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Entretien avec Loïc Néhou

Marius Jouanny

[avril 2025]

Loïc Néhou, éditeur et auteur de bandes dessinées, livre pour Neuvième Art l'histoire de la maison d'édition Ego comme X qu'il a animée et co-fondée de 1994 à 2017. De son parcours d'étudiant aux Beaux-Arts d'Angoulême à la création de la revue Ego comme X en passant par ses premiers récits et ses goûts littéraires, jusqu'à ses choix économiques de l'impression à la demande et de l'augmentation de la rémunération des auteurs et autrices dans les années 2010, Loïc Néhou donne à voir, par son témoignage, les coulisses de l'édition de bandes dessinées chez ceux qu'on appelait les indépendants.

Portrait de Loïc Néhou tiré de ses archives personnelles, 2002.

Comment s’est constituée votre vocation pour la bande dessinée ? 

Je me souviens que vers 5 ans, on m’avait mis entre les mains un Lucky Luke : Sous le ciel de l'Ouest. Plus tard, tous les mercredis de notre enfance, mon frère et moi nous rendions dans une petite bibliothèque, où pour un franc on pouvait emprunter un livre. À chaque fois, nous prenions deux albums du Spirou de Franquin. Un véritable enchantement ! 

Quand j’étais plus jeune, on m’offrait souvent des livres comme des contes ou autres histoires inventéesqui ne m’intéressaient pas du tout (à l’exception de Jules Verne et des ouvrages sur la préhistoire ou la volcanologie, par exemple...). J’ai alors trouvé satisfaction dans la lecture de bandes dessinées. 

Mon père m’a raconté que, très tôt, je gribouillais n’importe quelle feuille me passant sous la main, même ses propres croquis, étant lui-même artiste à ses heures. Si bien que j’ai toujours dessiné. Alors après un BAC C (Mathématiques et Sciences Physiques) en 1988, j’ai finalement décidé de faire les Beaux-Arts, plutôt que Maths Sup ou HEC... comme il aurait semblé plus logique. 

 

Avec l’approbation de la famille ? 

En fait mon père m’a encouragé, regrettant de n’avoir pu suivre de telles études : ses parents ne pouvaient alors pas les lui payer. Ma mère y était également favorable. 

 

Mais entretemps, vous avez perdu de l’intérêt pour la bande dessinée, au profit de la littérature. 

En effet. À l'adolescence, la bande dessinée ne me nourrissait plus. Ce sont certains écrivains qui ont pris le relais sur des sujets bien plus essentiels. Je suis venu tardivement à la littérature, car je ne connaissais que des récits d’invention. Et je n’ai jamais adhéré au postulat de la troisième personne du singulier, employée par des narrateurs omniscients, qui seraient partout en même temps et dans la tête de tous les personnages... Je ne voulais pas qu’on me raconte d’histoires, dans les deux sens du terme ! 

Un jour, j’ai enfin trouvé un livre dans lequel j’avais l’impression que l’auteur parlait un peu de lui... mais seulement au bout de 300 pages ! J’ai découvert que ce qui m’intéressait le plus était la transmission d’expériences de vies. J’ai alors cherché des livres dans lesquels les auteurs se racontaient à la première personne. Le premier passeur qui m’a grand ouvert les portes de la littérature fut Louis Calaferte avec Septentrion et ses autres livres. Dévorant ensuite la totalité de ses Carnets, où il faisait souvent état de ses lectures, il m’aiguilla vers ce qui allait devenir ma famille d’écrivains : Léautaud, Stendhal, Jouhandeau, Gide... etc. Je me suis alors demandé pourquoi il n’existait pas en bande dessinée des livres aussi intéressants qu’en littérature ?

 

Rien ne trouvait grâce à vos yeux ? 

Il y avait bien sûr quelques précurseurs de l’autobiographie en bande dessinée : Spiegelman, Crumb, Baru, Cabanes… et d’autres que j’ai plus tard intégrés à Ego comme X. Il y avait déjà un récit d’Edmond Baudoin dès le tout premier numéro de la revue. Nous avons publié 5 titres de Frédéric Boilet (L’Épinard de Yukiko, son premier livre chez Ego, dont le succès a nécessité de multiples rééditions, et l’a amené à être traduit en 9 langues). J’ai aussi édité une intégrale, comportant un tiers d’inédits des antiques albums Casterman, avec Gens de France et d’ailleurs de Jean Teulé ; ainsi que celle de la trilogie No Más pulpo de Joe G. Pinelli... J’avais une sorte de tribut à payer à ces auteurs. Et les republier signifiait que la démarche d'Ego comme X ne venait pas de nulle part, plutôt que de prétendre avoir tout inventé, comme d’autres, bien oublieux, l’ont fait. 

