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Ego comme X - Histoire d'une maison d'édition

Marius Jouanny

[avril 2025]

Tout commence en 1992, dans une ville moyenne de province comme tant d’autres. Ce matin-là, un étudiant aux Beaux-Arts, Loïc Néhou, traverse son centre médiéval dont l’étroitesse permet de croiser très souvent des têtes connues. Alors qu’il s’engage dans la rue de Beaulieu, un autre étudiant de la même école prend un café à la fenêtre de son appartement. Si Thierry Leprévost et Loïc Néhou ne se connaissent encore que de loin, le premier estime déjà les productions de bande dessinée du second. Il l’interpelle depuis sa fenêtre, et engage une conversation en proposant la création d’une revue de bande dessinée. L’idée lui vient d’un documentaire d’Arte sur la revue américaine RAW, ainsi que d’initiatives récentes comme la Frigorevue du collectif belge Fréon, le Lynx de Jean-Christophe Menu et Rubber Blanket dirigé par David Mazzucchelli et Richmond Lewis. Mais dans la ville qu’on nommera plus tard capitale mondiale de la bande dessinée, aucun support de ce type n’a encore pris forme.

Bien qu’elle accueille le principal festival consacré au neuvième art en France et de plus en plus d’auteurs de bande dessinée, Angoulême refoule alors largement cette identité culturelle. Encore marquée par son endettement causé par le détournement de fonds publics de son ancien député-maire Jean-Michel Boucheron, la ville semble moribonde et la plupart des jeunes gens issus de l’école d’art en partent, tel que le décrit Xavier Mussat au début de Carnation (2014). À cause d’une situation de forte précarité économique, lui, comme les autres membres de la future association Ego comme X, resteront au moins une dizaine d’années avant d'en partir, tandis que certains y résident encore aujourd’hui.

Angoulême était un terrain inépuisable de rencontres autour de la bande dessinée et un lieu vicié avec un petit centre-ville à l’époque partagé entre une bourgeoisie provinciale réactionnaire et une grande misère sociale aujourd’hui repoussée aux périphéries. Nous y vivions dans une sorte de douceur ennuyeuse hors du temps, avec cette architecture en vieilles pierres, ces espaces verts, mais aussi ce climat humain de défiance propre à certaines petites villes. Nous y sommes restés contraints, forcés par le manque de moyens. Les logements insalubres à loyers raisonnables permettaient de vivre là tout en se consacrant à nos bandes dessinées qui ne rapportaient rien.

Xavier Mussat, entretien avec l'auteur, 2024.

Comme toute entreprise artistique collective, celle d’Ego comme X démarre par le hasard des rencontres. Suite à cette première entrevue, Thierry Leprévost inclut au projet sa compagne Céline Puthier, également étudiante aux Beaux-arts, qui réalisera la maquette du premier numéro de la revue ainsi que son premier logo. Loïc Néhou en fait part de son côté à ses amis Fabrice Neaud et Xavier Mussat qui se joignent également à cette aventure éditoriale. Remarquons en passant que dans ce groupe, trois d’entre eux (Xavier Mussat, Céline Puthier et Fabrice Neaud) proviennent de la section design graphique publicitaire (DNAT) des Beaux-Arts, qui apporte à leurs yeux davantage de perspectives professionnelles que la section bande dessinée. Thierry Leprévost organise ensuite un autre rendez-vous avec Loïc Néhou et deux étudiants de leur école, François Ayroles et Jean-Jacques Rouger. Même si ces jeunes gens se connaissent déjà, le courant ne passe pas. Qu’à cela ne tienne, l’équipe est déjà constituée. Vincent Sardon, lié d'amitié avec Xavier Mussat depuis les bancs du collège où ils avaient déjà dessiné ensemble dans un fanzine, la rejoint dans le courant de l'année suivante. Le groupe met alors une année à créer une association auquel chacun adhère en avançant 50 francs, tout en cultivant leur amitié. L’aide financière d’une banque et de l’organe public de soutien à la jeunesse « Défi jeunes » permet ensuite l’impression d’un premier numéro d'Ego comme X pour l’édition 1994 du festival d’Angoulême. Pour l’occasion, une exposition des planches originales est « montée sauvagement » dans l’appartement de l’un d’entre eux situé au centre-ville, dixit Xavier Mussat qui précise : « on avait posé notre propre signalétique pour détourner les visiteurs qui allaient voir les expos officielles ». Le samedi, jour de plus forte affluence du festival, Fabrice Neaud se met en scène dormant dans son lit au milieu du passage du public. L’exposition rencontre un certain écho, suscitant notamment l’intérêt d’Évariste Blanchet qui publiera par la suite Fabrice Neaud et Xavier Mussat dans la revue Bananas. L’événement montre que l’ambition originelle d’Ego comme X dépasse celle de sortir un fanzine de plus pour donner une vitrine locale à quelques étudiants des Beaux-Arts, qui deviendront minoritaires parmi les contributions de la revue au fil des numéros. Dès ses débuts, la revue angoumoisine suit plutôt le modèle des revues, avec la prétention de renouveler les conventions formelles de la bande dessinée.

