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En Écoutant des images

Christian Staebler

De 1973 à 1976 paraissait dans Pilote une rubrique consacrée à la musique en vogue à cette époque lointaine, voici 50 ans. Créée par Patrick Lesueur et Jean Solé, En écoutant des images, la série abordait la musique que l’on appelait alors pop, sous une forme jusque-là inédite en bande dessinée. Elle totalise une cinquantaine de planches, pour faire découvrir une trentaine d’artistes, essentiellement anglo-saxons ou francophones.

Rock et BD avant 1973 en France

Dans l’espace francophone, la bande dessinée des années soixante tente de trouver un autre public que celui des préadolescent·es auxquel·les se destinaient la plupart des « illustrés » jusqu’alors. L’apparition de Hara-Kiri en 1960 permet de se démarquer du public enfantin. Mais les dessinateurs qui y participent ne sont pas particulièrement jeunes. Jean-Marc Reiser, né en 1941, est l’un des plus jeune de l’équipe. François Cavanna est né 1923, Fred en 1931, le Professeur Choron et Gébé en 1929. La musique rock, qui vient à peine de faire son apparition en France, ne fait, par conséquent, pas partie de leur bagage culturel. Il y a, de fait, très peu de références à la musique pop dans les magazines issus des éditions du Square. Même Charlie Mensuel qui démarre en 1969, ne propose pas de rubrique sur le rock, alors que la musique y est présente à partir de 1973 avec une page mensuelle consacrée au… jazz.

Lorsque ce type de musique — variété, pop, rock — est abordé dans la bande dessinée, comme dans QRN sur Bretzelbourg, (l’introduction musicale de cet album de Spirou, est un petit bijou), ou dans Astérix et les Normands, c’est pour la dévaloriser, s’en moquer ou la critiquer. Éric Losfeld, en publiant Barbarella puis Saga de Xam et Pravda, ouvre la porte à une nouvelle génération de dessinateurs, sans la contrainte de s’adresser à un public d’enfants. Jean-Claude Forest, né en 1930, n’est certes pas un jeune auteur et on ne trouve pas d’allusion au rock dans Barbarella. Guy Pellaert, né en 1934, est plus ouvert à cette musique et y fait référence dans Pravda en 1968, il crée d’ailleurs de nombreuses pochettes de disques dans les années soixante-dix, notamment pour les Stones ou David Bowie. Nicolas Devil, né en 1944, fait référence à un nombre incroyable d’icônes du rock et de la pop dans le dernier chapitre de Saga. Cet album et son côté éclaté préfigurent d’une certaine façon la rubrique de Jean Solé et Patrick Lesueur, qui se souvient bien de ce livre.

Pilote, un hebdomadaire en danger

En 1973, Pilote ne s’adresse plus aux enfants mais plutôt aux jeunes : étudiant·es, lycéen·nes et même jeunes adultes. Ce public est aussi celui de la musique en vogue à l’époque. Mais le magazine, encore géré par le génial René Goscinny (scénariste par ailleurs, faut-il le rappeler, d’Astérix, Lucky Luke, et Iznogoud), a bien du mal à garder sa place de leader alors que ses dessinateurs vedettes lancent leurs propres magazines, d’ailleurs souvent tournés vers le rock. La jeune génération cherche à se libérer du carcan des anciens. Marcel Gotlib, Claire Bretécher et Nikita Mandryka viennent de quitter l’hebdomadaire publié par Dargaud pour fonder L’Écho des Savanes. Lucques, Mulatier et Morchoisne créent Mormoil en 1974, avec moins de succès que leurs prédécesseur·es. Ils seront bientôt suivis par Jean Giraud, Philippe Druillet et Jean-Pierre Dionnet qui lancent le mythique Métal Hurlant en 1975. Ces diverses défections obligent Pilote à se questionner sur sa fonction, son avenir et son public. Encore énormément investi dans ce journal, qu’il a grandement participé à créer, René Goscinny, continue de chercher de nouveaux talents et de rendre la ligne éditoriale attrayante pour les adolescent·es qui constituent alors le cœur de son lectorat. Y démarrent ainsi entre 1969 et 1972 des jeunes auteurs comme Jean-Claude Morchoisne, Turk, Jean Mulatier, Philippe Druillet, Jean Vern, Yves Got, Jacques Tardi et bien d’autres. Dans le numéro 624, Jean Vern et Linus (Pierre Christin), proposent huit pages sur le jazz underground new-yorkais, sorte de préfiguration de la rubrique rock à venir.

