Du Ben Day au bleu: entretien avec Isabelle Beaumenay-Joannet
Isabelle Beaumenay-Joannet a pratiqué le métier de coloriste de la fin des années 1970 à 1991, avant le décès de son époux, Yves Chaland. Coloriste emblématique de cette période, elle livre ici des éléments de sa carrière, sa conception de la profession de coloriste et un aperçu des techniques qu'elle a employées : le Ben Day et la gouache sur bleu de colorisation.
Quelle est votre formation et votre parcours qui vous ont menée à la colorisation de bande dessinée ?
J’ai fait l’École des Beaux-Arts de Saint-Étienne où j’ai rencontré mon futur mari, Yves Chaland, on était sur les mêmes bancs de l’école. On a suivi deux années d’enseignement général ensemble, c’est là que j’ai appris la couleur, avec un très bon professeur de couleurs, M. Giraudon. J’ai découvert que je voyais beaucoup de couleurs, un spectre très large sur l’arc-en-ciel, je vois très loin dans les rouges jaunes, verts de l’autre côté du spectre, bleu, indigo, violet. Il n’y a pas beaucoup de théoricien-nes de la couleur, j’ai appris la couleur avec le livre de Johannes Itten, que nous avait fait lire ce professeur. Ensuite j'ai lu le Traité des couleurs de Goethe. Et beaucoup étudié les peintres, les Nabis.
Après j’ai continué en gravure et Yves Chaland en communication. Il faisait déjà de la bd, moi je n’en faisais pas et ne m’y intéressais pas trop, j'en lisais seulement. J’étais plutôt attirée par l’art et l’architecture. J’ai suivi en même temps les cours de l’école d’architecture, pendant quatre ans. À Saint-Étienne, par l'atelier gravure, je connaissais bien les techniques de reproduction et d’impressions : lithographie, sérigraphie, eau-forte… et nous fréquentions les élèves de l'école d'imprimerie de Saint-Etienne. Mais je n’aurais jamais cru entrer dans le monde de la bd, qui d’ailleurs était proscrite chez mes parents. Par hasard ou par amour je suis entrée dans la bd, j’ai suivi Yves à Paris. Il est devenu maquettiste pour Métal Hurlant. On avait un petit salaire pour deux, donc tout ce qui passait à Métal et qu’il pouvait prendre comme commande, il le rapportait à la maison, et c’est comme ça que j’ai commencé à faire des couleurs.
Il vous a permis de coloriser des dessins ou des planches pour Métal Hurlant ?
Il m’a proposé de coloriser des dessins car il ne pouvait pas, par manque de temps. Il travaillait la journée comme maquettiste, sur ses bandes dessinées et scénarios la nuit. Au bout d’un moment il a craqué et m’a demandé de l’aide. On a alors fait les couleurs pour Moebius, c’est ainsi que j’ai colorisé L’Incal. Mais on a aussi honoré de plus petites commandes, des illustrations dans Métal. En parallèle, je faisais aussi des couleurs pour Yves. À la base, la technique de couleurs était sur des bleus, puis il a adopté la technique du Ben Day, pour une certaine nostalgie. C’est un peu mystérieux pour la plupart des gens mais en fait c’est comme Photoshop : un système de calques. Après, c’est moi qui ai pris en charge cette partie-là et ici [son appartement, ndlr] c’était l’usine. J’avais mon bureau, je faisais mes couleurs pour lui mais aussi pour d’autres auteurs, et éditeurs comme Bayard.
Chez Bayard, par exemple j’ai colorisé les dessins de Martin Matje, d’Arno (Arnaud Einard Dombre), un très bon dessinateur, proche de Moebius pour le trait, très fin. C’était un excellent dessinateur qui n’a pas eu une vie facile. Pour la communication et la publicité, j’ai colorisé aussi Floc’h, Ted Benoit. J’étais bien occupée. J’ai fait un album publicitaire pour Floc’h, sur le Var, mais je n’ai pas mis en couleurs ses albums. Le travail de publicité est intéressant car c’est toujours du beau dessin de style ligne claire sur lequel j’avais toute ma légitimité pour faire les couleurs.
Comment Yves en est-il venu à vous confier les couleurs de ses bandes dessinées ?