Édition anglaise de L’Épinard de Yukiko , Frédéric Boilet.

Comment se sont déroulées vos années aux Beaux-Arts ? 

J’y ai passé 6 ans en tout : une première année commune, puis deux à l’atelier bande dessinée avant de rejoindre le cycle général, afin d’aller jusqu’au bout du cursus, car le diplôme de bande dessinée, sanctionnant deux années d’études, n’était alors que municipal. J’étais déjà intéressé par toutes les formes d’art contemporain et principalement l’art conceptuel, minimal, utilisant les mathématiques ou d’approches intimistes : des artistes comme Roman Opalka, On Kawara, François Morellet ou Sophie Calle m’ont ainsi inspiré. J’ai validé ces années d’études avec un travail d’art conceptuel basé sur mon journal intime, qui a également été exposé au FRAC. 

 

Comment s’est formée la bande d’Ego comme X en parallèle ? 

Fabrice Neaud, Xavier Mussat (tous deux, alors en DNAT...) et Thierry Leprévost (à l’atelier BD) étaient déjà aux Beaux-Arts, tandis que j'y suis entré en 1988. Ce dernier m’a proposé de faire une revue en se croisant dans la rue en 1992. On ne se connaissait pas, mais il avait dû voir mon travail traîner à l’atelier, j’imagine... Il y a donc d’abord eu Thierry, sa copine Céline et moi. J’ai ensuite convié Fabrice et Xavier (qui ne faisait alors pas de bande dessinée, mais a profité de l’occasion pour s’y mettre puis amener ensuite Vincent Sardon, un ami d’enfance). Cela a mis un an afin de rassembler tous les récits des auteurs constituant le sommaire du premier numéro. Et autant pour déposer les statuts de l’association, puis trouver le financement nécessaire, afin de pouvoir sortir Ego comme X n°1 à l’occasion du festival d’Angoulême en 1994. 

Couverture du numéro 1 de la revue Ego comme X © réalisée par Loïc Néhou1994.

Pourquoi n’êtes-vous pas d’abord passé par la pratique du fanzinat ? 

Il s’agissait de se montrer sérieux dès le départ, en produisant quelque chose de qualité imprimé directement en offset. Comme nous n’avions pas d’argent, j’ai monté un dossier d’aide publique appelé « Défi Jeune », à l’époque. Le Ministère de la Jeunesse nous a ainsi alloué 10 000 francs, et la banque nous a même fait un don de 1000. Par la suite, les livres d’Ego comme X ont toujours été financés par la vente des précédents. 

 

Comment avez-vous diffusé le premier numéro ? 

J’ai appelé les libraires un par un, leur décrivant la revue et la leur proposant en vente ferme. J’ai réussi à tout écouler de cette manière. Encore aujourd’hui, je me demande comment il fut possible de parvenir à ce tour de force ! Par la suite, à la sortie d’un nouveau livre je les en informais simplement par fax. Un certain nombre de libraires fidèles, partout en France, passaient commande dans la journée. Maintenant, plus aucun autre libraire n’accepterait la vente ferme, encore moins sans avoir rien vu ! La majorité ne veut plus s’embêter le moins du monde. 

À ce sujet, il me revient une anecdote savoureuse... Lors d’un passage dans l’annexe spécialisée dans les mangas d’une librairie parisienne bien connue, dans laquelle je me rendais peut-être quelques 10 minutes, environ une ou deux fois par an. Devant moi, un client demande au libraire L’homme sans talent de Yoshiharu Tsuge. Sans coup férir, ce dernier lui répond qu’il était : « épuisé ». Ce n’était vraiment pas son jour, car il y avait vraiment peu de chances que je me trouve dans sa boutique à ce moment précis ! Je suis donc allé lui dire que ça tombait bien car j’en étais justement l’éditeur. Tellement pas épuisé, avec ses trois rééditions successives, qu’il n’avait qu’à tendre la main, décrocher son téléphone et passer une commande chez Flammarion/UD, mon diffuseur/distributeur.

 

Le passage d’une revue de création à une maison d’édition s’est-il effectué facilement ? Y avait-il des idées de collection ?