Planche sur le jazz underground new-yorkais, Pilote n°624, le 21 octobre 1971 © Vern & Linus

Patrick Lesueur, Jean Solé, une nouvelle génération

Les jeunes auteurs qui rejoignent alors l’hebdomadaire ont, eux, été biberonnés au rock, à la musique yéyé et ont accès à la musique anglo-saxonne, que le succès des Beatles a démocratisée en France. Jean Solé, né en 1948, fait sa première apparition dans Pilote en 1970, juste après son retour du Festival de l’île de Wight. Avec Jean-Pierre Dionnet, il crée l’année suivante le personnage onirique de Jean Cyriaque. Patrick Lesueur, né en 1952, fait ses premières armes dans Pilote en 1972, après y avoir simplement déposé un dossier. Les deux dessinateurs partagent un style graphique extrêmement chargé de détails, de fioritures et un encrage précis, marqué par l’utilisation de petits points et de hachures pour rendre les volumes. Leurs images bénéficient ainsi d’une richesse et d’une complexité qui invitent le lectorat à se perdre dans le sujet représenté, tout en le faisant rêver par le côté surréaliste que tous deux réussissent à insuffler à leur travail, pourtant ancré dans un rendu certain du réel. Le réalisme est plus présent chez Jean Solé qui parfois frôle l’hyperréalisme, genre alors à son apogée en peinture. Patrick Lesueur, quant à lui, développe un style plus détaché, moins académique, qui ajoute aussi une forme de détachement, de rêve et de poésie à son expression graphique. Accentuant les traits et les formes des objets, son style sert parfaitement son propos.

J’étais un peu influencé par les graphismes américains et on était dans cette mouvance onirique. Je faisais toujours des choses qui volaient. Je n’ai jamais fait de psychanalyse de ma vie, mais il y a sûrement un truc là. 

Patrick Lesueur, entretien avec Christian Staebler, 2023.

Avec une parution plutôt irrégulière, la rubrique semble un peu décalée par rapport au reste du magazine, mais elle y apporte un côté psychédélique et coloré, qui contrebalance les planches tout aussi déstructurées et chromatiques de Philippe Druillet, bien plus violentes et agressives. En juillet 1972, dans Pilote 664, Jean Solé publie neuf planches en noir et blanc consacrées à ce qu’il appelle le Magical Mystery Pop, si ma pop music vous était contée, dans lesquelles il survole l’évolution du genre d’une manière volontairement subjective mais complète et informative pour les lecteurs et lectrices du magazine. Il s’agit d’une sorte de liste ininterrompue de noms de groupes incontournables, classés par affinités (folk, blues, rock, underground…), qui se mélangent comme se mêlent les portraits dessinés avec sa précision coutumière, et toujours avec la présence des Beatles, comme un fil conducteur. On passe ainsi de Chuck Berry et Elvis Presley à King Crimson et Alan Stivell. Jean Solé explique :

Dans Pilote, Goscinny avait instauré une rubrique Carte Blanche. J’ai proposé de faire une histoire de la pop musique en neuf pages. Elle a eu un certain retentissement car c’était la première fois qu’on faisait cela sur le rock. Il y a eu beaucoup de courriers et de réactions de lecteurs. Goscinny voyant le succès de ces planches m’a demandé de tenir une rubrique hebdomadaire sur la musique de jeunes. Lui n’était pas branché là-dessus mais il voulait que Pilote en parle. 

Jean Solé, entretien avec Christian Staebler, 2023.

Patrick Lesueur quant à lui, explique : « C’était de longs débats avec Jean parce qu’on n’était pas toujours d’accord sur les choix. On avait un point commun : les Beatles. Moi je faisais les groupes progressifs. Les vrais créateurs étaient en Angleterre. Aux USA à part les Doors que je vénérais, et Frank Zappa, cela me touchait moins. » (Staebler, 2023)

Quant à la rubrique Carte Blanche, elle semble démarrer début 1972 avec des récits complets de six à neuf planches. Patrick Lesueur y publie Ah Paris dans le numéro 669, alors que Jean Giraud y sort La Déviation, début 1973 dans le numéro 688.

