai sur la littérature potentielle…
L’Oulipo comptait déjà un membre américain depuis 1973 : Harry Matthews…
C’est exact. Et on peut citer d’autres écrivains qui, sans être membres officiels de l’Oulipo, travaillent dans le même esprit. Par exemple Gilbert Sorrentino… Il n’y a qu’en Italie, je crois, qu’il y a un groupe d’écrivains officiellement constitué sur le modèle de l’Oulipo : c’est l’Oplepo, pour Opificio di Letteratura Potenziale.
Quel impact avait eu sur vous la lecture des Exercices de style ?
Dès que je les ai lus, j’ai pensé que je ferais un jour l’équivalent en bande dessinée. Je publiais des fanzines depuis 1990, j’étais débutant et autodidacte, n’ayant jamais fréquenté d’école d’art. Je savais que je n’étais pas prêt, qu’il me faudrait attendre de mieux maîtriser mon outil pour me lancer dans un tel projet, mais c’est un objectif que je me suis fixé. Je m’y suis vraiment attelé en 1998, quand je vivais au Mexique avec Jessica [1].
C’est seulement alors que vous avez découvert l’existence de l’Oubapo ?
Oui. J’ai montré les premières pages que j’avais réalisées à un ami, Tom Devlin, qui travaille aujourd’hui aux côtés de Chris Oliveiros pour Drawn & Quarterly. À l’époque il venait de créer une petite maison d’édition, Highwater Books, avec l’idée de promouvoir le courant qu’il appelait « cute brute », des gens comme James Kochalka, Ron Rege, Jr. ou Brian Ralph. Et parallèlement il travaillait dans une librairie de Boston, « Million Year Picnic ». C’était l’une des rares librairies où on pouvait trouver des livres de l’Association. Tom m’a fait connaître l’Oupus 1 de l’Oubapo. Je me suis évidemment jeté là-dessus. J’ai même traduit votre texte, « Un premier bouquet de contraintes », et j’ai mis la version en anglais sur Internet.
Et vous avez rapidement pris contact avec le groupe parisien…
Je suis venu au festival d’Angoulême en 1999, principalement dans le but de vous y rencontrer, ainsi que Jean-Christophe Menu.
Oui, je me souviens que nous nous y sommes vus assez brièvement, mais j’avoue n’avoir pas conservé un souvenir très précis de cette prise de contact…
Je vous ai remis, avec un peu d’anxiété, un petit fanzine que j’avais fait, qui contenait les six ou huit premiers Exercices de style et quelques autres histoires. Et quelques années plus tard, vous m’avez écrit pour savoir où en était le projet des Exercices et pour en parler dans Neuvième Art, à l’occasion du dossier sur l’Oubapo. Puis, quand j’ai eu un éditeur américain pour le livre, en l’espèce Penguin Books, j’ai envoyé toutes les pages à Menu pour savoir si l’Association publierait la version française, ce qui a été accepté tout de suite.
Depuis, avez-vous noué des relations privilégiées avec certains membres de l’Oubapo français ?
J’ai connu François Ayroles à Angoulême en 2008, et depuis nous échangeons régulièrement sur ce que nous sommes en train de faire l’un et l’autre. L’année suivante, j’ai été invité à Paris dans le cadre de l’opération « Les Belles Étrangères », et à l’occasion de ce festival j’ai pris contact avec Étienne Lécroart et je me suis invité chez lui. Nous avons partagé certains projets, j’ai même traduit une de ses bandes dessinées, « Compter sur toi », qui figure dans son récent recueil à l’Association, Contes et décomptes. Nous avons discuté de la possibilité de réaliser une anthologie internationale de la bande dessinée sous contrainte. J’ai personnellement beaucoup de contacts en Amérique du Nord et du Sud, ainsi qu’en Espagne.
J’ai été l’invité d’honneur de l’une des soirées publiques régulièrement organisées par l’Oulipo. J’ai présenté mes tentatives d’application des contraintes à la bande dessinée, et j’ai reçu un accueil très chaleureux de la part de tous les Oulipiens. Je suis resté en contact avec certains d’entre eux, en particulier avec Hervé Le Tellier (nous nous sommes vus à New York, nous avons même été visiter une exposition Crumb ensemble), et avec Daniel Levin Becker, qui habite maintenant à San Francisco.