Ce n’était pas du tout prévu, ça s’est fait comme ça... Moi, je pensais qu’on ferait un numéro et qu’on n’en parlerait plus ! Mais, avec les ventes d’Ego comme X n°1, on a pu éditer le deuxième et le petit Nénéref de Vincent Sardon (qui avec le temps, donna lieu à au moins 5 rééditions). Puisque vous me posez la question… la « Collection coquille d’œuf » mentionnée sur la page titre de son livre, était une fantaisie de Vincent. À moins qu’il n’en ait fait un autre en souhaitant cette même mention, il n’annonçait a priori aucun autre titre car je suis contre les collections. Elles contraignent les auteurs à respecter des formats, des paginations. Je m’insurge contre le fait qu’un auteur doive se plier aux desiderata d’un éditeur. Je pense que c’est plutôt à l’éditeur de trouver l’écrin qui conviendra le mieux à chaque œuvre. 

Et lorsque Fabrice a achevé le premier volume de son Journal, il m’a semblé évident qu’il fallait le publier. Comme je savais qu’aucun éditeur industriel ne le prendrait à l’époque (et surtout pas celui qui l’aurait très certainement viré à coups de pied dans le cul, mais l’a pourtant réédité 25 ans plus tard !), j'ai donc dû m’y coller. Le premier tirage était de 1000 exemplaires, je pensais qu’on en vendrait 300, à tout casser. Sur les 4 volumes et leurs multiples rééditions, on en a finalement écoulé environ 50 000. Lorsque Journal (1) a obtenu le Prix « Coup de cœur » au cours du Festival d’Angoulême, toutes les librairies de France et de Navarre se sont mis à passer commande. Même le Directeur Général des Ventes de la Fnac m’a spontanément appelé, m’offrant de surcroît de les prendre « en vente ferme ». Ce qu’ils ne faisaient absolument jamais ! Je me suis alors retrouvé embarqué dans un succès inattendu. J’allais tous les jours à la Poste, chargé comme un baudet, de cartons remplis de livres. 

Couverture de la traduction espagnole du tome 1 de Journal de Fabrice Neaud.

Vous aviez la vocation de devenir éditeur avant Ego ? 

Absolument pas ! Jamais enfant, je ne me suis dit une seule fois : « Quand je serai grand, je serai éditeur. » (Archéologue, intégrer la Patrouille de France – j’ai d’ailleurs appris à piloter, bien plus tard ! – ou dessinateur de BD : oui... mais éditeur ? Vraiment, jamais). Cependant, mes études scientifiques et mon sens de l’organisation faisaient de moi celui qui semblait le plus apte à faire tourner l’association : la gestion, la fabrication, la diffusion… etc. Enfin, j’ai quand même mis du temps à comprendre que pour susciter un article chez certains journalistes, il fallait carrément leur écrire un « argumentaire de presse », forcément élogieux, qu’ils n’auraient plus qu’à paraphraser. J’ai appris sur le tas, ayant tout de même fait de la sérigraphie ou de la gravure pendant mes années d'études. Mais la machine offset des Beaux-Arts était inaccessible, en raison de l’incompétence de la personne censée s’en occuper. On a donc dû imprimer ailleurs. Comme je l’ai déjà dit, j’étais persuadé qu’on ne ferait qu’un numéro de la revue, puis que c’en serait fini. Mais, après Nénéref, le Journal (1)Les Sœurs Zabîmes d’Aristophane ont suivi. Certains montent une maison d’édition et inventent toutes sortes de noms de collections, pour ensuite se demander quels trucs ils pourraient bien y mettre. Moi, ça a été l'inverse : j’ai publié un livre, puis deux, trois... ce qui a fini par bigrement ressembler à une maison d’édition. Je les choisissais par intuition, comme on tombe amoureux : un livre me parle immédiatement ou pas du tout. 

 

Dans quelle mesure étiez-vous impliqué dans la fabrication de chaque livre ? 

