Dossier - Mangeurs d'images: nourriture, bande dessinée et iconotextes
[mars 2025]
L'exposition Croquez ! qui s'est tenue au Musée de la Cité Internationale du 25 janvier 2024 au 10 novembre 2024 ouvre ses portes en février 2025 à la Cité de la gastronomie et du vin à Dijon. Elle met en lumière les relations qui existent entre le plaisir du dessin et du récit et les plaisirs de la bonne chère. Elle propose également un regard sur le futur de la cuisine au prime des défis sociaux et écologiques du XXIe siècle. Neuvième art, à travers ce dossier se propose de revenir sur la question des rapports entre le goût, la nourriture et les récits en image, de la gravure du XIXe siècle à la bande dessinée la plus contemporaine en passant par un tour d'horizon des traditions graphiques internationales. La plupart des articles ce dossier sont le fruit d'une journée organisée par les jeunes chercheurs et chercheuses de l'InTRu (Interactions, transferts et ruptures artistiques et culturels) à l'Université de Tours, équipe de recherche qui travaille sur les iconotextes. La journée s'intitulait Mangeurs d’images. Nourriture dans les iconotextes, iconotextes comme nourriture. Elle proposait de réfléchir aux liens effectifs et métaphoriques entre appétence, lecture et images alimentaires.
Le lien entre nourriture et image en bande dessinée permet d'emblée de d’établir que notre rapport à l'image va bien au-delà du simple visible. Comme le rappellent Gil Bartholeyns et Thomas Golsenne, les images agissent. Du moins leur accorde-t-on ce pouvoir, au vu des « réactions qu'elles suscitent [...], extrêmes : adoration, extase, fétichisme, iconoclasme » (Bartholeyns & Golsenne : 2010, p. 18). Nous consommons effectivement des images comme de la nourriture, ainsi que l'a montré Jérémie Koëring dans son ouvrage, Les Iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, en se rapportant à un effet pratique – souvent religieux ou médical – attesté depuis l'Antiquité. L'eucharistie, sacrement rituel de la messe catholique, repose sur l'image d'un dieu que les fidèles mangent en mémoire de l'incarnation de dieur sur terre. Nous mangeons, toujours, des images. Il s'agit aussi, plus prosaïquement, des bonshommes en pain d'épice ou des produits dérivés de l'industrie culturelle comme les bonbons Schtroumpfs. L’ingestion des images évoque à la fois la pratique effective, et qui a pu alimenter la critique de l’idolâtrie par les partisans de l’iconoclasme, et une connotation métaphorique, plus valorisée, l’innutrition par exemple, qui renvoie à la pratique savante d’apprentissage et d’imitation auprès de modèles artistiques ou littéraires. À l'époque contemporaine, la métaphore alimentaire des images renvoie à leur consommation de masse. Celles-ci « gavent » littéralement le public. Ce lieu commun se cristallise en de nombreuses caricatures du consommateur devant le spectacle médiatique, être passif gouverné par ses appétits et avide de friandises. Ci-dessous, le dessin de Sempé en propose une variation amusée, autour de la difficulté à faire manger un petit enfant : l’écran de télévision devient facilitateur de l’appétit.