Vous n’êtes pas resté seul à vous exercer à la bande dessinée sous contrainte aux États-Unis. Il y avait un petit groupe autour de vous, je crois, une sorte de succursale américaine de l’Oubapo…
Il y avait Jason Little, dont le premier album, Shutterbug Follies, est paru en 2002, et Tom Hart, qui a été publié en France par La Comédie illustrée. Tous deux étaient également intéressés par l’idée de contrainte. La femme de Jason, Myla Goldberg, est écrivain, elle a publié un roman intitulé Bee Season (dont on a fait un film, Les Mots retrouvés, avec Juliette Binoche et Richard Gere), et elle connaissait assez bien l’Oulipo. Tom était surtout motivé par l’idée de mêler le jeu à la création, et par le travail en collaboration. Nous avons tenu des réunions assez régulièrement pendant deux ans environ. Nous avons ensuite coopté un autre dessinateur, qui vivait à Denver (Colorado), Tom Motley et qui connaissait déjà l’Oulipo, lui aussi. Il avait déjà essayé d’adapter à la bande dessinée diverses contraintes oulipiennes.
Sur quels projets avez-vous travaillé ensemble ?
Eh bien, j’avais proposé sur notre site Internet une contrainte baptisée « Alphabet City », qui a eu pas mal de succès. Il s’agissait de réaliser une bande dessinée de 26 cases, dont chacune devait incorporer, sur le plan visuel comme sur le plan verbal, la lettre correspondante de l’alphabet (case 1 = A, case 2 = B, etc.). Ma propre version s’intitulait Prisoner of Zembla, mais il y en a eu une dizaine d’autres dont quelques-unes très réussies, comme celle de David Lasky qui racontait une histoire de zombies, ou encore The Stutterer’s Alfalfabet, de Tom Motley, où chaque lettre était redoublée : Alfalfa, Babette, etc.
Plus récemment, Tom Hart et moi nous sommes amusés à adapter le fameux jeu Tic-tac-toe, dont le but est de créer un alignement de trois croix ou de trois ronds dans une grille de neuf cases (en France, il est souvent appelé Morpion). Cette grille ressemble, dans sa structure, à une page de bande dessinée. Donc nous jouons avec des cases, chacun des deux joueurs dessinant une case à tour de rôle ; les cases doivent comporter une forme de x ou de o en leur sein (par exemple un personnage plissant les yeux en forme de x), et il faut qu’à la fin du jeu l’enchaînement des cases produise un récit cohérent.
Tom et moi avons réalisé deux planches selon ce principe [on peut voir le résultat sur Internet à l’adresse, puis je l’ai soumis à des amis et à des étudiants qui en ont réalisé à leur tour, quelquefois très bonnes. Jason, lui, avait autoédité, grâce à l’aide de la Xeric Foundation, une histoire intitulée Jack’s Luck Runs Out. Dans les jeux de cartes, la figure appelée Jack correspond à votre « valet ». L’histoire est une sorte de polar qui se déroule à Las Vegas, et les personnages ont des têtes empruntées aux jeux de carte : Jack est le héros, le roi représente le gangster qui possède un grand casino, la reine une prostituée qui est la maîtresse du roi.
Vous y avez fait allusion, il y a eu un site baptisé Oubapo America, mais il semble aujourd’hui désactivé…
Nous ne travaillons plus dessus depuis plusieurs années, et nous avons perdu l’usage du nom. Je n’ai pas encore décidé s’il convenait de le renouveler, ou bien si, étant donné que je travaille à une refonte complète de mon propre site, ce qui concerne l’Oubapo aux États-Unis ne pouvait pas constituer une sous-partie de mon site.
Est-ce que le monde des comics en général a été « impacté » par votre travail, et par les traductions des albums de Trondheim, qui est certainement le plus connu des Oubapiens aux États-Unis ?