Je m’occupais d’absolument tout, d’un bout à l’autre. La photogravure (Graphi-France), l’impression (CMP) et le façonnage (GB) se faisaient près d’Angoulême. J’ai parfois essayé de faire imprimer à Poitiers, en Ardèche, ou en Espagne... Mais je devais, 3 fois sur 4, leur renvoyer la totalité des livraisons reçues et leur faire tout recommencer ! Suite à ces malfaçons, et les très dommageables retards induits, j’ai alors décidé de travailler uniquement avec des partenaires locaux, afin de pouvoir m’y rendre rapidement et m’aviser du travail en cours. Pour la réédition de Gens de France et d’ailleurs, il m’a notamment fallu rester présent toute la semaine nécessaire à cet imposant tirage (avec ses 256 pages couleurs, tirées à 5000 exemplaires !) et obtenir la meilleure restitution des originaux (que nous avions sous les yeux, disposés directement sur le pupitre de l’imprimeur...), avec ses délicates variations de gris teintées de jaune, magenta ou cyan. Pour 36 15 Alexia de Frédéric Boilet, l’imprimeur m’a appelé en catastrophe pour me dire que le pelliculage de la couverture avait totalement fait virer les couleurs. Connaissant mon exigence, il s’attendait certainement à ce que je leur demande de tout refaire. Mais quand j’ai vu le résultat, j’ai trouvé que c’était mieux que ce que j’avais préalablement décidé ! Cela n’avait ainsi été possible que parce que je pouvais me rendre rapidement sur place et régler le moindre éventuel problème se présentant. Au temps d’avant le numérique, je vérifiais même chaque film de la photogravure un à un sur ma table lumineuse, pour gratter si besoin une trace noire indésirable ou à l’inverse, retaper les points blancs d’un aplat qui n’était parfois pas totalement noir. Et il a, par exemple, fallu faire refaire totalement la première photogravure du Journal (1) pour les rééditions suivantes, car elle s’était révélée trop empâtée à l’impression. 

 

Comment avez-vous choisi le titre de la structure, Ego comme X ? 

J’avais pour référence un livre de Paul Valéry, intitulé Ego scriptor. J’ai alors pensé l’adapter à la bande dessinée autobiographique en « Ego comix » (bien que l’anglicisme me fît horreur). Mais lorsque j’ai prononcé ces deux mots à Xavier, il l’a compris en trois : « Ego comme X ». J’ai trouvé que cette référence involontaire à l’inconnue en mathématiques, comme quelque chose à explorer, était intéressante. Mais, avec le recul, c’était un peu trop compliqué (car par la suite, je devais toujours en épeler l’orthographe exacte !). Si c’était à refaire, je choisirais plus sobrement « Ego Éditions » ou juste « Ego », abréviation qui s’est d’ailleurs imposée d’elle-même à l’usage. 

 

Vous avez peu théorisé votre rapport à l’autobiographie, à part dans un texte du deuxième numéro d'Ego comme X. Pourquoi ? 

Je crois avoir écrit ce petit texte pour répondre à une demande qui m'avait été faite par l’un de mes comparses. Sinon, je pense que les œuvres doivent parler d’elles-mêmes. Surtout que cela ne sert à rien de se répandre en éditos enflammés, pour ensuite les démentir en actes. 

 

Le catalogue d’Ego rassemble par ailleurs des styles graphiques très différents, plus éclectiques que les autres indépendants de l’époque. Est-ce intentionnel ? 

Ce qui m’intéressait, c’était le récit. Je suis aussi exigeant sur le dessin, mais je ne reste pas cantonné à un seul courant : par exemple, entre Fabrice Neaud et le style minimaliste de John Porcellino, il y a un fossé ! Mais ce qu’ils racontent est tout aussi intéressant. Un journaliste m’a déjà fait part de son étonnement qu’ « autant de styles différents puissent ainsi cohabiter avec une telle unité ». Alors que les autres éditeurs indépendants avaient chacun leur dada, aux styles très typés. Raison pour laquelle aucun d’eux n’aurait, non plus, publié Fabrice Neaud (et avant qu’il n’ait de succès, ils le regardaient carrément de travers !) avec son dessin réaliste, proche de celui d’un Juillard par exemple. Et l’un d’entre eux a même refusé de publier certains récits d’Aristophane parce qu’ils parlaient de Dieu et que j’ai, à ma plus grande satisfaction, récupérés pour la revue. 

 

Quels étaient vos rapports avec les autres éditeurs indépendants ? 

On a à peu près émergé en même temps, se retrouvant souvent tous à l’occasion de divers festivals, parfois à l’invitation des uns ou des autres... Et je suis notamment resté ami avec Yvan Alagbé du FRMK. 

Un auteur comme Vincent Vanoli par exemple réservait ses livres autobiographiques pour Ego comme X et publiait les fictions chez d’autres éditeurs. Ces derniers pouvaient publier de l’autobiographie mais pas l’inverse, puisque je ne m’intéressais pas à la fiction. Tant que tu n’es pas trop « encombrant », on ne te tire pas dans les pattes. Mais dès que tu apparais comme un concurrent clairement plus dangereux, c’est autre chose ! Certains formaient une sorte de clan des Parisiens, pour lesquels rien n’existait au-delà. Cela dépendait des personnes, mais, à quelques exceptions près, ils ne faisaient pas de cadeau. 