Il n’avait plus le temps, on travaillait beaucoup pour la publicité. Je dis on, car nous étions une espèce d’entreprise familiale. Il travaillait sur ses scénarios, ses bandes dessinées, mais aussi sur des histoires pour enfants dans des magazines. Quand je suis arrivée à Paris, je voulais reprendre les études, car j’avais quitté Saint-Étienne en quatrième année d’étude de Beaux-Arts. Mais ici, personne n’a voulu de moi, sauf chez Duperré où l’on m’a proposé de reprendre à la première année, j’ai refusé. J’ai donc arrêté ma formation et je me suis dit que j’allais commencer à travailler. L’apport fait par Yves sur ce type de travail me plaisait bien.
Vous n’avez pas donc pas voulu poursuivre vers l’architecture ?
Non, car il fallait travailler. On n’avait pas beaucoup d’argent, on ne mangeait qu’une fois par jour, on devait payer le petit loyer à Paris, ce qui est cher... On travaillait jour et nuit pour survivre. Quand la masse de travail est arrivée, on n’a rien refusé et on l’a fait. Puis Yves a arrêté la maquette pour s’adonner essentiellement à la bande dessinée.
Affiche Bal Cosmos X-HEC, mise en couleurs en Ben Day © 1986, Fonds Yves Chaland.
Cette histoire de Ben Day interpelle : vous l’avez pratiqué pour quelles bd et quels usages ?
La première fois que j’ai pratiqué le Ben Day c’était pour la réédition d’un mini-récit du Journal de Spirou dessiné par Franquin : Noël et l’Elaoin. Je l’ai mis en couleurs en Ben Day pour retranscrire l’atmosphère des journaux de l’époque. C’était publié chez Magic Strip et Bédérama.
Ce sont les éditeurs qui vous ont demandé de faire du Ben Day ?
On était amis avec les deux frères Pasamonik, ils ont demandé à Yves de faire la réédition, moi je suivais, j’étais le deuxième couteau, l’exécutante. Leur ligne éditoriale était des rééditions, Yves leur a ainsi proposé de refaire des fausses couvertures d’époque et aussi de restaurer les couleurs en Ben Day. Connaissant Yves, il fallait que ce soit le mieux possible, et donc reproduire la technique à l’identique.
Couverture de Noël et l'Elaoin, couleurs par Isabelle Beaumenay-Joannet et Yves Chaland, technique Ben Day, édition Bédérama/Magic Strip © 1982, Franquin.
Pour des néophytes, comment expliqueriez-vous la technique du Ben Day ?
C’est une technique de gravure pratiquée par les imprimeurs. Le Ben Day permet de colorier des zones par superposition des couleurs primaires, tramées ou non.
Un film gris est confectionné par couleur primaire-cyan-magenta-yellow auquel s'ajoute le film pour le noir. Pour obtenir la couleur pleine sur certaines zones, celles-ci sont obturées. Visuellement, ça ressemble à des films noirs et blanc avec une peinture maronnasse posées à certains endroits. Il s’agit d’une peinture inactinique qui ne laisse pas passer la lumière.
Pour être plus précise, comment procédait-on ?
D’abord les indications : je faisais une photocopie de la planche, j’y mettais mes indications de pourcentage et je la montrais à Yves qui me conseillait sur les nuances. J’avais une feuille avec mes notes de travail (voir illustration avec la page de brouillon) où je notais mes balances, mes teintes, mes pourcentages. Puis, il y avait les quatre films nécessaires à la quadrichromie : le film du rouge, du bleu, du jaune et du noir. Sur chaque film, par exemple le rouge (on écrit rouge dessus pour pas se perdre), on fait des croix de repères sur la page qu’on veut mettre en couleur – souvent une épreuve photographique qu’on appelle bromure à taille de parution – et on découpe à la main, avec un petit X Acto, les trames qu’on colle sur les films : par exemple on obture les zones que l’on veut en 100%, on colle des trames plus ou moins serrées sur les zones que où l’on veut une nuance de rouge (à 20, 30, 40 % …).