On parle peu de l’Oubapo en Amérique, mais on voit pas mal d’expérimentations formelles dans le monde de la bande dessinée indépendante et dans les fanzines, quelquefois même des créations sous contrainte. L’influence de Chris Ware doit aussi jouer dans ce sens, même si Chris est moins intéressé lui-même par l’Oubapo que par certains maîtres anciens. Avant lui, il y avait eu Art Spiegelman, avec ses récits expérimentaux des années soixante-dix, qui ont été rassemblés dans l’album Breakdowns. Ce travail m’a beaucoup intéressé. On peut sans doute compter Spiegelman au nombre des « plagiaires par anticipation »…
Vous avez fait une intervention à la Poetry Foundation en août 2012, sur les relations entre bande dessinée et poésie...
Oui, il s’agissait d’une projection commentée. C’est un domaine très intéressant, que l’on voit se développer aux États-Unis depuis quatre ou cinq ans. Il y a bien sûr quelques adaptations en bande dessinée de textes poétiques…
J’ai souvenir d’un poème d’Emily Dickinson adapté par Gabrielle Bell, précisément pour la Poetry Foundation…
Cela reste à ce jour comme l’une des tentatives les plus réussies. Mais il y a aussi désormais des poètes qui savent un peu dessiner et qui se servent de l’appareil de la bande dessinée, les cases, les bulles, pour créer une sorte de poésie visuelle… La Poetry Foundation est un organisme qui s’est développé autour de la revue Poetry à partir de 1912, mais ses responsables actuels sont très jeunes, ils ont une trentaine d’années, et la bande dessinée fait partie des choses qui les intéressent. Et j’ai constaté, en fouillant un peu le sujet, que depuis quelques décennies des poètes « sérieux » mentionnent quelquefois des personnages de comics dans leurs textes, montrant ainsi que cette culture fait pleinement partie de leur imaginaire revendiqué. Je pense à John Ashbery qui, avec Harry Matthews, avait fondé à Paris, en 1960, une revue intitulée − en référence à Raymond Roussel − Locus Solus, qui fut un carrefour de l’avant-garde. Il y avait publié une sextine utilisant notamment le personnage de Popeye, et il était évident qu’il ne connaissait pas seulement les dessins animés, mais le strip de Segar. On doit aussi citer Joe Brainard, artiste plasticien et écrivain, qui avait publié en 1970 ses premiers I remember, qui fourniront à Perec le modèle de ses Je me souviens… Brainard a créé des variations peintes autour du célèbre personnage de Nancy, dessiné par Ernie Bushmiller, qui le fascinait, et il a collaboré avec des poètes pour créer des bandes dessinées.
Vous-même, vous n’avez pas, à ma connaissance, réalisé de bandes dessinées à proprement parler poétiques…
Non, pas à ce jour. La poésie est un domaine encore relativement neuf pour moi, je ne me sens pas encore suffisamment armé. Mais à travers mes recherches oubapiennes, j’ai découvert les formes poétiques fixes, comme le sonnet, la sextine ou le pantoum, et j’ai tenté de transposer leurs règles à la bande dessinée. Il s’agit de répéter certaines cases en observant des permutations prédéterminées. C’est un défi créatif : elles vont occuper des endroits précis dans les planches, et le récit va devoir composer avec cette contrainte. Le résultat n’est pas poétique à proprement parler, mais a forcément quelque chose d’étrange ou d’onirique. [Il feuillette la maquette d’un recueil de ses histoires sous contrainte, en préparation.] Ainsi, cette histoire-ci, The Six Treasures of the Spiral, utilise la forme de la sextine. Chaque double page est analogue à une strophe, et chaque strip se termine par une case prédéterminée (la case étant l’équivalent du mot en fin de vers). Ce qui m’intéresse, quand on se donne une contrainte, c’est que chaque élément de l’œuvre peut s’y rattacher d’une manière ou d’une autre. Dans le cas de cette histoire, la sextine m’a dicté le fait qu’il y aurait six personnages, et le nom de mes personnages s’inspire des chiffres un à six : Dr Einiger, Mr Twopenny, Teresa, Forsythe, Captain Sank (en anglais to sink veut dire couler) et Sixto. D’autre part, pour appliquer aux six éléments la règle de permutation, on utilise une forme spiralée. Cela m’a fait penser au tourbillon dans les aventures maritimes d’Edgar Allan Poe, Une descente dans le Maelstrom. J’ai d’abord pensé en faire une adaptation, puis j’ai abandonné cette idée mais j’ai conservé le thème de la spirale et du maelstrom.
