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dupuis à l’ombre de la censure

Thierry Martens

[Janvier 1999]

L’instauration de la Commission de contrôle française n’aurait guère dû menacer la production de Spirou, hebdomadaire à la moralité rigoureuse. Elle se révéla néanmoins paralysante pour l’École de Marcinelle au cours de sa maturation dans les années 50-60.



La famille Dupuis avait pour règle de procurer dans ses publications une saine détente populaire. Leur contenu pouvait être mis entre toutes les mains, et c’était un point sur lequel la Direction s’avérait intransigeante. Conseiller officieux, un ami jésuite, le père Philippe Sonet, jouait exceptionnellement le rôle d’arbitre lorsqu’un sujet aurait pu égratigner la religion. De plus redoutables inquisiteurs se mirent à sévir dans l’Administration française et ce climat de chasse aux sorcières accrut encore le contrôle de ce qui était publié. Impossible désormais de se limiter à rallonger les jupes ou à raboter les poitrines des demoiselles dans Brick Bradford, où seuls les hommes gardaient des torses hypertrophiés de gymnastes !

La première victime de l’épuration réclamée par les milieux catholiques et communistes français fut Tarzan, dont les superbes planches de Hogarth disparurent au début 1949, par précaution, des pages centrales du journal, pour voir leur suite paraître en noir et blanc dans Le Moustique, non diffusé en France. En sacrifiant cette victime propitiatoire pour se tourner vers quelques séries étrangères à l’eau de rose (Jo Lumière et La Patrouille des Aigles de Godwin, les très britanniques aventures de Sam, la moyenâgeuse et italienne légende de Perceval), l’éditeur espérait détourner l’attention des iconoclastes qui paraissaient motivés par une haine tenace à l’égard des grandes sagas réalistes américaines. Estimé trop sanglant, le reportage de Hubinon et Charlier sur la conquête de Tarawa fut automatiquement dirigé vers Le Moustique et le côté éducatif du journal fut renforcé sur le plan rédactionnel, ainsi qu’au niveau de la BD avec la grande biographie cocardière de Surcouf [1] et la création des Belles Histoires de l’Oncle Paul en 1951.

Dès le début des années cinquante, il se révéla néanmoins vain d’espérer sortir indemne du tir de barrage effectué à Paris contre les publications étrangères. Les allègres bagarres de L’Épervier Bleu et de son vigoureux compagnon Larsen déplaisaient tout particulièrement aux censeurs : les albums La Vallée interdite (1954) et Point zéro (1954) furent interdits à l’importation en France. Après des admonestations répétées, les fonctionnaires jugèrent ridicule le voyage vers la lune du duo à la poursuite d’un groupe de gangsters, et ils s’indignèrent qu’un auteur ait la fantaisie d’y confronter ses personnages avec une prolifération menaçante de champignons au fond d’une caverne. La menace de l’interdiction du journal plana. L’éditeur et l’auteur traqués décidèrent de mettre fin à la saga. La série se termina en queue de poisson sur cette dernière prouesse imaginative et les impénitents bagarreurs disparurent dans l’espace infini, le 8 janvier 1953. Pour témoigner sa satisfaction d’avoir eu le dernier mot, la Commission autorisa le 24 février 1955 la diffusion de l’ultime album (La Planète silencieuse), édulcoré et qui constituait la conclusion de Point zéro, toujours interdit. On ne s’étonnera donc guère de la contrebande d’albums que libraires et amateurs durent organiser longtemps entre la Belgique et la France...

Les salves d’Anastasie se portèrent sur Buck Danny, réengagé dans l’aéronavale américaine et expédié sur le front de Corée. Toute allusion politique était interdite à une production étrangère et la croisade des Nations-Unies dans ce pays se trouvait condamnée par les orphelins du Petit Père des Peuples. Charlier fut contraint en 1954 de sortir ses personnages de ce champ d’action en plein suspense aérien (Un avion n’est pas rentré). On reprocha ensuite à Victor Hubinon d’avoir dessiné de manière trop effrayante une confrontation sous-marine entre des plongeurs et des pieuvres géantes (Patrouille à l’aube, où cette séquence fut atténuée pour l’album), mais le scénariste maquilla désormais volontairement toute allusion politique trop précise et accorda des nationalités indéterminées − mais blanches, pour ne pas être accusé de racisme ! − à ses mauvais traditionnels, dont la célèbre Lady X.