Jean-Jaques Sempé, Quelques enfants, Paris, Denoël, 1983, page 10.
Cette métaphore repose sur l’idée que des représentations considérées comme nocives, modèleraient par effet d'imprégnation (comme une infusion) leurs consommateurs et consommatrices. Pire, la consommation à forte dose d’images les rendrait passifs. Cette image nourricière témoigne encore d’une peur des images et notamment des images populaires auxquelles seraient exposées les sensibilités les plus fragiles (les enfants), prises dans le flux des habitudes quotidiennes, sur papier ou sur écran. L'image, dans cette perspective, apparaît comme une production de grande consommation comparable à l’alimentation. Or les récits populaires et médiatiques, et en particulier les récits graphiques, entretiennent une véritable complaisance à montrer la nourriture consommée, magnifiée, esthétisée de manière séductrice. Cette esthétisation, trompeuse, notamment dans l’imagerie publicitaire, donne lieu à sa démystification dans les récits satiriques qui en dévoilent le hors-champ. Plus loin, la représentation de la nourriture entretient dans les bandes dessinées une confusion entre lecture et gourmandise, dont les ressorts reposent sur le caractère sensible du dessin et la dimension hautement symbolique et métaphorique de la nourriture dans notre imaginaire. Nous verrons dans quelle mesure l’image de bande dessinée représentant la nourriture reflète son propre aspect consommable.
Les dérèglements de la faim
La bande dessinée comme culture populaire et enfantine est un espace de l'expression des appétits. Les images de la faim y sont récurrentes, portées par les figures archétypales des garnements ou des vagabonds. Ces personnages peuplent dès le XIXe siècle la bande dessinée naissante. Les histoires de Max et Moritz de Wilhelm Busch (1856), inspirées par les comptines enfantines et les contes, tournent souvent autour de larcins alimentaires. Sous la forme de métamorphoses graphiques remarquables, les aventures transforment les personnages, tombés dans un pétrin de boulangerie, en brioches. Puis, jetés dans un moulin, ils sont réduits en grains de blés picorés par des oies dans l’ultime histoire. Cette dernière sonne comme une punition effrayante pour les deux enfants malicieux. Motif récurrent des récits enfantins, pour lesquels la bande dessinée du début du XXe siècle constitue un vivier prolifique, les tentations gourmandes se soldent par de cruelles et graphiques admonestations, comme dans les aventures du petit bourgeois Buster Brown de Richard Felton Outcault où l’abondance alimentaire est un motif récurrent. Dans les plus mélancoliques aventures de Hungry Henrietta (1905) de Winsor McCay, rare héroïne de comic strip à grandir en même temps que sa publication, se dessine la silhouette de la petite fille, différente de celle du garnement. La famille, voulant donner en spectacle Henrietta en tant que bébé parfait, ne sait pas comment arrêter ses pleurs si ce n’est en la gavant de lait (Van de Wiele, Pursall : 2023). Montrer le corps digestif et affamé permet de réfléchir sur le corps social et sur la façon dont celui-ci est façonné, dès l’enfance.
Dans cette tradition, la faim anime aussi d'une autre manière les personnages de la bande dessinée car elle suscite l’ingéniosité des personnages de marginaux, figures omniprésentes dans les comic strips de la presse américaine, tout en tendant un miroir au lectorat. Ainsi, les enfants des rues dessinés par Outcault dans Hogan's Alley à partir de 1895, ou encore Pete the Tramp de C.D. Russell (connu en français comme le Père Lacloche, publié dans Le Journal de Mickey), né au cours de la Grande Dépression, documentent la précarité sociale dont l’absence de repas est le symbole. Le vol ou la consommation subreptice de nourriture devient un rouage récurrent de la mécanique du strip comme le sempiternel chapelet de saucisses dérobé par Pif, dessiné par José Arnal dans L'Humanité (Garric, 2022). La nourriture ainsi représentée fait monter la tension du récit autour de l'exploit du personnage, tout en reposant sur le caractère appétissant du butin.