Un an plus tard démarre donc la rubrique En Écoutant des images. La première planche introductive, parue en dans le numéro 714, explique bien les intentions des deux auteurs : 

« Une petite chronique comme ça en passant […] faite simplement par et pour des gens qui aiment ça. Une rubrique qui se veut ouverte, bien sûr, aux diverses tendances musicales existantes et assez proche de ce qu’on appelle la « pop-music ». Une rubrique au contenu élastique… c’est-à-dire que cela pourra être l’approche d’un groupe, d’un chanteur (euse), ou bien la critique de disques jugés intéressants, ou la discographie d’untel… ou bien encore le récit d’un concert, d’un événement pop, ou simplement la description d’une sensation musicale par le moyen du graphisme, du dessin… Cette rubrique sera donc souvent une tentative de transposition visuelle d’une atmosphère ou d’un esprit musical… »

Jean Solé & Patrick Lesueur, En écoutant les images, Pilote n°714, 12 juin 1972.

Introduction, Pilote n° 714, 12 juin 1972 © Jean Solé et Patrick Lesueur

Et effectivement durant près de trois ans la série connaît 28 parutions échelonnées entre le numéro 714 (12 juillet 1973) de l’hebdomadaire et le numéro 30 du mensuel (2 novembre 1976). Finalement c’est assez peu mais cela a eu un impact évident sur les lecteurs et lectrices de l’époque et a permis à certain·es de découvrir d’autres horizons musicaux.

Toutefois Jean Solé revient à la rubrique par deux fois, en 2003 et en 2004, lorsque des numéros spéciaux de Pilote sont édités. En 2003 c’est à Gotan Project qu’il consacre une page, et la dernière le sera à Henry Purcell en 2004 avec une petite leçon d’ouverture d’esprit (et tout de même un clin d’œil à la pop-rock avec la représentation de Klaus Nomi).

En écoutant des images, Pilote Spécial 2004 © Jean Solé

Entre rédactionnel, illustration et bande dessinée

Les deux auteurs approchent chaque nouveau groupe ou artiste d’une façon particulière. Parfois en créant un petit récit, inventé et sans rapport avec les textes des chansons du groupe, comme c’est le cas pour Gentle Giant (n° 737), mais qui met néanmoins en place un univers dans la logique de la musique décrite. Parfois en mettant en image différents personnages issus de plusieurs morceaux comme pour Genesis (n° 728).

En écoutant des images, Pilote n° 737, 20 décembre 1973 © Patrick Lesueur

Il y a presque toujours un décalage, l’envie de rendre par l’image ce que la musique leur inspire. D’autre fois ils se font très informatifs, et même sociologues et politiques, comme pour les pages consacrées à Alan Stivell (n° 746). Jean Solé y explique l’importance du retour aux racines des habitants des régions, et notamment de la Bretagne. Le texte très didactique y est contrebalancé par une illustration très psychédélique. L’épisode que Jean Solé consacre à Robert Charlebois (n° 734), se présente sous forme d’une interview dactylographiée accompagnée d’une grande illustration. Patrick Lesueur raconte : « Il nous arrivait d’interviewer les artistes. Je me souviens notamment de Jethro Tull au George V. » (Staebler 2023).

La rubrique est absente durant une longue période, du n° 760 du 30 mai 1974 au n° 8 du Mensuel en janvier 1975. C’est durant ces quelques mois que Pilote passe d’une parution hebdomadaire à un rythme mensuel. Patrick Lesueur présente, sous forme de bande dessinée plus classique, un compte rendu de concert du groupe Caravan, à Amsterdam (Mensuel n° 8). Chaque case est emplie de détails et de rêves, bijoux de précisions, avec une grande envolée lyrique en fin de reportage. Jean Solé met en bande dessinée le texte de la chanson Lucy in the Sky with Diamonds, encore une autre façon d’aborder l’exercice.

En écoutant des images, Pilote Mensuel n° 8, 8 janvier 1975 © Patrick Lesueur

Mais ces pages accompagnées d’une image, ne sont pas de simples illustrations car ce sont souvent des compositions intégrant plusieurs scènes, que complète un texte explicatif. Ce texte est généralement typographié pour les pages de Patrick Lesueur et écrit manuellement, la plupart du temps, pour Jean Solé (voir la superbe double page qu’il consacre à Jimi Hendrix dans le n° 722).