Dans cette autre histoire, Pantoum for Hiram, deux strips se répètent de planche en planche. Dans un pantoum, qui est une suite de quatrains, le deuxième et le quatrième vers de chaque strophe sont repris respectivement comme premier et troisième vers de la strophe suivante, et le tout dernier vers du poème reprend le premier. J’applique ce même fonctionnement aux strips. Je reprends intégralement les images, mais je me suis autorisé quelques variantes dans le texte des bulles.
Dans l’ensemble de votre production de bande dessinée, quelle est aujourd’hui la proportion de celles qui présentent un caractère oubapien ?
Je dirais 98 %. Presque tout ce que je fais s’inscrit désormais dans cette démarche.
La raison en est-elle que cela correspond vraiment à ce que vous aimez faire, ou bien est-ce parce que vous avez le sentiment de n’avoir pas fini d’explorer ce territoire, ou bien encore s’agit-il d’une stratégie qui consiste à occuper une « niche » bien identifiable dans le paysage de la bande dessinée américaine ?
Il y a un peu des trois raisons, mais ce sont surtout les deux premières qui me motivent. La contrainte correspond vraiment à ce que je cherchais dès mes premières histoires, dans ma manière d’inventer mes sujets en évitant les clichés, avec la volonté de me surprendre moi-même. Cela dit, j’ai peu produit ces dernières années. Avec Jessica, nous avons eu deux enfants, et puis nous avons conçu deux manuels de bande dessinée, d’abord Drawing Words & Writing Pictures, puis Mastering Comics. Nous sommes également, depuis quelques années, les series editors de l’anthologie annuelle Best American Comics.
Dans les deux manuels que vous venez de citer, est-ce que vous abordez la question de la création sous contrainte ?
Oui, surtout dans le plus récent, où nous passons en revue toutes les formes de bandes dessinées à travers lesquelles il est possible de s’exprimer. La bande dessinée sous contrainte est une catégorie à part, puisqu’elle peut s’appliquer à chacun des autres genres, de la science-fiction à l’autobiographie.
Dans le projet de préface que vous avez écrit pour votre futur recueil d’histoires oubapiennes, vous exprimez la crainte que les lecteurs soient trop focalisés sur la découverte des contraintes, sur le « comment ça marche », et qu’ils en oublient de lire et d’apprécier les histoires pour elles-mêmes…
Oui, je n’en ai pas de témoignage direct, mais c’est une crainte que j’entretiens. Je suis très content, en revanche, quand je fais lire mes histoires à des personnes qui ne se rendent pas compte du fait qu’il y a des contraintes. C’est un débat fameux et ancien qui a agité l’Oulipo, de savoir si les contraintes doivent être cachées ou repérables. Je ne veux pas trancher cette question, mais je trouve que c’est un fameux compliment quand l’histoire est appréciée pour elle-même, indépendamment des contraintes… même si j’ai passé beaucoup de temps à les mettre au point !
Il y a sans doute deux publics : un public « naïf » qui lit les histoires sans rien savoir de l’Oulipo ni de l’Oubapo, et un public averti qui cherche à percer le mode d’emploi…
Sans doute, oui, mais pour moi le lecteur idéal est le lecteur naïf. Il sera peut-être étonné de certaines bizarreries dans la mise en page, ou par la répétition de telle et telle images, et cela l’encouragera, ou pas, à relire en cherchant la raison de ces particularités. Ce qui est le plus important à mes yeux dans la littérature ou la bande dessinée sous contrainte, c’est cet éveil à toutes les potentialités de la lecture. Il ne s’agit pas seulement de performances ou d’acrobaties gratuites…
Venons-en à vos 99 Exercices de style. L’une des difficultés initiales était, je suppose, de déterminer quelle serait l’anecdote, la petite histoire qui servirait de prétexte à toutes ces variations…
Ma première décision a été de ne pas reprendre la même histoire que Queneau. Je voulais m’émanciper d’un univers et d’une époque qui ne sont pas les miens. En outre, l’histoire de Queneau comprend deux parties : la scène dans le bus, puis, plus tard dans la même journée, un deuxième moment devant la gare Saint-Lazare. Cela n’aurait pas été facile à faire tenir en une seule planche. Et je voulais que la planche soit l’unité de narration.