Les photograveurs ont des nuanciers, ligne et colonne par pourcentage, ce qui permet de visualiser les couleurs par superposition. Pour faire la peau par exemple on met 20% de jaune et 20% de rouge. Pour avoir certaines couleurs pleines, sans trame, on superpose deux 100% : pour avoir ce joli rouge orangé dit Warm Red, superposer 100% de magenta (qui est plutôt rose fuchsia) et 100% de jaune. C’est empirique, vous devez connaître cette table de couleurs et avec ça vous faites votre couleur et vous ne voyez rien de celle-ci avant que ce soit imprimé ! C’est un travail de bénédictin mais c’est un travail mental très amusant pour créer des couleurs. On ne travaille qu'avec des gris! J’essayais ainsi au maximum de simplifier le travail, mais de temps en temps, si je cherchais une couleur très spéciale, je prenais la croix de recouvrement du photograveur pour trouver ce qui m’arrangeait le mieux. Après c’est une espèce de gymnastique.
Pour quelles œuvres avez-vous travaillé en Ben Day ?
Le Ben Day se prêtait bien à l'atmosphère d'Adolphus Claar et a été utilisé aussi pour les illustrations de la pochette Chic planète de l'affaire Louis' Trio ou l'affiche Cosmo X-HEC. L'utilisation de couleurs primaires sur fond blanc donne un ton vif et joyeux, et recrée l'ambiance des années 1950. On choisissait une valeur de trame pour que le point reste visible à l'impression.
Pour Le Jeune Albert, les ambiances étaient franchement nostalgiques des journaux de Spirou, et beaucoup plus sophistiquées avec des superpositions de trois trames. La petite fleur formée par la superposition des points se voit à l'œil nu. Ce qui nous intéressait c’était de bien montrer que c’était fait manuellement.
Dernier gag du Jeune Albert, publié en juillet 1987. Épreuve au bromure © 1987, Fonds Yves Chaland.
Dernier gag du Jeune Albert, trame rouge © 1987, Fonds Yves Chaland.
Dernier gag du Jeune Albert, trame bleue © 1987, Fonds Yves Chaland.
Dernier gag du Jeune Albert, trame jaune © 1987, Fonds Yves Chaland.
Dernier gag du Jeune Albert, détail © 1987, Fonds Yves Chaland.
Editorial Métal Hurlant, n°133, juillet 1987. Dernier gag du Jeune Albert © 1987, Les Humanoïdes associés.
D’où vient le désir de reprendre le Ben Day?
La nostalgie des vieux journaux de Spirou et des années 1950 d’une part et d’autre part, Yves s’intéressait beaucoup à la technique. Moi je ne connaissais rien mais lorsque j’ai découvert, cela m’a beaucoup plu. Quand on ne comprend pas la technique on se dit que cela se fait tout seul, mais il y a tout un monde derrière.
Que vous a appris votre professeur aux Beaux-Arts, sur la couleur ?
Surtout la mise en lumière et la couleur : quand vous regardez un tableau, il y a une lumière, quelque part qui vient d’une bougie, d’une fenêtre. J’ai appris à donner cette impression, à traduire la lumière avec la couleur. Aux Beaux-Arts, on faisait des exercices à partir d’un sujet, ce n’était pas le sujet qui importait mais plutôt la mise en lumière et la manière dont cela modelait le sujet. On faisait des dégradés, on commençait de zéro puis on désaturait d’une couleur à une autre sur des longues bandes, sur des carrés, des ronds. Ce sont tous ces exercices autour des variantes du cercle chromatique qui m'ont permis d’être tout de suite opérationnelle pour les mises en couleurs de bande dessinée. Je ne sais pas si ça se pratique toujours aux Beaux-Arts…
Ainsi il n’y avait pas que de la théorie, on la mettait en œuvre au pinceau. La technique qui me plaisait le plus c’était la gouache. Après je m’en suis servi, car je la connaissais bien et je maîtrisais la matière. C’est ainsi que je faisais toutes les mises en couleur, selon la technique des bleus. Les bleus étaient imprimés sur du beau papier à dessin, certains éditeurs sur du papier armé. Le papier armé comprend une lame de métal dans l’épaisseur du papier. Cela permettait au papier de ne pas bouger, malgré les variations d’hygrométrie. Car s’il bougeait cela pouvait entraîner des décalages avec le film noir.
Le travail sur des bleus se faisait aussi bien pour la presse que pour l’album, à Métal Hurlant puis aux Humanoïdes Associés ?
