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Dossier - Représenter les violences sexuelles

Irène Le Roy Ladurie

[juin 2024]

Avec l'apparition du mouvement #MeToo le discours féministe a fait ressurgir une critique, vivace dès les années 1970, des représentations littéraires et artistiques propres à la « culture du viol », c'est-à-dire, un imaginaire qui érotise les rapports sexuels contraints et les rend désirables. Ce discours a également analysé un certain type d'interprétations, situées, de ces mêmes images qui auraient contribué à effacer et/ou enjoliver les traces d'une domination des corps et des esprits. 

Pour ce mouvement, il s'agit de décrypter les dynamiques de pouvoir et de violence au sein des représentations littéraires et artistiques, en particulier en ce qui concerne les relations érotiques et sexuelles. Ce prisme a contribué à révéler des pratiques d'euphémisation et la construction d’un « regard » situé, tant au sein des récits qu'au niveau de la critique, en littérature et dans les arts visuels. Il s'agit alors de construire des outils qui permettraient de nommer les violences sexuelles, et notamment le viol, ainsi que de révéler plus largement les relations de domination au sein des œuvres de fiction mais aussi des témoignages. Comme l’écrit Marie-Jeanne Zenetti (2022) : « Une lecture féministe, en ce sens, ne se limite pas à repérer, au sein d’un texte, les éléments qui pourraient relever d’une critique des violences patriarcales. Elle interroge aussi la manière de lire engagée dans l’analyse, en posant la question de savoir qui décrète comment un texte doit être lu et à qui profite ce cadrage des manières de lire. » 

Or ce mouvement, s'il paraît très contemporain, trouve ses racines dans un discours militant déjà ancien, datant du mouvement féministe contre le viol des années 1970, qui a fait de ce dernier le motif central de la domination masculine. Que l'on songe à l'essai d'Iris Brey (2020) qui emprunte à Laura Mulvey le concept de male gaze [regard masculin] (1975) en l’appliquant à la question du viol et qui en appelle à la nécessité d'une « révolution du regard » ou que l’on songe à l'essai de Valérie Rey-Robert sur la « culture du viol » (2019), qui fait écho à l’essai Le viol [Against Our Will] de Susan Brownmiller, qui y signe dès 1975 une première tentative de démystification des relations sexuelles et amoureuses en s’appuyant abondamment sur des productions culturelles, fictionnelles et non fictionnelles. L'expression « rape culture » [culture du viol] est également attestée dès 1975 comme titre d'un documentaire de Margaret Lazarus et Renner Wunderlich produit par Cambridge Documentary Film. Dans ces deux dernières contributions ce ne sont pas seulement les faits de viols dans la réalité qui sont analysés mais aussi des scènes canoniques de la littérature et du cinéma, notamment la scène de viol dans Autant en emporte le vent qui traverse les écrits féministes sur la question sur plusieurs décennies. Ces travaux ménagent les premières bases d’une pensée féministe de la culture (Anne Grand d'Esnon, 2023). 

Or, le monde de la bande dessinée à la même époque, même si on a pu l'oublier, a été marqué par ce changement de regard. Dans Ah Nana! de nombreux récits s’emparent de la question du viol. La récurrence du thème témoigne du besoin qu'ont eu les autrices d'avoir recours à la fiction pour s'affronter à ce point majeur de la domination masculine. Dans le n°8, publié en 1978, le récit « Fantasme et réalité » signé Fèvre et Clodine, propose de reproduire le script canonique de la rencontre amoureuse et sexuelle entre homme et une femme, qui apparaît d’abord sous la forme d’un conte de fée moderne. La mise en page en propose simultanément une traduction graphique qui en dévoile la mécanique - sous-jacente - de viol. La revue propose également des tentatives de décryptage des imaginaires sexistes des auteurs de bande dessinée à travers les violences qu’ils font subir à leurs personnages. En 1978, toujours, dans le numéro n°7 spécial « sado-masochisme », un article signé Marianne Leconte fait un sort aux auteurs sadomasochistes et à la pulsion de violence qui vise, dans leurs œuvres, uniquement les femmes, en particulier dans les planches de Georges Pichard. Si son discours n’aborde pas directement la question des violences sexuelles, l’article témoigne d’un souci pour les représentations violentes et l’imaginaire politique que véhiculent des fantasmes graphiques. Au cours de cette même décennie, Robert Crumb a été confronté aux critiques féministes à l'égard de l’avilissement qu'il faisait subir à ses personnages féminins dans ses bandes dessinées, critique à laquelle il a pris soin de répondre sur une tonalité brutale, au sein du n°2 de Big Ass comics en 1971, sous la forme d'une planche de bande dessinée tout en affirmant son absolue liberté de création. Enfin en 1984, Chantal Montellier, avec Odile et les crocodiles, décrypte par la fiction, la construction d'une culture du viol qui traduit la domination sexuelle de toute une société sur les femmes. L'autrice met en scène le parcours d'Odile dans le dédale d'une grande ville où elle subit un viol effectif, mais aussi dans les entraves d'une culture intellectuelle et artistique où elle fait face au déni de son viol et de sa révolte. 