En écoutant des images, Pilote n°722, 6 septembre 1973 © Jean Solé

Un corpus hors-norme

Sans doute conscient du fait que la série se focalise généralement sur des artistes peu médiatisé·es, Jean Solé, lorsqu’il consacre une page à Elton John, alors en plein succès international, précise en bas de page : « Chacun ses goûts, mais aimer le sucre Elton n’empêche pas d’aimer l’acide Zappa, l’incendie Stones, la fleur McCartney, l’univers Genesis, le mouvement Wonder ou la vérité Magny et cent autres bonnes musiques… »

Patrick Lesueur se focalise d’emblée sur les grands groupes de ce qu’on n’appelle pas encore le rock progressif. Pink Floyd, Genesis, Yes, Gentle Giant, King Crimson, Premiata Forneria Marconi, Magma, Caravan et Jethro Tull font partie des groupes traités. Certains d’entre eux connurent de très gros succès à leur apogée, et leur public continue de les suivre alors que leurs carrières restent parfois ininterrompues jusqu’à aujourd’hui (c’est le cas de Yes, PFM, Magma…). Le genre prog, avec sa virtuosité, ses compositions parfois alambiquées, se prête admirablement aux délires graphiques et complexes de la rubrique.

En écoutant des images, Pilote n° 754, 18 décembre 1974, © Patrick Lesueur.

Quant à Jean Solé, sa fascination pour les Beatles est évidente. Il leur consacre deux épisodes sur les quatorze qu’il a traités, et son préquel de neuf planches est supervisé par les quatre de Liverpool. « Mon histoire commence par les Beatles que j’ai vus à l’Olympia à l’âge de 14 ans. Je n’étais plus le même en sortant. Alors qu’en Angleterre, c’était la Beatlemania, je n’avais jamais entendu parler d’eux. Mon grand frère, pompier de service à l’Olympia pendant les trois semaines où les Beatles ont joué avec Trini Lopez, récupère des places pour ma sœur et moi. Le concert est monstrueux, le plus grand choc artistique de ma vie ! »

Préquel, Pilote n°664, 27 juillet 1972 © Jean Solé

Aujourd’hui le rock progressif est pratiquement tombé aux oubliettes, et cela peut surprendre que deux auteurs lui aient consacré 13 épisodes sur les 30 qui composent ce corpus. Mais en fin de compte leur choix est logique, au vu de l’innovation graphique qu’ils recherchaient, il était normal de choisir également des artistes innovants musicalement.

Il reste une soixantaine de planches inédites en anthologie, même si les planches de Jean Solé se retrouvent dans son album Mélodimages, paru chez Vent d’Ouest en 1992. Celles de Patrick Lesueur, n’eurent pas cette chance et ne sont donc visibles que dans ces anciens numéros de Pilote.

Jean Solé a depuis mené une carrière exemplaire dans la bande dessinée, devenant un pilier de Fluide Glacial, dont il a signé bon nombre de couvertures. Son rapport à la musique reste présent à travers toute son œuvre. Il a également signé quelques pochettes de disques (Hendrix, Clearlight mais aussi Guy Béart…). Créateur de Superdupont avec Lob, il a créé une rubrique rock dans Fluide Glacial (avec Marcel Gotlib et Alain Dister), qui explique peut-être, en partie, l’arrêt de la série dans Pilote. Il a aussi publié deux recueils d’illustrations consacrés à la musique (Mélodimages et Pop & Rock & Colégram).

Illustration de la pochette du Double LP Vinyl de Jimi Hendrix Band of Gypsys/The Cry of love, Compilation, Barclay, 1975 © Jean Solé

Après quelques albums de bande dessinée intéressants comme Bogey, Douglas Dunkerk ou Capitaine Flynn, Patrick Lesueur a quitté le monde de la bande dessinée vers la fin des années 1990, pour se consacrer à l’illustration automobile, dont il est aujourd’hui un historien reconnu avec de nombreux livres publiés chez Hachette et aux éditions EPAI.

Les entretiens cités dans l’article ont été réalisés au téléphone avec Jean Solé et Patrick Lesueur par le rédacteur, en 2023.

Illustration de la pochette Jimi Hendrix Greatest Hits Vinyl LP, Compilation, Barclay, 1975 © Patrick Lesueur