Oui il n’y avait pas de changement, sauf pour le premier Freddy Lombard, Le testament de Godefroid de Bouillon, qui avait été fait pour Magic Strip en Ben Day, en bichromie, puis en encres de couleurs sur bleu pour la presse hollandaise et l'édition française. Pour les autres aventures de Freddy Lombard, je travaillais sur bleus avec de la gouache.
Vous entreteniez des relations avec les imprimeurs, pour éviter les surprises ?
Pas trop, non. On n’allait pas à l’imprimerie pour la sortie des albums, on n’allait pas au calage non plus. De temps en temps, aux Humanoïdes, ils oubliaient un film. Dans Le Cimetière des éléphants, notamment, il y a une petite surprise. Ils ont retrouvé le film après et ils l’ont utilisé pour les éditions suivantes. Mais les graveurs étaient globalement respectueux. Il faut dire que je travaillais beaucoup les contrastes et que cela passait bien à l’imprimerie. Bien sûr qu’une fois imprimés ces contrastes sont moindres que sur le bleu, mais cela sortait bien. Je suis connue pour avoir fait des découpes de lumière qui ménagent des ombres sur les silhouettes ou les décors. J’avais un bon sens des volumes. Je suis aussi connue pour les ambiances avec quelques dégradés, car j’utilisais un aérographe avec lequel je faisais de légers balayages. Je n’en abusais pas, mais un petit coup dans le ciel, ça donne de la matière et de la profondeur de champ à l’image.
Ce n’était pas contradictoire avec le style « ligne claire »?
Je travaillais essentiellement avec des dessinateurs marqués par la ligne claire. Mais pour la mise en couleurs j'étais libre de mettre des ombres, de remettre du volume sur la tête des personnages, et les corps, les objets. J'aimais que la lumière les caresse. Cela donne de la vie : un peu d’aérographe sur la queue de la comète de La Comète de Carthage ça fait bien ! C’était des touches ponctuelles et non systématiques.
Bleu de colorisation de la planche 31, de l'album La Comète de Carthage © 1985, Fonds Yves Chaland.
Quels étaient vos outils et vos matières favorites ?
Pébéo, Linel : les bonnes gouaches qui ont de bonnes couleurs. Et pour le pinceau, Isabey-Spécial, en poils de martre Kolinsky Extra, que du très bon pinceau ! Je n’ai pas travaillé avec les encres de couleur, alors qu’Yves oui. L’aquarelle et les encres ne me mettent pas à l’aise. Je n’en ai pas la maîtrise, ni des superpositions que cela implique. J’aime la sensualité de la gouache parce qu’on la tire, on la descend et elle a ce velouté qui me plaît. Je ne sais pas pourquoi j’aime ça, mais c’est ainsi.
Il paraît que la gouache est plus fidèle à l’impression, pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
C’est une question technique : le papier renvoie la lumière. Or l’encre aquarelle ou l’aquarelle est plus transparente que la gouache. Donc elle va davantage laisser voir le papier et renvoyer la lumière au moment de la photogravure ou du scanner. Ainsi cela fausse les couleurs, alors que la gouache qui est couvrante permet d’éviter ce renvoi de lumière. À la fin c’est un métier quoi...
Combien de temps passiez-vous sur une planche ?
Une planche par jour par plus. Je pouvais faire des débordements de journée quand il le fallait. Donc en moyenne 6 ou 7 heures minimum par planche. En fait, je travaillais plutôt par séquence qu’une page par une page. Dans un récit vous pouvez avoir une séquence avec le même éclairage sur trois ou quatre pages, ainsi il faut garder le même ton pour maîtriser l’atmosphère sur plusieurs pages. Il vaut donc mieux travailler avec les mêmes couleurs et la même palette en même temps sur plusieurs planches.
Comment cela se passait-il quand vous receviez les planches à coloriser ? Aviez-vous des indications ? Par quoi commenciez-vous ?