Sur le plan de la publication hebdomadaire, les persécutions diminuèrent dans la seconde moitié des années cinquante. Les auteurs et les services de l’éditeur avaient compris : une vigilante autocensure s’exerçait désormais. Instruits par les vicissitudes de l’Épervier Bleu, les retoucheurs de la Maison supprimèrent pour la parution en album quelques revolvers dans la main des gangsters poursuivant Spirou dans La Corne du rhinocéros (1953). Les armes ne furent plus que suggérées ou proposées à doses homéopathiques. Créature absurde et imaginaire, le Marsupilami fut toléré de justesse malgré ses cris inarticulés et un vocabulaire réduit à l’extrême. Quelques épisodes trop meurtriers de Lucky Luke passèrent dans Le Moustique. Franquin lui-même se trouva à ce point marqué par les recommandations de la Commission qu’il fit remarquer − en plaisantant − qu’une scène de torture à l’eau, nettement humoristique, risquait de ne pas faire rire les censeurs dans Le Châtiment de Basenhau, de Peyo : les trois bandes sautèrent sans que l’espion questionné perde par la suite le tour de taille obtenu par ce gavage.

Malgré ce contrôle interne de plus en plus suspicieux, le second album de Johan (Le Maître de Roucyboeuf) fut à deux doigts d’être descendu en flamme par les tartuffes. Lors de sa séance du 16 décembre 1954, la Commission décréta une interdiction à l’importation qui, sur les sollicitations de la maison d’édition, fut toutefois levée à la séance suivante. Un nouvel examen convainquit les contrôleurs que le fond n’était pas aussi mauvais qu’il le paraissait. En fait, confrontés avec une masse croissante de publications, les fonctionnaires moralisateurs se firent graduellement moins sévères pour les hebdomadaires qui s’efforçaient visiblement de devancer leurs désirs. La publication en tranches réduites « à suivre » atténuait aussi l’accumulation de violences et de situations caricaturales que ces âmes sensibles redoutaient. L’attention se tourna donc vers les albums et contraignit l’éditeur à présenter, du milieu des années 50 jusqu’à la fin des années 60, un catalogue spécial légèrement épuré pour la France où une dizaine d’albums furent interdits à l’importation pendant des périodes plus ou moins longues.

Dans l’espoir d’aplanir les différends éventuels, des contacts furent pris avec le secrétariat de la Commission. Certains auteurs tentèrent parfois de plaider leur cause : Charlier n’eut aucun succès en démontrant que l’on faisait plus de politique dans Vaillant (Fils de Chine....) que dans son évocation de Buck Danny en Corée, au côté du bataillon français ; Peyo réussit à sauver de justesse un épisode de Benoît Brisefer en prouvant que le gamin ne se rendait pas dans un mauvais lieu pour consommer, mais pour le démolir (le café de la bande de Madame Adolphine). Mais la plupart des accusés encaissèrent l’oukase et veillèrent par la suite à éviter de nouvelles interdictions. On ne se bat pas contre la foudre. L’action des services français de l’éditeur se renforça avec le temps et une patiente approche du secrétariat permanent de la Commission. Vu l’évolution de ce qui était « admissible », il fut toléré à la fin des années soixante qu’un ouvrage refusé puisse être à nouveau proposé au visa après un délai raisonnable. Ils furent tous ainsi finalement repêchés des limbes extérieures au pays de la liberté de création.

Le programme éditorial pouvait difficilement dépendre du bon vouloir d’autocrates se réunissant irrégulièrement, trois ou quatre fois l’an, et chargés de juger sur des exemplaires imprimés, dont la diffusion se trouvait ainsi, au mieux, bloquée pendant de longs mois avant importation. La réputation de Dupuis étant bonne, la Commission accepta d’étudier les ouvrages en maquettes soumises préalablement. Un employé, M. Paquet, fut ainsi chargé d’établir pour chaque sortie envisagée un jeu de dix maquettes complètes sur base de découpes du journal pour régaler l’appétit des sectateurs de Dame Anastasie. Ainsi l’autorisation officielle coïncidait-elle généralement avec la date de diffusion réelle. Au cours des années 70, les ouvrages précédemment prohibés furent autorisés à l’occasion de nouvelles rééditions, mais la bête eut deux ultimes soubresauts qui contraignirent à rapatrier d’urgence deux volumes assez anodins, un Archie Cash et un Sammy. Depuis, une certaine coexistence pacifique semble assurée, même si l’abrogation de cette censure déguisée n’a toujours pas été officialisée.
Les interdictions d’importation frappèrent une dizaine d’albums. Il est bon de les rappeler ici, car leurs nombreux lecteurs ne se doutent guère qu’ils ont été à une époque de redoutables brûlots susceptibles de lancer la jeunesse française sur la triste voie du vice et de la paresse, voire du crime et de la remise en cause de notre société. La date suivant le litre est celle de première diffusion en Belgique. En guise d’amende honorable, nous soulignons ensuite ce qui semble avoir été la motivation du refus d’importation.

> La Vallée interdite et Point Zéro (Épervier Bleu, 1954) : aventuriers trop portés sur la bagarre.

> Ciel de Corée et Avions sans pilotes (Buck Danny, 1954) : cadre trop politique du récit.

> Le Lac de l’Homme Mort (Marc Jaguar, 1957) : caricature outrancière de policiers.