En réalité, on n’avait pu “déménager” la totalité de l’appartement (dont tout était entassé dans les toilettes) et restait le lit, trop encombrant. Il devenait difficile de justifier la présence de ce lit au milieu d’une exposition… nous avions eu l’idée de cette performance pour expliquer sa présence. En adoptant la même position que le narrateur, prise sur le même lit servant de modèle, dans une des pages exposées, la performance appuyait un lien fort entre ce qui était exposé, le lieu, et ce qui était raconté dans la plupart des pages exposées. Il faut souligner que cette performance aida d’ailleurs quelque peu à attirer du public et donc à “lancer” un tant soit peu le collectif à ce moment-là. Je ne prétends pas que tout tint à cette performance mais je crois me souvenir que pas mal de gens en parlèrent et que cela participa à la curiosité que créa Ego comme X naissant.

Fabrice Neaud, entretien avec l'auteur, 2024.

L’influence des autres revues et maisons d’édition alternatives naissantes comme Lapin de L’Association reste peu déterminante : depuis Paris, Bruxelles et Angoulême, les acteurs de cette nouvelle génération ont émergé chacun de leur côté avant de se rencontrer. Ego choisit l’autobiographie comme cheval de bataille, en élargissant la voie ouverte auparavant par quelques auteurs comme Edmond Baudoin, qu’on retrouve d’ailleurs au sommaire de ce premier numéro. Même si Ego comme X première époque ne publie pas que des récits de soi, comme en témoignent des livres tels que Les sœurs Zabîme (qui reste largement inspiré d’épisodes de la vie d’Aristophane) ou Le Décaméron, c’est sur cette catégorie que l’association affirme son identité éditoriale (3). Cette ligne ne fait pas tout à fait consensus au sein du groupe : Thierry Leprévost ne s’intéresse pas qu’à l’autobiographie, tandis que Fabrice Neaud relate dans le tome 3 de Journal une scène de dispute à propos de dispute à propos de l'esprit de sérieux de la revue. Avec un enfant à charge et des postes dans le cinéma d’animation, le couple Leprévost-Puthier s’éloigne du comité éditorial au bout de quelques numéros, tout comme Vincent Sardon. L’évolution des réunions et la répartition du travail place rapidement Loïc Néhou au centre, bien qu’il n’ait pas plus que les autres la vocation de devenir éditeur. Plus impliqué, celui-ci se charge du travail administratif et acquiert une légitimité auprès de ses camarades qui le laissent prendre officiellement la tête de la revue à partir du cinquième numéro. C’est également lui qui amène l’association à devenir une maison d’édition en publiant Nénéref de Vincent Sardon et surtout le premier tome de Journal de Fabrice Neaud. 

Portraits de Fabrice Neaud, Frédéric Boilet et Frédéric Poincelet sur le stand Ego comme X de l’édition 2004 du festival d’Angoulême.