Richard Felton Outcault, extraits de « Buster Brown aide la nouvelle cuisinière à faire un gâteau », Buster Brown, son chien Tiger et leurs aventures, Paris, Librairie Hachette, 1904, non paginé. Version française de la page du dimanche publiée le 19 janvier 1904 dans le New York Herald. Source: gallica.bnf.fr
La représentation des appétits dessine des limites sociales aussi bien que morales entre le bien et le mal, l'excès et la mesure, et trie les personnages gouvernés par leurs appétits – souvent des enfants ou des animaux – et ceux guidés uniquement par leur esprit. Comme le faisait remarquer Lacassin dans son étude sur Popeye dans Giff Wiff (1966), les héros des récits épiques de bande dessinée ne sont pas représentés en train de se sustenter. Alors que sur la scène burlesque du Thimble Theatre de E. C. Segar, créé en 1919, une passion alimentaire anime les personnages, d'abord nommés comme des produits à avaler : Olive Oyl (huile d'olive), Castor Oyl (huile de ricin) ou encore Ham Gravy (sauce au jus de jambon). Puis, il y a Wimpy-Gontran, qui incarne l’ogre sympathique obsédé par les hamburgers. Plus largement, comme pour la nourriture, les personnages de Segar suivent tous leurs appétits les plus inavouables : amour, colère, violence. Par leur frénésie ils instillent du chaos dans les normes sociales les plus élémentaires.
Manger est un signe d'humanité, donc de faiblesse. C'est pourquoi les auteurs de bandes dessinées éludent la nutrition du héros ; à moins de souligner sa souffrance ou son courage, lorsqu'il en est privé. Rarement — si l'on excepte les garnements Pam et Poum — la nourriture n'aura tenu autant de place que dans les aventures de Popeye. Précisément, une grande partie de leur charme en réside dans la vue de ces beignets appétissants, de ces saucisses colorées en grillant de teintes sympathiques, de ces pâtés à la composition énigmatique, de ces monceaux de choucroute ou d'épinards, de ces soupes englouties avec une satisfaction bruyante, il monte comme le fumet d'une jouissance païenne et les échos d'un rire pantagruélique.
Francis Lacassin, Giff Wiff n°17, page 5.
Le dérèglement des appétits ainsi que l'humour burlesque qui se dégagent de ces bandes produites pour le débit quotidien de la presse entretiennent des liens avec la production industrielle de nourriture. Le comic strip naît à peu près en même temps que l’industrialisation de la nourriture et connaît un développement mondialisé par des échanges internationaux et de nombreuses traductions, dans un développement comparable à celui de la boîte de conserve (Soubrier, 2020). Par ailleurs, bien des dessinateurs et dessinatrices, de bande dessinée en Europe ou aux États-Unis ont pratiqué, dès la Belle Époque, l’image publicitaire, entre autres pour l’alimentation. On doit, par exemple, à Benjamin Rabier, dessinateur de presse et auteur de bandes dessinées pour enfants, l’image de la Vache qui rit. Et, phénomène troublant, les bandes dessinées elles-mêmes ont multiplié et accompagné la production d'images alimentaires. La conception graphique des aliments programme ainsi le désir de les consommer : les journaux pour la jeunesse proposent des rubriques de cuisine et même des recettes pour reproduire les images des bandes dessinées elles-mêmes sous forme de repas, comme la rubrique du « Réveillon de Spirou » du Journal de Spirou n°1652 de décembre 1969 qui propose de confectionner le village des Schtroumpfs, avec des œufs durs et des tomates – comme chapeau de champignon.

Double couverture du n°1652 du Journal de Spirou, publié en décembre 1969

Journal de Spirou, n°1652, décembre 1969, page 90.
Dans ce type de pages se mêlent la portée didactique de récits faits pour la jeunesse, l’entretien d’un lien de proximité avec le lectorat et parfois le désir de présenter une tradition culinaire authentique et de prolonger ainsi l’expérience exotique de la lecture, comme dans les pages « recettes » qui closent les volumes d’Aya de Yopougon de Clément Oubrerie et Marguerite Abouet. Au-delà de ces pratiques, la bande dessinée a participé et participe encore à l'imagerie publicitaire de l'industrie agroalimentaire : les restaurants Wimpy ont pris leur nom en hommage au personnage de Segar. Et dans les journaux pour la jeunesse, le Gaston de Franquin promeut la boisson Orange Piedboeuf dans Le Journal de Spirou entre 1959 et 1960. La séduction graphique et humoristique de la bande dessinée, sa dimension populaire et sa diffusion de masse ont pleinement participé au consumérisme. Sur ce sujet, les travaux menés sur les relations entre cultures matérielles et bande dessinée apportent des éclairages sur les relations entre le neuvième art et les réseaux de grande consommation (Lesage, Suvilay, 2019).
Appétits consuméristes
L'observation critique du consumérisme de la société des Trente Glorieuses tant en France qu'aux États-Unis fait du rituel du repas un objet de satire pour un certain type de presse de bande dessinée, témoin d'un quotidien qu'elle saisit. La nourriture apparaît comme l'un de ses paroxysmes aux côtés des spectacles médiatiques que sont la radio, la télévision et le cinéma. Kurtzman et Elder dans le n° 16 du journal satirique Mad en octobre 1954 s'en prennent au rituel petit bourgeois du restaurant dominical en famille, dans les officines asiatiques peu coûteuses d’une ville américaine qui pourrait être New York. Dans ces restaurants transformés en usines à manger pour familles insortables mais désireuses de s’offrir un petit luxe à bas coût, la pingrerie des clients fait la paire avec la saleté d’une cuisine où des employés exploités feraient tout aussi bien leur travail dans un garage.