Chez vous, il n’y a pas deux temps, mais il y a deux lieux : en bas, et en haut du duplex que vous occupez avec Jessica.
C’est vrai. J’ai reproduit exactement la topographie de l’appartement dans lequel nous vivions alors, à Mexico. Il me fallait donc une histoire plus simple, contemporaine, facile à dessiner… J’ai pensé à une anecdote autobiographique, un moment tiré de ma propre vie quotidienne. L’action devait être assez ténue, parce qu’une histoire plus dense m’aurait laissé moins de liberté pour proposer des variations à partir de petits détails. Une fois que j’ai arrêté mon sujet, la planche « matricielle » n’a pas été compliquée à réaliser – sauf l’escalier en colimaçon, difficile à dessiner.
Vous avez placé cette planche matricielle en tête du livre, alors que chez Queneau la version neutre, appelée « Récit », est dissimulée au milieu des autres.
J’avais toujours eu l’intention de commencer mon livre par cette planche, peut-être dans une logique pédagogique qui me paraissait naturelle, et je n’ai réalisé qu’après que Queneau avait, en effet, procédé différemment.
Il y a assez peu de principes de variations qui vous sont communs. Vous avez moins cherché à transposer les trouvailles de Queneau dans le champ de la bande dessinée, qu’à trouver des paramètres spécifiques au langage de celle-ci…
Oui, je n’ai pas tellement utilisé le livre de Queneau pour y chercher mon inspiration. Il doit y avoir sept ou huit exercices que nous avons plus ou moins en commun : le point de vue subjectif, les couleurs de l’arc-en-ciel et quelques autres…
Votre livre invite finalement à se poser la question « qu’est-ce que le style en bande dessinée ? » Comme les paramètres sont tous travaillés un à un, on aboutit à la conclusion que TOUT relève du style : la façon de raconter, de dessiner, de lettrer, de mettre en page, enfin tous les ingrédients d’une bande dessinée.
Oui, c’est en effet ma thèse. Il n’y a rien, dans une bande dessinée, qui ne soit affecté par les décisions que l’on prend touchant la forme. Le style est la totalité, la somme de tous les choix faits par l’artiste.
Il arrive que le parti pris adopté pour une planche ait pour conséquence de modifier quelque peu l’histoire elle-même…
C’est vrai. Une de mes planches préférées est celle intitulée « Une vie », qui résume l’existence entière du protagoniste. On le voit successivement bébé, étudiant, jeune marié, etc., et finalement mourant. Les images n’ont plus grand-chose à voir avec celle de la planche originelle.
Est-ce que, pour réaliser certaines variations, vous vous êtes senti limité par vos capacités graphiques ?
Ah oui, bien sûr. La version « super-héros » était probablement la plus difficile pour moi. Il y a des pastiches qui m’étaient relativement naturels. Celui d’Herriman, par exemple, parce que je l’adore et que je me suis exercé à copier ses dessins depuis que je fais de la bande dessinée. Mais « super-héros » ne visait pas un dessinateur particulier (il y a une autre planche qui rend hommage à Jack Kirby), c’était un pastiche générique, à la limite de la parodie.
Même si on peut me reconnaître plus ou moins même dans les pastiches auxquels je me suis livré, je suis très conscient de ne pas posséder un style ayant la force de celui de Muñoz ou de Baudoin. J’en arrive aujourd’hui à penser que mon style consiste précisément dans ce caméléonisme graphique, dans le fait de chercher une écriture propre à chaque histoire (j’y perds d’ailleurs beaucoup de temps) et de me nourrir de tout le patrimoine antérieur de la bande dessinée. J’envie des dessinateurs comme Trondheim ou Jason, qui ont mis au point un style simple qu’ils peuvent mettre au service de n’importe quel genre de récit. Ils n’ont pas besoin de se reposer à nouveaux frais la question du dessin, celui qu’ils ont « dans la main » marche en toutes circonstances.
Propos recueillis par Thierry Groensteen à la Maison des Auteurs le 22 octobre 2012.
[1] Jessica Abel, la compagne de Matt Madden, elle-même dessinatrice, auteure de La Perdida.