L’entente repose sur un accord minimal tacite, celui de donner la priorité à la qualité des récits publiés sans privilégier un style graphique particulier. C’est ce qui différencie le plus Ego comme X des autres groupes indépendants qui émergent à l’époque (L’Association, Cornélius, Fréon, Les Requins marteaux, etc.) dont les lignes graphiques plus marquées excluent a priori des auteurs d’Ego aux styles réalistes comme Fabrice Neaud, Frédéric Boilet ou encore Karl Stevens. L’inverse n’est pas vrai, puisque Ego publie des auteurs collaborant aussi avec L’Association comme Aristophane, Vincent Vanoli, Matthieu Blanchin, Olivier Josso et plus tard Lucas Méthé. La maison édite également La Boîte de Pauline Martin, un titre refusé par L’Association qui considère son dessin trop faible. La souplesse de ces choix artistiques est conjointe à un refus du manifeste et de la polémique qui caractérise, par contraste, les textes et prises de position des fondateurs de L’Association. Dans l’édito du Rab de Lapin n°26, Jean-Christophe Menu entra en confrontation avec des éditeurs indépendants, les accusant de plagier les idées et maquettes de L’Association. Ego comme X est tout particulièrement visée au sujet de Petit Manège de Michaël Sterckeman, qui aurait les « caractéristiques techniques et graphiques d’une Ciboulette ». Le texte s’adresse directement à l’éditeur par cette apostrophe : « dis-donc, cher Loïc, on s’entend bien, tu ne veux pas qu’on les fasse, les maquettes d’Ego ? ». Mais aucune réponse publique ne sera formulée par Ego comme X à ce reproche dont Jean-Christophe Menu se repentira ultérieurement par une lettre d’excuses envoyée à Loïc Néhou, d’après ce dernier. Dans les pages de la revue, on ne compte qu’un texte anonyme d’une seule page publié dans le deuxième numéro défendant la démarche éditoriale d’Ego comme X en ces termes : « dire que l’utilisation du support bande dessinée pour l’autobiographie est indécent […] ne fait que révéler un tabou […] : celui de considérer comme pornographie ce qui n’est qu’expression fragile de l’intimité de l’autre, et ainsi, lui dénier tout respect ». En définitive pour Loïc Néhou, « la meilleure façon d’affirmer qu’une autre bande dessinée existe, c’est de la faire » (échanges avec l’auteur, 2024). 

Vitrine de présentation des éditions Ego comme X dans le métro Bercy à Paris en 2005, contemplée par Sylvie Chabroux.

Cette position anti-dogmatique de l’association angoumoisine se reflète par ailleurs dans les liens sociaux entretenus avec les autres auteurs de bande dessinée. Avec le même naturel, la bande d’Ego fréquente aussi bien l’équipe de La Cinquième Couche, qui les héberge à Bruxelles à l’événement Autarcik comics en octobre 1995, que la troupe des dessinateurs d’Angoulême embauchés par Delcourt. Fabrice Neaud entretient même une amitié forte avec Denis Bajram, tandis que Loïc Néhou décrit sa relation avec Bruno Maïorana en ces termes : « on avait un même sens des valeurs morales et on respectait mutuellement notre travail ». Sur le plan socio-géographique, Ego comme X se distingue enfin des autres éditeurs indépendants en restant localisé à Angoulême. Sa proximité avec les éditions Flblb basées à Poitiers leur permet d’entretenir des liens privilégiés : une exposition sur le livre de Pauline Martin, La meilleure du monde, est tenue par la librairie de Flblb, Le feu rouge, en 2003. Mais aussi bien en termes de visibilité médiatique que dans ses rapports avec les confrères et les autres acteurs de la chaîne du livre, son éloignement des grandes villes restera jusqu’au bout un facteur de handicap certain pour Ego comme X. Son absence de tous les salons de bande dessinée à part celui d’Angoulême et le Salon du livre de Paris par souci d’économie contribue aussi à cet isolement.

Frédéric Boilet, Loïc Néhou et Fabrice Neaud, photo parue dans la presse japonaise à l’occasion d’une exposition aux Beaux-Arts de Tokyo en 2001.

Photo de l’exposition aux Beaux-Arts de Tokyo, 2001.

Photo d’une rue de Tokyo avec une affiche représentant une page de Essai de sentimentalisme de Loïc Néhou et Frédéric Poincelet, 2001.