Bill Elder (des.), Harvey Kurtzman (sc.), Marie Severin (col.), « The Restaurant », Mad n°16, octobre 1954, page 23.
La planche décompose l’espace saturé du restaurant, mettant en parallèle l’apparence d’un service soigné et les dessous d’une cuisine crasseuse dans un découpage qui évoque la logique théâtrale de la scène et de la coulisse. La satire des restaurants dans Les Dingodossiers de Goscinny et Gotlib vise l’emphase de la gastronomie par l’imitation de la gestuelle du service et de son discours pour décrire les mets dans le n° 343 de Pilote, de mai 1966. Dans les deux cas, en allant manger au restaurant, ce sont des images que consomment nos personnages : images de la gastronomie dans sa mise en scène, images des métaphores culinaires, images d’un confort récemment acquis, images de soi en société, bien éloignées de la réalité de l’assiette.

René Goscinny, Marcel Gotlib, « Allons au restaurant », Les Dingodossiers, Paris, Dargaud, 1967, page 16.
Pour ces bandes dessinées il s’agit de démasquer les faux-semblants de la vie quotidienne et de montrer de quoi sont faits nos produits – images, spectacles ou biens matériels – de consommation courante. Comme le souligne Marjorie Alessandrini sans son essai sur Robert Crumb publié, la satire de la société de consommation américaine passe par la reprise d’une imagerie anthropomorphique de la consommation alimentaire. La nourriture ultra-transformée par le complexe industriel transforme les aliments inertes en personnages : des hamburgers parlant, marchant, chantant. Cette nourriture est devenue « symbole culturel […] son image s’étant surmultipliée dans les bandes dessinées, la peinture pop, le cinéma et même le rock, comme dans une infinité de miroirs ». Incarnant un fantasme vivant sur lequel les personnages pris d’un désir quasi érotique et anthropophage se jettent, elle incarne l’image d’une société « cannibale fondée sur la violence, le meurtre, la voracité effrayante » (Alessandrini, 1974 : 87). Mettre à distance l’imagerie séduisante et empoisonnée de la junk food, qui puise dans l’imaginaire graphique lié à l’enfance de la bande dessinée et du dessin animé, est une tâche que se propose encore d’endosser une autrice comme Émilie Gleason dans son essai graphique Junk Food paru en 2023.

Robert Crumb, « Hamburger Hi-Jinx », Zap Comix n°2, Apex Novelties, 1968, non paginé.
La cuisine, goûter un spectacle
La nourriture participe ainsi de plain-pied aux régimes de visibilité de l’information et de la consommation. Représentée ou en représentation, elle est bien souvent le support de métaphores visuelles et verbales ainsi que le rappelle le critique d'art Gilbert Lascault en 1989 : « Pourquoi existe-t-il une sculpture des cuisiniers et une architecture des pâtissiers ? Pourquoi dévorons-nous des yeux les mets, les caressons-nous des yeux, avant de les manger ? Comment les métaphores circulent-elles de l'empire d'un sens à l'empire d'un autre sens ? » (2017: 200). La mise en spectacle de la nourriture et de la cuisine est devenue un topos de la culture contemporaine avec les émissions de concours de cuisine et une fascination toute particulière apportée au graphisme culinaire et au trompe-l’œil.
Dans l’art, la nourriture, comme la sexualité, décrite par les mots et par les images, atteint un haut degré d’esthétisation. Cette disposition noue avec le mimétisme de l’art pictural et graphique une relation particulière. L'historien de l’art antique Leonard Barkan, souligne à quel point la représentation de la nourriture, en poésie comme en peinture, interroge la capacité de l'art à représenter le réel, comme le rappelle l’apologue des raisins de Zeuxis. Dans le récit délivré par Pline l'Ancien, ce peintre excellant dans la technique mimétique, avait reproduit une grappe de raisin si réaliste qu'elle suscitait l'appétit des oiseaux. Plus encore, la représentation de la nourriture interroge ainsi les « qualités transformationnelles de l'esthétique » (p. 33, ma traduction) : la nourriture est sujette à l'esthétisation de la banalité, du quotidien voire de l'abject et du dépérissement comme en témoignent nombre de vanités à base d'aliments. Sujet privilégié de l'expressivité de l'art, sa matérialité stimule le faire voir et sentir : « [elle] sugg[ère] un courant fluide entre l'expérience effective et l'imagerie artistique » (p. 35, ma traduction). Ainsi, la nourriture, sujet tout à la fois concret et symbolique est souvent marquée par un très haut degré d'esthétisation.
En effet, les récits dessinés entretiennent un rapport gourmand avec le lecteur et la lectrice par les émotions de la faim et de la satiété représentées chez les personnages. Les lecteurs et lectrices de shonen savent que l’héroïsme de San Goku et Naruto ne fait pas l’économie de leur gloutonnerie avec force suggestions graphiques (onomatopées, gouttes de salive, détail des grains de riz). Au contraire de la tradition héroïque notée par Lacassin, dans ce genre l’humour lié à l’appétit démesuré des héros renforce leur supériorité. Dans la bande dessinée, les émotions suscitées par le spectacle de la gourmandise, se fondent dans la bande dessinée dans une élaboration graphique de la sensorialité de la nourriture qui confine parfois à des formes graphiques abstraites.