Pour Jean Giraud, il ne disait jamais rien, sauf une fois, il m’a dit « je voudrais une atmosphère vaginale » ! Une autre fois, une fois que j’avais rendu des planches, il m’a informé que la séquence était de nuit et pas de jour, c’était le soleil qui se couchait. Il aurait pu me le dire avant ! J’ai dû tout refaire. Avec mon mari, je connaissais l’histoire, on en discutait avant. Quand les planches arrivaient sur ma table je connaissais déjà tout le récit par cœur. J’avais relu les textes, je connaissais sa documentation, les photographies qu’il avait prises pour les décors. Je m’inspirais de sa documentation. Pour La Comète de Carthage, je n’ai pas pu descendre avec eux, Yves et Yann (son scénariste) à Cassis, mais j'ai eu le reportage photo... Il y avait une tempête ce jour-là, ils s’en sont servis pour l’album. Sur leurs clichés, il y avait des cieux tourmentés. Pour avoir les couleurs de ce ciel pommelé, je me suis servi des photos, qui étaient en noir et blanc !
Bleu de colorisation avec son film noir de la planche 25 de La Comète de Carthage © 1985, Fonds Yves Chaland.
Bleu de colorisation sans son film noir de la planche 25 de La Comète Carthage © 1985, Fonds Yves Chaland.
Dans ce passage-là, on voit une séquence entière dominée par une couleur, comment se faisait ce choix qui est profondément narratif ?
Les atmosphères sont suggérées par l’histoire, si ça se passe la nuit, s'il y a un éclairage spécifique, un feu de cheminée, une lampe tempête. La couleur et l'éclairage cela donne une dramaturgie particulière au récit. Un éclair vert, un feu de bois rouge, une lampe jaune. Un tout petit peu d’aérographe, ici ou là, donne des halos de lumière. Je travaille essentiellement l'atmosphère.
La plus grande case de la planche 29 (voir ci-dessous), a été refaite plusieurs fois pour la mise en page. Il fallait mettre en scène l’atmosphère de danger, ainsi le rouge véhicule cette tension. Par ailleurs, je peignais aussi toute la case, même ce qui se trouve sous le noir, cela s’appelle « soutenir le noir ». Ainsi le noir vire au rouge, au jaune ou bleu, en fonction de la couleur qu’on a mise en-dessous.
Planche originale 29 de La Comète de Carthage © 1985, Fonds Yves Chaland.
Bleu de colorisation de la planche 29 de La Comète de Carthage © 1985, Fonds Yves Chaland.
Bleu de colorisation avec son film noir de la planche 29 de La Comète de Carthage © 1985, Fonds Yves Chaland.
Yves Chaland venait-il vous guider dans la colorisation ?
Globalement, j’étais libre de mes propositions. Yves ne venait pas me tenir le pinceau ni appuyer sur mes tubes. Il avait autre chose à faire. Cela ne l’empêchait pas de venir regarder par-dessus mon épaule. Mais il ne m’a jamais reprise sur mes couleurs. Je ne m’étais même pas posé la question. Et puis, on devait aller vite, car on avait des délais très courts. Il fallait donc que ça avance, il n’a jamais fait de corrections derrière moi.
Parfois, quand il y avait un type d’éclairage particulier, comme sur la couverture de La Comète de Carthage, où il y a un contre-éclairage sur la statue, il me mettait en place l’ombre au crayon, s’il ne l’avait pas faite à l’encre. Pour les éclairages, le faisceau de lumière qui émane de la lampe-torche, par exemple, dessiné au trait, c’est un truc de bande dessinée. Mais le halo de lumière autour de la lampe, fait à l’aérographe, c’est une marque de peintre. C’est mon apport, car cela faisait partie de mes connaissances.
En plus, j’étais très partie prenante du travail d’Yves : je savais tout de A à Z depuis les premiers brouillons jusqu’à la phase finale. Je posais pour Yves pour faire les personnages, je mettais les costumes etc.
À l’inverse il y a des auteurs qui ont été plus directifs ?