Néanmoins, Ego a le vent en poupe dès ses premières parutions. Le prix « Coup de cœur » obtenu par Journal au festival d’Angoulême de 1997 lui apporte une aide cruciale, tandis que l’hommage humoristique que rend Nénéref de Vincent Sardon aux figures de la littérature rencontre aussi un succès inattendu. Les 200 exemplaires photocopiés de sa première édition ne présageaient pas les cinq réimpressions en offset dont bénéficiera le titre par la suite. Il faudra tout de même attendre le début des années 2000 pour qu’Ego comme X obtienne des subventions, commence à faire appel à un diffuseur-distributeur et que Loïc Néhou puisse obtenir un salaire de son travail éditorial acharné (1). Au fil des années, ce dernier assure seul la direction du navire et l’emmène sur la voie de la professionnalisation, avec l’aide notable de l’auteur Frédéric Poincelet qui s’occupe des maquettes et propose des publications étrangères. Par l’entremise de Frédéric Boilet qui réside au Japon, Ego obtient trois expositions simultanées à Tokyo en 2001. Outre la réédition de ses anciens albums parus chez Casterman et Les Humanoïdes Associés, ce dernier devient un pilier de la maison d’édition grâce au succès de L’Épinard de Yukiko publié la même année et qui reste à ce jour le titre d’Ego le plus diffusé dans le monde, bénéficiant de traductions en neuf langues différentes. Le catalogue de la maison d’édition s’établit donc avec comme point cardinal une exploration de l’intimité. Ses auteurs n’hésitent pas à raconter en détails leurs pratiques sexuelles de manière inédite dans l’histoire de la bande dessinée. Ce, au point de tomber sous le coup de la censure lorsqu’une rencontre avec Fabrice Neaud et Loïc Néhou à la bibliothèque de Viroflay prévue le 17 avril 2005 est subitement annulée. Si une élue justifie cette décision par le caractère pornographique de certaines pages de Journal, le premier responsable est un élu d’opposition ayant fait irruption à un conseil municipal afin de protester contre leur venue avec des arguments homophobes. 

Si les perspectives s’éclaircissent à Angoulême, les rapports d’Ego comme X aux institutions locales ne satisfont pas les membres de la maison d’édition : Magelis apporte une aide financière conséquente, mais la Maison des auteurs qui ouvre en 2002 n’accueille que Fabrice Neaud et Xavier Mussat, ne pouvant légalement héberger une maison d’édition ou tout autre collectif malgré la participation d’Ego comme X aux réunions de concertation. Une exposition à l’étage du Vaisseau Mœbius se tient au cours de l’année 2003, puis une autre plus petite dans la librairie de la Cité pendant le festival d’Angoulême 2004. Pour fêter les 10 ans de la maison d’édition au cours de la même année, les soutiens viennent d’ailleurs. L’avocat Renaud Montini finance en juin une exposition de 150 planches originales et prête son cabinet du XVIe arrondissement de Paris pour l’héberger. Conçue par l’attachée de presse Sylvie Chabroux qui a rejoint Ego comme X pour accompagner la sortie du tome 4 de Journal, l’exposition fait ensuite un passage à l’Espace Christiane Peugeot, puis une dernière apparition en novembre à la Maison des auteurs d’Angoulême. La seule autre exposition liée à Ego comme X qui se tient à Angoulême par la suite est consacrée à Fabrice Neaud à l’hôtel Saint-Simon, pour l’édition 2010 du festival.

Exposition au cabinet Renaud Montini, 2004.

Exposition à la librairie de la Cité de la bande dessinée à Angoulême, 2004.

Exposition à la Maison des auteurs d’Angoulême, 2004.