 

La concurrence entre éditeurs indépendants pouvait-elle poser des problèmes au fonctionnement d’Ego comme X ? 

Oui, pour la diffusion. À l’époque, nous étions tous représentés par le Comptoir des indépendants. Du coup, les libraires confondaient les livres comme une seule et même production. Certaines maisons d’édition parisiennes avaient des liens beaucoup plus étroits avec le Comptoir et en étaient aussi actionnaires, si bien que si l’un d’entre eux étaient en retard sur une parution, ils retardaient la sortie prévue des livres de tous les autres éditeurs ! Ce qui pouvait être vraiment très préjudiciable, quand un article était programmé un certain jour dans Libération par exemple. Alors qu’une seule date d’office mensuel avait été préalablement prévue et annoncée. Ego comme X a également pâti de sa localisation à Angoulême, notamment dans ses rapports avec la presse. Les journalistes peuvent être fainéants : exemple, lorsque Fabrice Neaud était sollicité pour des interviews ou des séances de photos, on s’étonnait qu’il ne soit pas parisien, comme si tout le monde devrait l’être, bien sûr ! Et ils refusaient même de lui payer son billet de train. Mais tout est plus cher à Paris et il n’y avait pas de raison suffisante de s’y installer, surtout pas la qualité de vie. 

 

Dans votre catalogue vous n’écartez aucun sujet, le sexe en particulier qu’abordent de nombreux titres d’Ego comme X, comme Essai de sentimentalisme que vous avez écrit avec Frédéric Poincelet au dessin. 

Ayant lu le Journal Particulier de Léautaud, Tricks de Renaud Camus ou encore Guillaume Dustan… je me suis dit qu’il était possible d’oser la même chose en bande dessinée. Il me semblait pouvoir raconter une scène d’amour comme n’importe quel autre événement de la vie quotidienne. Le sexe occupe l’existence des gens et c’est même ce qui motive bien de leurs actions, alors pourquoi ne pas en parler simplement, comme tout le reste ? On aurait le droit de s’étaler sur les meurtres de très rares serial killers, comme le font maints films et séries TV à longueur de soirée et sur toutes les chaînes. Personnellement, ça ne me concerne pas : je n’ai jamais croisé ce genre d’individus dans la vie courante ! Mais on ne pourrait pas raconter ce que tout le monde pratique dans l’intimité ? La publication de ce livre se justifiait aussi pour donner un petit coup de pied dans la fourmilière. Essai de sentimentalisme fut à l’initiative de Frédéric qui m’avait proposé de partir de mon journal intime. On s’attendait à être éreinté par la critique, mais c’est tout à fait l’inverse qui s’est produit... 

 

Pourquoi avez-vous par la suite laissé de côté votre démarche d’auteur pour vous focaliser sur votre travail d’éditeur ? 

L’édition me prenait tout mon temps et j’avais sans doute, une forme de complexe d’infériorité par rapport aux autres auteurs d’Ego comme X. Si bien que concernant mes propres pages, je demandais à des amis de confiance si je pouvais me publier moi-même ! Mais, finalement mon catalogue est un autoportrait, en creux : s’y reflètent certaines choses que je n’ai peut- être pas vécues mais qui parlent de moi. 

 

Au cours de l’histoire d’Ego comme X, plusieurs personnes vous ont épaulé. Comment se sont nouées ces collaborations ? 

Par principe, j’ai toujours refusé d’utiliser des stagiaires... cela m’a toujours paru être de l’exploitation. Mais j’ai néanmoins accepté l’aide spontanée de certaines personnes. Frédéric Poincelet m’avait envoyé des pages à la suite de la parution des premiers numéros de la revue et son récit a été publié dans le numéro 5. Puis on est devenus très amis. Il m’a ensuite soumis son premier livre, Une relecture, en me proposant (étant graphiste au Louvre) de se charger de la maquette. Par la suite, il a également réalisé celles de presque tous les autres ouvrages d’Ego. Il était aussi mon « harponneur » de titres étrangers, me signalant à la librairie parisienne Un Regard moderne ceux qu’il trouvait dignes d’intérêt. C’est lui aussi qui m’a mis dans les mains le travail de Pauline Martin, dont le premier livre La Boîte avait été (pour ma plus grande satisfaction !) refusé par un autre éditeur indépendant. J’ai publié plus tard Lucas Méthé. Lorsqu’il s’est installé à Angoulême, lors de sa première résidence à la Maison des Auteurs, il m’a aidé, me proposant souvent des pré-maquettes, s’occupant aussi du site internet ou des réseaux sociaux, en parallèle de son travail d’auteur. Il me faut aussi nommer et remercier Bernard Joubert ou Lionel Tran qui m’ont transmis certains ouvrages à publier. Et j’en oublie très certainement… qu’ils veuillent bien me le pardonner.