Avec les autres dessinateurs, la discussion était évidemment plus courte, et les délais étaient très courts. La coloriste est la dernière roue du carrosse, pour cela je devais me dépêcher. Mais j’avais peu d’indications, car les auteurs avaient confiance en ma maitrise. J’ai su que Moebius avait beaucoup aimé mes couleurs, lorsque les Humanoïdes ont fait recoloriser tout l’album, ce qui a donné un gigantesque embrouillamini, une jardinière de légumes. Il est venu vers moi pour le déplorer : « Tu as vu ce qu’ils ont fait à notre album ? ». Évidemment les Humanoïdes ne me l’avaient pas envoyé. Ils ont fini par reprendre mes couleurs, en scannant les publications car ils ont perdu toutes mes mises en couleur, je n’ai plus rien de mes bleus de Moebius. Régulièrement, ils me les demandent, mais ils ne les ont jamais rendus ni à moi ni à Jean Giraud. Trois albums qui ne sont jamais revenus… Moi j’ai récupéré presque tout d’Yves car ils rendaient les originaux, les films et les bleus à mon mari. Toutefois, j’en ai perdu un entier, un épisode d’Adolphus Claar, le seul qui ait été colorisé en bleus à la gouache, « Vacances à Proxima ». J’ai gardé les films mais sinon j’ai tout perdu. C’est chez Dupuis qu’ils les ont perdus. Si les gens qui fouillent dans les archives les retrouvent, qu’ils me les renvoient ! J’aimerais bien les retrouver, les scanner et les refaire.
Aujourd’hui vous participez aux travaux de rééditions des œuvres d’Yves Chaland, quelle part prenez-vous dans la restauration de la couleur, s’il y a lieu ?
Pour les rééditions, je travaille à partir de fichiers numériques. Aux Humanoïdes Associés, ils ont scanné leurs films et j’ai travaillé sur leurs films à refaire les ronds des trames, directement sur Photoshop. J’ai appris à utiliser Photoshop assez rapidement. J’ai un ordinateur depuis 1995, car je suis assez branchée numérique, d’abord pour mon entreprise, ensuite pour le reste. Pour apprendre, au début on s’excite un peu, mais comme pour tout, on finit par y arriver. J’ai passé des nuits à essayer de comprendre. Pour les travaux de rééditions, je retouche sur les fichiers numériques. Quand j’ai la matière je scanne les planches et les bleus avec mon scanner professionnel, ou alors quand je n’en ai pas, je scanne des imprimés, des tirages que je trouve, enfin je fais au mieux. S’il y a besoin, je peux travailler dessus. Depuis un certain temps, on affectionne la réédition en fac similé des œuvres de bandes dessinées. On scanne les planches en quadrichromie pour avoir le rendu de la matière, alors qu’avant on scannait de manière à ce qu’il n’y ait ni matière, ni rendu de sorte qu’on avait que le trait en bitmap. J’essaye, car je n’ai pas tout, Yves a donné, vendu. Tout ce qui me tombe dans les mains, je scanne et j’archive. Quand je fais un livre, je fais presque tout : les scans, je choisis les images, je choisis les intervenant-es, je fais toute l’imposition dans un beau "monstre" et le maquettiste met enfin tout en place.
Couverture de La Comète de Carthage © 1985, Les Humanoïdes associés.
Dans votre travail de coloriste quelle a été l’œuvre la plus marquante pour vous ?
C’est La Comète de Carthage parce que dans cet album, il y a de belles atmosphères : de la pluie, de la nuit – c’est très intéressant de travailler la couleur de la nuit – la lampe-tempête, le feu de cheminée, des éclairages indirects avec la verrière, les coucher de soleil, la tempête etc. Au niveau des couleurs, c’est passionnant de traduire les ambiances. C’est l’inverse de F 52 – qui se passe intégralement dans un avion – où il ne faut pas du tout se laisser aller, c’est très froid comme atmosphère, mais c’est plus rapide à faire. Sinon je n’ai jamais eu de difficultés sur aucun de mes travaux, ni pour le travail d’Yves ni pour les autres dessinateurs.
Ce qui vous importe c’est la conception des atmosphères ?
Ce qui compte le plus pour moi, c'est la qualité artistique de l'image au service de l'histoire.
Comme dans une pièce de théâtre ou un film, le ou la coloriste est le responsable créatif des prises de vues, certainement pas des « jolies couleurs ». Dans un film, on peut remarquer les costumes, les décors, mais ce que l’on retient c’est le travail du chef opérateur qui a mis son éclairage là où il fallait, pour mettre en valeur, cacher les plans ou les couleurs. C’est cela qui m’intéresse, surtout chez Chaland car il a toujours des mises en abyme dans ses histoires qui les rendent complexes. Or il faut pouvoir mettre en valeur tout ce qui n’est pas écrit et dont on a besoin pour l’histoire, c’est ce que je m’applique à faire par la mise en lumière.
Qu’est-ce qu’une bonne mise en couleurs selon vous ?