À la même période, le catalogue d’Ego comme X s’aventure vers des contrées inattendues grâce aux goûts éclectiques de Loïc Néhou et à son entourage. Installé au Japon, Frédéric Boilet lui met certains mangas dans les mains, et l’aide à contacter Yoshiharu Tsuge. L’Homme sans talent de ce dernier est publié en 2004, à une époque où le manga d’auteur n’avait pas franchi les frontières nippones. L’illustre auteur avait jusque-là refusé toute proposition d’achats de droits étrangers de son œuvre, conférant à cette première édition française un caractère exceptionnel. Suivront Dans la prison de Kazuichi Hanawa en 2005 et Histoire d’un couple du coréen Yeon-Sik Hong en 2013 découvert via l’auteur Lucas Méthé. Néhou envisage même d’établir une sélection de récits complets tirés de la revue de mangas d’auteurs Ax pour un numéro 10 d'Ego comme X qui ne verra jamais le jour, devancé par une anthologie publiée par Le Lézard Noir. Le catalogue d’Ego accueille également deux romans-photos, une forme toujours négligée aujourd’hui : L’Os du gigot de Grégory Jarry en 2004, et une réédition intégrale de Gens de France et d’ailleurs de Jean Teulé en 2005. L’année suivante, la maison d’édition se lance même dans la littérature autobiographique, un tournant qui « n’a étonné personne » selon Loïc Néhou. « Il fallait que je m’y mette car j’avais accumulé plusieurs textes qu’on m’a mis dans les mains : Sida Mental de Lionel Tran, L’Illusionniste de Virginie Cady et une œuvre de Fabrice Neaud » qu’il a finalement choisi de ne pas publier, précise-t-il. S’il semble faire feu de tout bois, Néhou reste un éditeur exigeant, déclinant un projet de Philippe Squarzoni finalement publié aux Requins Marteaux car son dessin ressemble trop à celui de Fabrice Neaud. Il refuse également Fraise et Chocolat d’Aurélia Aurita – qui rencontrera un grand succès aux Impressions Nouvelles – lui préférant un autre projet finalement avorté de l’autrice sur lequel ils travaillaient déjà ensemble. Après avoir édité Mon Meilleur ami de Gabriel Dumoulin, il refuse son deuxième livre Six mois d’abonnement finalement édité par Atrabile.

Portrait de Frédéric Boilet et Yoshiharu Tsuge au Japon, 2004.

Sur le plan économique, Ego comme X partage avec les autres éditeurs indépendants un refus de la recherche du profit, Loïc Néhou arguant : « si un livre que j’ai édité est réussi, je serai toujours satisfait même si je suis le seul à l’apprécier » (2). Refusant la logique des formats calibrés et des collections, il publie des livres sans récurrence de taille, de maquette ni de pagination et avec un grand soin apporté à la conception matérielle de chaque titre. Cette méthode va de pair avec un rythme de publication modéré, allant de 3 à 5 livres par an, hors rééditions. Ego comme X se distingue même par une politique généreuse auprès de ses auteurs et ses lecteurs, qui ferait s’arracher les cheveux à n’importe quel commercial d’une grosse maison d’édition. En 2010, Loïc Néhou annonce ainsi le doublement des droits d’auteurs pour les ouvrages achetés par internet, une initiative inédite dans le monde de l’édition. Sur le site en question, les frais de port sont offerts, des livres défraîchis sont proposés à -50 %, d’autres épuisés sont mis gratuitement en ligne, et des blogs consacrés à différents auteurs du catalogue proposent des créations inédites (3). Pour fêter les 20 ans d’Ego, il est même proposé aux lecteurs qui en font la demande l’envoi gratuit du livre Journal. Lapin de Lucas Méthé. En janvier 2011, Ego lance sur son site l’impression de livres à la demande, en contournant ainsi les différents intermédiaires de la chaîne du livre. Imprimés en numérique avec une fabrication plus économique et une maquette récurrente, ces titres sont ainsi publiés avec un tirage s’adaptant aux commandes sur le site internet. D’une certaine manière, Loïc Néhou a anticipé le développement du financement participatif très répandu aujourd’hui dans l’édition, ainsi que des pratiques de rémunération des auteurs plus éthiques notamment expérimentées par les éditions Exemplaire. À ceci près qu’il a pris ces mesures en gardant les mêmes ambitions créatives, là où beaucoup de productions en financement participatif sont inféodées à la visibilité sur les réseaux sociaux et aux effets de standardisation de leurs algorithmes.