Portrait de Frédéric Poincelet.

Portrait de Pauline Martin.

Portrait de Lucas Méthé.

D’autres personnes vous ont-elles apporté leur aide ? 

Oui. Une correctrice professionnelle, Françoise Bottiau (femme formidable, très récemment décédée et que je considérais quasiment comme ma troisième grand-mère) est devenue celle d’Ego comme X de sa propre initiative. Durant sa vie active, elle avait notamment travaillé avec Henry de Montherlant. J’avais aussi une amie comptable pour m’aider, avant que je ne fasse appel à un cabinet d’experts. Et un jour, j’ai reçu le coup de fil d’une attachée de presse, travaillant déjà chez un éditeur littéraire, qui m’a dit qu’elle appréciait particulièrement la qualité des ouvrages d’Ego et sollicitait mes conseils pour la publication de leur première bande dessinée. Puis finalement elle a achevé la conversation en me proposant de s’occuper de la presse, à l’occasion de la parution du prochain volume du Journal de Fabrice Neaud. Ce qu’elle a effectivement fait à la sortie du tome 4 et continué pour tous nos autres livres. 

 

Comment Ego comme X vous a-t-il permis de vous rémunérer ? 

Au début, il a fallu que je conserve mon statut d’étudiant, prétendant passer le Capes et l’Agrégation d’Arts Plastiques, afin de pouvoir continuer à travailler à mi-temps comme surveillant dans l’éducation nationale. Cela a duré 5 ans. Au début je sortais 2 ou 3 nouveautés par an, puis 5 les meilleures années ainsi que les rééditions, nécessaires, mais plus problématiques financièrement. Ces dernières se vendant sur un temps beaucoup plus long, ne bénéficiant pas d’une mise en place de librairie semblable à celle d’une nouveauté. Je faisais le travail de tous les postes d’une maison d’édition à la fois… même manutentionnaire ! J’ai bien dû manipuler des tonnes et des tonnes de livres : entre la réception, le stockage, les expéditions. Le chiffre d’affaires a grimpé mais ce sont des subventions publiques qui m’ont finalement permis de me rémunérer. 

 

Comment les avez-vous obtenues ? 

Lorsque le Journal a reçu le Prix « Coup de Cœur », je me suis rendu au service culturel du Conseil Général de la Charente. Ils n’étaient même pas au courant qu’une maison d’édition existait dans leur propre ville et qu’un auteur y résidant avait obtenu un Prix lors du festival d’Angoulême. J’ai naïvement demandé – au regard de si bons états de service, me semblait-il – s’il n’était pas possible de nous aider. On m’a donné l’adresse d’un bibliobus et le nom du préfacier du livre en question ! En sortant, il valait mieux que j’éclate de rire. 

Puis au début des années 2000, Magelis (le pôle départemental de développement économique de la filière image) a demandé, lors d’une réunion en présence des dizaines d’auteurs vivant à Angoulême ce qu’ils pourraient bien faire, pour nous prouver leur volonté d’aider la production locale. Je crois que c’est Mazan (?) qui leur a lancé : « Eh bien, commencez déjà par donner une subvention à Ego comme X ! ». 

Panneau d’annonce des Prix du festival d’Angoulême 1997.

La réduction de ces subventions est la cause selon vous de la fermeture d’Ego comme X en 2017. Comment cela s’est-il passé ? 

Le Centre Régional du Livre a subitement décidé, sans aucune raison explicite, d’arrêter de subventionner Ego (10 000 euros par an). Quand j’en ai demandé la raison à sa directrice, elle m’a répondu : « Demande à Emmanuelle... » et lorsque j’ai demandé à Emmanuelle, elle m’a dit : « Demande à ma chef... » J’ai donc dû cesser de me rémunérer, afin de pouvoir continuer à publier des livres. Mais voilà que pour parfaire le massacre, Magelis a entrepris en 2015, de diviser par 3 la subvention (de 30 000 euros) dont nous bénéficiions jusque-là de leur part depuis 10 ans. Quelle entité peut résister à une diminution de 75% de ses subsides additionnels ? J’ai alors totalement jeté l’éponge ! 

 

Est-ce que la maison d’édition était déficitaire ? 