Ainsi, cette critique de longue haleine des mythes autour du viol et de la représentation des violences sexuelles, trouve actuellement de nouveaux développements sous la forme de nouveaux fronts critiques, jusqu'à la toute récente affaire Bastien Vivès. Celle-ci, qui a débuté fin 2022 à l'annonce de la programmation du 50ème Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême, a mis aux prises, entre autres, une lecture distanciée et satirique de scènes pornographiques - et pour certaines représentant des personnages mineurs - contenues dans l'œuvre de cet auteur et une lecture féministe qui décrypte les relations de domination présentées par ces récits dans le contexte plus large de la culture du viol. Avec ce dossier Neuvième Art propose d'ouvrir une réflexion sur le regard que l'on porte sur la mise en scène des relations sexuelles et de ses violences en invitant des perspectives critiques venues de toutes disciplines.

Création graphique et pédocriminalité

Christian Staebler, suite aux débats et polémiques ayant eu lieu lors du Festival d'Angoulême de 2023, a recueilli la parole d'Anne-Laure Maduraud, ancienne juge d’instruction et juge des enfants, militante féministe, autrice d’articles et notamment, avec Catherine Le Maguéresse de Ces viols qu'on occulte : critique de la correctionnalisation, et participante au débat ayant eu lieu au Spin-Off en 2023. Elle y donnait son éclairage sur les relations parfois tendues entre liberté de création et la loi encadrant la production de contenus pédopornographiques, la seule loi en France qui est susceptible de censurer la pornographie. Neuvième Art publie ici un entretien mené en 2023 alors qu'en 2024 le procès concernant Les Requins Marteaux et l'œuvre de Bastien Vivès est encore en cours. Lire l'entretien avec Anne-Laure Maduraud.

NitNit, éthique et esthétique

Pour les lecteurs·rices de la « trilogie NitNit » de Charles Burns, la parution du troisième album Calavera en 2014, quatre ans après ToXic et deux ans après La Ruche, venait résoudre une intense tension narrative ménagée par la structure non linéaire et fragmentaire du récit : qu’est-il arrivé à Doug ? Qu’est-ce qui l’a conduit dans ce sous-sol où il se perd, la tête pansée, dans la contemplation de photographies et la remémoration de souvenirs ? Dans cet article Anne Grand d'Esnon se propose de décrypter les violences sexuelles dans le récit de Charles Burns. Lire l'article d'Anne Grand d'Esnon. 

Bibliographie pour aller plus loin 

Ouvrages et collectifs

Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud (dir.) ; et al. À coups de cases et de bulles : Les violences faites aux femmes dans la bande dessinée. Nouvelle édition [en ligne], Presses universitaires de Rennes, 2023 (généré le 13 janvier 2024).  

Susan Brownmiller, Le viol [Against Our Will. Men, women, and rape, 1975], Stock, 1976, traduction de l’américain par Anne Villelaur.

Iris Brey, Le regard féminin. Une révolution à l’écran, Points, 2020.

Véronique Lochert, Zoé Schweitzer, Enrica Zanin (dir.), La Fiction face au viol, Hermann, coll. "Fictions pensantes", 2024.

Hélène Merlin-Kajman, La Littérature à l’heure de #Metoo, Ithaque, 2020.

Valérie Rey-Robert, Une Culture du viol à la française, Libertalia, 2019.

Denis Saint-Amand et Mathilde Zbaeren (dir.), Revue critique de fixxion française contemporaine, 24 | 2022, « Violences sexuelles et reprises de pouvoir » [En ligne], mis en ligne le 15 juin 2022.

Georges Vigarello, Histoire du viol. XVIe-XXe siècles, Seuil, 1998.

Actes des journées d’étude, « Désir, consentement, violences sexuelles en littérature : quelles méthodes d’analyse littéraire ? quels enjeux pour la discipline ? » (12 janvier 2019) et « Désir, consentement et violences sexuelles dans la littérature du XIXe siècle » (17 juin 2019) organisées par Lucie Nizard et Anne Grand d'Esnon disponibles sur Malaises dans la lecture (hypotheses.org)

Articles

Anne Grand d’Esnon, « Interpréter est politique »COnTEXTES [En ligne], 33 | 2023, mis en ligne le 19 octobre 2023.

Susan Kirtley, « “A Word to You Feminist Women”: The Parallel Legacies of Feminism and Underground Comics », in Jan Baetens, Hugo Frey, Stephen Tabachnick (dir.), The Cambridge History of the Graphic Novel, Cambridge University Press, 2018, 269-285.

Laura Mulvey, “Visual Pleasure and Narrative Cinema”, in Screen, vol. 16, n° 3, 1975.