Si ces choix ne plongent pas ses comptes dans le rouge, la maison d’édition se retrouve en difficulté, pâtissant de la perte de subventions régionales et de la baisse de celles de Magelis en 2015 (4). Renonçant à se rémunérer et baissant le rythme de parution des livres, Loïc Néhou finit par annoncer la fermeture d’Ego comme X en 2017, tandis qu’il est touché au même moment par une grave maladie . Outre les membres fondateurs, seulement trois autres personnes auront joué un rôle important pour le seconder dans la recherche d’ouvrages à publier, la réalisation des maquettes, l’animation du site internet et des relations avec la presse : Frédéric Poincelet, Sylvie Chabroux et Lucas Méthé (5). Liste à laquelle il faut ajouter l’aide de la correctrice Françoise Bottiau. Cette fin regrettable d’un des fers de lance de la production indépendante de bande dessinée en France depuis les années 90 donne matière à réflexion sur l’état actuel de l’économie du livre. Si Ego comme X a pu bénéficier de l’appel d’air profitant aux productions indépendantes dans les années 90 et 2000, son activité a été fragilisée par la surproduction et l’invisibilisation des petits tirages par la chaîne du livre, avant le coup de grâce de la perte des soutiens publics. Si les critiques de l'industrie du livre se focalise le plus souvent sur la voracité des grands groupes d'édition au détriment des éditeurs alternatifs, ce cas de figure montre que le système des subventions publiques n'a pas que des effets bénéfiques sur l'économie des structures indépendantes. Une autre organisation de la production culturelle comme celle proposée par le philosophe et économiste Frédéric Lordon, libérée des contraintes du marché et de « la dépendance à l’administration subventionnaire de l’État néolibéral » (2020) aurait sûrement permis à Ego comme X de connaître un autre destin.

Si la maison d’édition n’est pas tombée dans l’oubli, Journal de Fabrice Neaud éclipse largement dans les mémoires le reste de son catalogue composé d’une centaine de titres dont la plupart ne sont pas réédités, hormis une dizaine. Nombre d’entre eux, comme Essai de sentimentalisme de Néhou et Poincelet, Sentiers Battus de Vincent Vanoli, Unlikely de Jeffrey Brown ou Melody de Sylvie Rancourt, mériteraient pourtant de l’être. La dette des autobiographes en bande dessinée à l’égard d’Ego comme X reste toujours inestimable, tant cette maison d’édition fut le lieu d’une exploration libre et radicale de l’intimité.

Notes

(1) Ego comme X fut distribué par Le Comptoir des Indépendants, puis par Flammarion à partir de 2006. Les subventions dont la maison d’édition bénéficia s’élevèrent de la part de Magelis à 30 000 € par an et de la part du Centre régional du livre à 10 000 €. 

(2) L’exemple de la publication d’Une relecture de Poincelet est éloquent, ainsi Loïc Néhou : « [Le livre] a été tiré à 2000, on ne vendra jamais 2000 exemplaires mais bon, c’était pour pouvoir le faire sans perdre d’argent en imaginant qu’on vende tous les exemplaires, ce qui est fort peu probable. » (entretien avec l'auteur, 2024).

(3) La fermeture du site dont on peut consulter certaines pages sur le site webarchive est d’autant plus déconcertante que le nom de domaine Ego comme X a été depuis racheté par… un site de contenus pornographiques.

(4) Contactés, les représentants de Magelis responsables de la baisse du montant de la subvention accordée à Ego comme X ayant précédé sa fermeture n’ont pas souhaité s’exprimer sur leur choix.

(5) Contactées, aucune de ces trois personnes citées n’ont voulu s’exprimer sur leurs années de compagnonnage à Ego comme X, en dépit de l’aide cruciale qu’elles ont apporté à Loïc Néhou pour étendre et maintenir l’activité de la maison d’édition. 

Références

Frédéric Lordon, « Garantie économique générale et production culturelle » , Blog du Monde Diplomatique, août 2020. 

Jean-Christophe Menu, « La route est à tout le monde mais… il y a un code de la route ». Le Rab de Lapin n° 26, L’Association, octobre 2000.