Non, jamais ! Je ne faisais que 5 livres par an (hors rééditions) à mon rythme de croisière, ce qui me forçait parfois à laisser de côté des projets (j’ai d’ailleurs acquis les droits et fait traduire deux livres de Karl Stevens, que je n’ai pas eu le temps de publier). Ma comptable était effarée : aucun prêt bancaire, ni dette, jamais un seul découvert, dépenses en baisse et bénéfices en hausse. Je publiais des livres quand j’avais de l’argent, sinon je n’en faisais pas. Lorsque j’ai dû cesser de me verser un salaire, j’ai continué bénévolement pendant 5 ans, alors que j’aurais dû arrêter tout net ! Je regrette amèrement de n’avoir pas pris cette décision plus tôt. 

 

En juin 2010, vous avez opté pour le doublement des droits d’auteurs concernant les ouvrages achetés sur votre site. Pourquoi ? 

En vendant un livre directement via internet, on ne passait plus par la fameuse « chaîne du livre » (il faut savoir que diffuseurs / distributeurs prennent 60% du prix d’un ouvrage et en restituent entre 35 et 40% aux libraires), les auteurs et Ego comme X pouvions alors nous partager l’économie ainsi réalisée (déduction faite du surcoût engendré par l’emballage et le port). J’ai entendu dire d’un côté qu'il s’agissait d’une « démarche éthiquement responsable », redistribuant plus équitablement le fruit de leur travail aux auteurs, sur qui repose véritablement à la base toute cette douteuse économie, et de l'autre que je mettais « en danger la chaîne du livre ». Ils oubliaient, simplement, que SANS AUTEURS – un menu détail, visiblement – PAS de chaîne du livre ! Lorsqu’un auteur ne perçoit qu’environ 10% du prix de vente de son propre livre et que tous les intermédiaires grattent le reste, c’est n’importe quoi. À l’image de l’aberration concernant la part infime du prix du litre de lait qui revient vraiment au producteur. 

 

Puis, en janvier 2011, vous avez expérimenté l’impression de livres à la demande. Pourquoi ? 

Lorsque j’ai opté pour la diffusion chez Flammarion, ils ne sont jamais intervenus dans mes choix éditoriaux (contrairement à ce contre quoi on m’avait mis en garde), mais le très gros problème est l’entièreté de la « chaîne du livre » quand les libraires renvoient leurs « invendus », pourtant bel et bien dûment commandés par eux, parfois juste au bout de 3 semaines : c’est le seul commerce qui peut se permettre, comme ne le fait pas un boucher, de « remettre le steak sur la vache » s’ils ont mal jugé de leurs besoins. Suite à ces retours, un éditeur peut, auprès de son diffuseur, choisir trois possibilités. « Retraitement », afin de remettre dans le circuit les livres peu abîmés après un tri, néanmoins facturé très cher (cela me coûtait 10 000 euros par an !). Comme avec cette somme j’aurais pu publier un livre de plus, j’ai ensuite opté pour l’option « retour éditeur » pour voir revenir des cartons d’un mètre cube de livres en vrac et en très sale état, après avoir été si bien traités par les libraires... J’ai fini par capituler, en optant pour « pilon », pratique totalement généralisée et que l’on m’avait conseillée, dès le départ : « Mais pourquoi ne tirez-vous pas plus et ne pilonnez-vous pas les retours, comme tout le monde ? » ! Mais le circuit a saboté la sortie de l’un de mes livres de littérature : Purulence d’Amoreena Winkler en 2009. Flammarion, se référant aux précommandes des libraires, via leurs représentants, m’en a commandé 1800 exemplaires, j’en ai alors tiré 2000. Mais l’impression à peine achevée, voilà qu’ils se ravisent... en m’en demandant 2100 ! Comme je croyais à ce livre, il a fallu que je relance l’impression de 2000 exemplaires de plus (ne pouvant en faire moins et en conserver le prix de vente) ce qui m’a donc coûté le double, alors que si je l’avais su avant, il aurait juste suffi de laisser tourner les machines et de les fournir en papier, ce qui n’aurait que très peu ajouté à la facture finale. Il est sorti en septembre, la couverture presse a été inexistante (malgré les 200 spécimens réalisés spécialement et envoyés aux journalistes avant l’été, afin de leur laisser le temps de faire un peu leur métier...), si bien qu’après sa parution, les exemplaires ont vite été renvoyés par les libraires qui les avaient pourtant sciemment commandés ! Puis quelques mois plus tard, l’actualité a mis l’autrice sous le feu des projecteurs : elle a été invitée chez Thierry Ardisson et autres émissions TV, les radios, toute la presse papier, internet. Les libraires ont alors recommandé les livres qu’ils venaient de renvoyer et condamner au pilon (malgré le « sauvetage » en catastrophe par Flammarion de seulement 200 exemplaires, revenus dans un état à peu près correct et qui pouvaient être remis dans le circuit) ! Il a donc fallu que je procède à une 3ème édition, à 4000 exemplaires cette fois-ci. Résultat : le livre a été un vrai succès, donnant d’ailleurs lieu à une traduction italienne, mais il ne m’a rien rapporté, puisque j’en ai fait fabriquer 8000 sur 3 tirages successifs pour en vendre un peu plus de la moitié... Je me suis alors dit : plus jamais ça ! Je veux désormais pouvoir imprimer seulement les exemplaires dont j’ai besoin, malgré les incompétences de tous les intermédiaires. 