> Libellule s’évade et Popaïne et vieux tableaux (1959) : récidives du même sieur Tillieux.

> Pavillons noirs (Vieux Nick, 1960) : éloge de la piraterie ?

> La Route de Coronado (Jerry Spring, 1962) : le mauvais exemple donné par Pancho combattant à mains nues un Indien armé d’un couteau amènera à l’interdiction (partielle) de l’album. L’éditeur fit remplacer la page litigieuse par une nouvelle version, édulcorée, dans les exemplaires du premier tirage diffusé en France. Première grosse concession de la Censure, admettant le cas échéant le placement de rustines pour cacher ou remplacer ce que les petites têtes blondes ne pouvaient voir.

> Billy the Kid (Lucky Luke, 1962) : jugé peu éducatif et incitant les poupons à l’imprudence, le dessin de prologue montrant le bébé Billy suçant le canon d’un Colt fut censuré pour la réédition immédiate (1963), destinée à l’importation en France.

> Soixante aventures de Boule et Bill No.2 (1964) : tortures diverses d’un pauvre chien et caricature d’un brave agent de quartier. Les gags pouvant se prêter à une telle interprétation furent remplacés dans la réédition à intérieur modifié (mais sous même couverture), effectuée l’année suivante et acceptée. Longtemps écartés de la publication en volumes, les gags de ce type furent rassemblés en 1979 et 1980 dans les albums 16 et 17 de la série.

> Le Maître de l’épouvante (Archie Cash, 1973) : présente Haïti sous un jour peu reluisant. Sa suite (Le Carnaval des zombies), nettement plus culottée, fut acceptée l’année suivante, la Présidence française ayant changé de mains entretemps, ainsi que certaines conceptions diplomatiques quant au régime de cette île. (La motivation de la Commission s’était toutefois gardée d’évoquer le cœur du problème en précisant simplement « beaucoup de violence, nombreuses illustrations agressives », résumé s’appliquant parfaitement à la plupart des albums de la série.)

Les Gorilles et le Roi Dollar (Sammy, 1977) : la corruption policière et politique à Chicago dans les années 30 montrait de fâcheuses coïncidences avec quelques faits divers locaux de l’époque. On ne rit pas avec les choses sérieuses.

L’une des totures infligée au chien dans Boule et Bill

Thierry Martens

(Cet article a paru dans le numéro 4 de 9ème Art en janvier 1999, pp. 34-37.)

Note de 2014 (par Bernard Joubert)

Il existe autour des refus d’importation un certain flou historique, ceux-ci n’étant pas rendus publics par le Journal officiel. Les témoignages d’auteurs induisent des confusions et il n’est pas facile de discerner les refus avérés des simples prudences de Dupuis découlant de problèmes précédents ou d’avertissements (les albums ayant été prépubliés dans Spirou). Les archives du ministère de l’Information n’ont pas été étudiées et les procès verbaux de la Commission de surveillance sont, à ce jour, la seule source fiable dont disposent les historiens (le ministère de l’Information devant, selon la loi, se conformer aux avis de celle-ci). Or ces procès verbaux ne confirment pas toute la liste établie par Thierry Martens (1942-2011), ancien rédacteur en chef de Spirou. Ne devraient pas y figurer :
Le Lac de l’homme mort (Marc Jaguar) : la Commission donna un avis favorable à l’importation dès la parution ;
Popaïne et vieux tableaux (Gil Jourdan) : la Commission ne l’examina pas (Dupuis n’ayant probablement pas cherché à l’exporter après l’interdiction du précédent Gil Jourdan) ;
La Route de Coronado (Jerry Spring) : la Commission l’examina trois ans après sa parution et donna un avis favorable ;
60 Gags de Boule et Bill, t.2 : la Commission ne s’opposa pas à cet album, mais c’est en sermonnant l’importateur qu’elle avait autorisé le précédent.

À l’inverse, il manque des titres à Martens. Voici la liste complète et chronologique des refus d’importation décidés par la Commission : Le Diable de Mallicolo (roman), Stanley t.1, Surcouf (probablement le t.3), La Vallée interdite (l’Épervier bleu), Ciel de Corée (Buck Danny), Point zéro (l’Épervier bleu), Avions sans pilotes (Buck Danny), Le Maître de Roucybeuf (Johan), L’Histoire du petit verrier (roman), Le Ranch de la malchance (Jerry Spring), Le Tigre de Malaisie (Buck Danny), Libellule s’évade (Gil Jourdan), Pavillons noirs (le Vieux Nick), Le Maître de l’épouvante (Archie Cash) et Les Gorilles et le roi dollar (Sammy).

[1] Ironie de Dame Anastasie : il semble toutefois que le troisième album de Surcouf (Terreur des mers) et le premier volume de Stanley auraient reçu en juin 1954 un premier avis > défavorable de la Commission, probablement levé dès la séance suivante, car ces biographies ont néanmoins disposé d’une diffusion normale en France.