Une mise en couleur c’est un élément qui nourrit le récit. On ne le remarque pas, on lit l’histoire, on est dans l’histoire, on partage un moment avec les personnages, mais on ne remarque pas les couleurs. Cela sert le récit. En ce moment je ne trouve pas mon compte dans les colorisations des albums qui sortent. C’est souvent une confusion d’aquarelle jaune, rose, vert pâle. Il n’y a pas de lumières, pas de contrastes et pas de couleurs. Ça dessert absolument le récit.
Quand vous évoquez le travail du chef opérateur, vous avez en tête des modèles graphiques ou cinématographiques qui feraient pour vous ce travail de manière convaincante ?
J’ai une culture cinématographique générale : j’aime les vieux films des années 1930, Pabst, Murnau, les lumières des films noirs, ou encore toutes les comédies américaines des années 1950. Dans celles-ci, même en noir et blanc, les lumières étaient très belles, les acteur-rices étaient magnifié-es. Les entrées et les sorties des personnages étaient parfaitement maîtrisées dans leur manière de jouer avec la lumière, et on comprenait parfaitement le récit. Quand le technicolor est arrivé, c’était fabuleux. Funny Face avec Audrey Hepburn, dont l’histoire est à pleurer d’indigence, la couleur, les lumières sont magnifiques. On sent qu’il y avait un technicien derrière qui ajustait le moindre détail des costumes et des décors en fonction des lumières et des atmosphères. Le chef opérateur et les technicien-nes du Technicolor étaient sur le tournage pour cela, pour qu’à la fin, le spectateur puisse entrer dans ces décors, dans ces lieux luxueux. Ça c’est fascinant !
C’est une culture cinématographique que vous partagiez avec votre mari ?
Dès toute petite, je regardais le ciné-club à la télévision avec ma famille. C’étaient des références qu’on avait en commun avec Yves, on regardait beaucoup de vieux films ensemble. Notamment les films noirs, qu’on pouvait prendre intégralement en photo pour les bandes dessinées, pour un plan avec une voiture, un éclairage, un pavé qui luisait.
Quels étaient les délais habituels de livraison des bleus ?
En général on avait à peu près huit jours. Le dessinateur remettait ses planches, ça passait en gravure et ça partait à l’imprimerie pour l’impression des bleus, cela prenait à peu près dix jours, après on nous les remettait, il restait quinze jours. L’avant-dernière semaine était pour nous. On avait une semaine pour faire les couleurs sur huit pages, puis ça repartait à la photogravure et à la maquette pour la dernière semaine. On publiait huit pages pour chaque numéro de Métal. Le journal était mensuel, il fallait donc assez de matière à chaque numéro. J’ai toujours tout rendu en temps et en heure.
Vous aviez un contrat ? Comment étiez-vous rémunérée ?
On n’avait pas de contrat et on était mal payé. On était payé à la planche et on ne touchait pas de droits d’auteur sur la publication en album, pour Moebius par exemple. À part avec les albums avec Yves, pour lesquels j’avais un petit pourcentage, les scénaristes et dessinateur-trices étaient les seul-es à avoir un droit d’auteur. J’étais payée à la planche entre 300 et 400FF la page dans l'édition [soit entre 90 et 150€ aujourd’hui, ndlr]. Je gagnais évidemment moins bien ma vie que mon mari dessinateur. On faisait pot commun, comme beaucoup de coloristes qui étaient femmes de dessinateurs. C’était un travail long, mal payé mais cela faisait un complément de revenu pour le ménage. Dans la génération de mon mari, ça se passait comme ça dans tous les foyers de dessinateurs.
Bleu de colorisation sans son film noir de la planche 28 de La Comète de Carthage © 1985, Fonds Yves Chaland.
Vous étiez en lien avec elles ? Vous les avez connues ?