Portrait de Fabrice Neaud et Loïc Néhou sur le stand Ego comme X de l’édition 2014 du festival d’Angoulême.

Comment avez-vous mis en place l’impression à la demande ? 

Suite à ce qu’il s’était produit avec Purulence, je me suis tenu au : plus jamais ça ! Il fallait absolument trouver une solution. J’ai alors choisi l’impression numérique : si j’avais besoin de 100 ou 200 exemplaires de plus, je voulais pouvoir les faire fabriquer à l’unité près. Plutôt que d’imprimer à l’aveugle en offset, avec le gâchis que l’industrie du livre imposait ainsi. J’ai donc entrepris, via notre site internet, plutôt de m’enquérir au préalable combien de lecteurs étaient intéressés par la sortie d’un livre et produire ensuite, seulement le nécessaire à flux tendu. J’ai alors conçu des maquettes tenant compte des nouvelles contraintes techniques. Avec cette méthode, j’ai d’abord réédité des livres épuisés au catalogue en les vendant sur internet, car je savais que les libraires ne voudraient pas en office des titres déjà parus (mais les leur tenant tout de même disponibles, en cas de commandes spécifiques !). Puis j’ai aussi publié des nouveautés, avec cette même méthode de fabrication. Ce qui ne m’a pas empêché de réaliser de très gros succès de librairie, comme Melody de Sylvie Rancourt et ses multiples rééditions. 

 

Ego comme X a édité quelques femmes autrices, bien qu’elles soient minoritaires dans le catalogue. En aviez-vous conscience ? 

Oui. Il y avait très peu de femmes dessinatrices à l’époque. J’en cherchais, sans en trouver beaucoup, bien malheureusement... (1)  Regardez les catalogues des autres maisons d’édition à l’époque… Ego comme X a publié un certain nombre de dessinatrices, débutantes ou non. Je ne me suis jamais posé la question du genre des auteurs, uniquement de leur talent et de leurs voix singulières. Je cherchais l’or du temps, pas des quotas sans âme.

 

Quel regard portez-vous sur l’état actuel de la bande dessinée ? 

Je suis catastrophé. Ce ne sont plus qu’adaptations littéraires répétées, biographies des sempiternelles mêmes personnes, simili journalisme vulgarisé en cases ou blogs sur papier, genre : « moi aussi, j’ai eu mon traumatisme à moi », avec des ersatz de dessins déjà mâchés et remâchés à l’infini. Les possibilités qui avaient été ouvertes par les indépendants des années 90 ont totalement été dévoyées ! Quand les éditeurs industriels publiaient des 48 pages à la couverture cartonnée et que nous étions les seuls à explorer d’autres paginations et formats, les choses étaient clairement identifiables par le lecteur. Mais, lorsqu’on a commencé à avoir du succès, ils se sont mis à faire des faux, sortant de leur chapeau de « nouvelles collections », singeant en apparence – mais absolument pas en contenu ! – les caractéristiques originales de nos livres. 

Photographie des archives des éditions Ego comme X à Angoulême en 2024.

(1) Voici la liste de toutes les autrices publiées par Ego comme X. Dans la revue : Kati Kovács, Florence Sterpin, Johanna Schipper, Stéphanie Hubert, Roju (Johanna Rojola), Laure Del Pino, Prunelle, Pauli Kallio, Peggy Adam, Cathy dal Magro, Ann Kopel, Emmanuelle Pidoux. En albums : Pauline Martin, Nine Antico, Sylvie Rancourt. En littérature : Amoreena Winkler, Virginie Cady et Fabienne Swiatly.