J’ai rencontré, probablement à des soirées, ou à Métal Hurlant, Evelyne Tranlé, la sœur de Jean-Claude Mézières, Madeleine DeMille, la femme de Ted Benoit– elle travaillait pour Bayard aussi – Dominique David, l’épouse de Philippe Berthet, Dominique Thomas l’ex-femme de Franck Le Gall qui faisait ses couleurs aussi et qui après a continué pour Stanislas, plus récemment Lewis Trondheim et Brigitte Findakly. Isabelle Merlet et Jean-Jacques Rouger, que j'ai rencontrés, sont deux coloristes et dessinateurs en couple aussi. On parlait de temps en temps de cuisine avec Madeleine DeMille, pour les tarifs notamment. Cela dit, ça ne changeait rien, car les maisons d’édition n’ont pas voulu changer les règles du droit d’auteur. Si les coloristes réclamaient des droits d’auteur, elles avaient l’air de prendre une miette à leur voisin, donc ça ne passait pas. Avec Chaland j’avais droit à un pourcentage de 2 ou 2,5%.
Vous étiez invitée dans des salons de bande dessinée ?
J’étais invitée en tant que membre d’un couple d’artistes mais jamais en tant que coloriste.
Vous avez complètement arrêté la colorisation après le décès de votre mari, pourquoi ?
Du travail, j’aurais pu en trouver, et aujourd’hui on m’en propose encore. Mais j’ai arrêté parce que j’étais partie pour développer ma propre œuvre et mon entreprise. Je travaille dans la mode et c’est ce que je voulais faire.
Vous n’aviez pas l’impression que vous auriez pu développer votre propre œuvre dans la couleur ?
La couleur est au service d’une histoire écrite par quelqu’un d’autre, même si la couleur est une histoire sous-jacente. On change la couleur, on change l’histoire, mais ce n’est pas notre histoire. Je ne sais pas faire de bande dessinée mais cela ne m’a jamais interpellée de dessiner des histoires, des albums, en tout cas pas sous cette forme. Ce qui m’intéresse c’est la matière, les tissus : là, je raconte des histoires. Je dessine pour la mode, mais ce sont des croquis, la narration est différente. En tout cas, c’est l’intention que j’aie eue et je l’ai mise en pratique.
Vous avez pourtant continué à faire vivre votre œuvre à travers celle d’Yves Chaland, notamment avec Les Rencontres Chaland à Nérac et les rééditions ?
Je suis ayant-droit d’un artiste et je veux continuer à faire vivre l’œuvre de cet artiste. J’envoie des planches pour des expositions, j’y participe, je cède les droits pour des rééditions, je m’occupe des rééditions des albums sous différents formats pour différents pays. Je fais des livres pour rassembler ses œuvres qui ne sont pas dans les albums, j’ai créé un festival de bd et une application de Réalité Augmentée LUDI BD, A la poursuite d'Yves Chaland qui animent des dessins de Yves Chaland. Récemment, j’ai pris deux ans pour faire le beau livre de fac-similés: Chaland, une vie en dessins avec Champaka éditions. Cela fait partie de l’œuvre de Chaland, et c’est très bien de parler du travail de la couleur. J’ai aussi soutenu et participé au documentaire d’Avril Tembouret. C’est beaucoup d’énergie mais c’est gratifiant de toujours citer Yves Chaland.
Globalement je trouve qu’on parle plus des coloristes aujourd’hui, et ce, depuis une quinzaine d’années en moyenne. On les connaissait dans le métier, mais elles (et ils, maintenant !) ne figuraient pas nécessairement sur les albums. L’année dernière en 2023, il y a eu l’exposition sur les couleurs au Festival d’Angoulême ! C’était très bien. J’aurais bien aimé être dans l’exposition pour montrer les mises en couleurs pour l'œuvre de Yves Chaland !
Il y a des albums récents dont vous aimez la colorisation ?
L’album de Lili Sohn et Elodie Lascar, Sultana, n’a l’air de rien pour la couverture mais l’intérieur est tout en bichromie rose fluo et en ombres à l’encre de Chine, est superbe. Les ambiances et les atmosphères sont très réussies. J’adore ces histoires de Marseille : on sent les accents, la mixité. Le dernier Floc’h est très bien pour ses couleurs. Il a mis sa femme aux couleurs sur Photoshop et elles sont très belles. Sinon j’ai beaucoup aimé Roxane vend ses culottes de Maybelline Skvortzoff. C’est en noir et blanc mais concernant les couleurs je trouve que la couverture est très réussie. Madeleine, résistante de Dominique Bertail m’impressionne beaucoup avec ses nuances de bleu, ses lumières. Il maîtrise cela de main de maître ! Moderne, cinématographique et nostalgique!
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