Guillaume Long, « Tenir le cap » extraits du blog À boire et à manger sur le site LeMonde.fr, 19 octobre 2009.
La palette sensible de la nourriture trouve une place de prédilection dans l'expressivité du graphisme de la bande dessinée. Elle sert souvent son discours publicitaire, notamment grâce à ses élaborations plastiques, les signes « transdiégétiques » (Exner), composantes « hiéroglyphiques » (Smolderen, 2014) ou « krollebitches », selon l’expression prisée par Jean-Christophe Menu (2017). Ces dernières traduisent métaphoriquement des impressions sensibles non facilement figurables : senteurs qui s'échappent en graphiques bouffées des plats fumants servis au lectorat par Guillaume Long, onomatopées qui exhibent les matières et textures des plats préparés par Alain Passard à Christophe Blain, mais aussi gouttes de sueur extatiques, tourbillons de plaisir évoquant le ravissement. Le travail plastique des textures et des couleurs participe au caractère immersif de l’image, qu’elle suscite l’appétence ou l’abjection. On peut penser aux repoussantes couleurs marbrées dans des teintes d’ocre, de bleu, de terre de sienne ou de marron, pour les terrines de viande humaine faites par « Maman » avec la chair de « Papa » dans l’angoissante histoire « Sans famille ! » de Nicole Claveloux (dans le n° 45 de Métal Hurlant en octobre 1979). Dans un registre plus léger, on peut songer aux auréoles et étoiles qui miment la lumière luisant à la surface des aliments ou encore les couleurs vives en particulier dans le graphisme lié à la production de jeunesse, comme dans le dessin sans trait de contour de Kay O’Neill dans Le Cercle du Dragon-Thé (2020). Dans ce dernier ouvrage, l’immersion gustative des personnages dans les liquides parfumés et les volutes de thé représente la dimension proprement métaphorique du goût, à savoir le transport. Ainsi, les souvenirs des personnages lors de la consommation des aliments se matérialisent ici sous forme de compositions séquentielles.

Kay O'Neill, Le Cercle du Dragon-Thé [The Tea Dragon Society], Bordeaux, Bliss éditions, 2020, traduction de l'anglais par Célia Joseph, page 42.
La dévoration de la planche de bande dessinée se fait littérale, lorsque la gourmandise prend des proportions oniriques chez McCay, ou encore, chez Després et Cohen, quand une chouquette géante est dévorée de l’intérieur par Tom-Tom et Nana au cours d’« Un délicieux cauchemar » (1985). Leur parcours est autant une dévoration progressive du gâteau qu’une exploration par l’œil du lecteur dans la planche, elle-même sédimentée en couches et fourmillante de textures. La séquence avance dans le temps mais il n’y a qu’une image d’ensemble, traversée par des gouttières qui n’ont pas la fonction de découpage de l’espace-temps habituelle en bande dessinée. Habile mise en scène paradoxale, elle est mimétique de la logique du rêve où espace et temps peuvent être brouillés, au profit d’une exacerbation des sens, ici gustatif et tactile.

Jaqueline Cohen (sc.), Bernadette Desprées (des.& col.), « Un délicieux cauchemar », Tom-Tom le roi de la tambouille, Paris, Bayard Presse, 1985, page 23. Prépubliée dans le n°17 de J'aime Lire, 1978.
Au-delà même de la qualité immersive de la nourriture métaphoriquement retranscrite dans les planches de bande dessinée, la nourriture devient elle-même métaphore, et opère un lien entre le corps et l’esprit. La nourriture est le produit d’une transformation, parfois extrême, soit qu’il s’agisse d’un raffinement suprême, soit d’une standardisation industrielle ou que ce soit tout simplement lié aux purs mécanismes digestifs. Elle est un support artistique particulièrement prisé des artistes qui ont ainsi travaillé cette matière à transformer de manière humoristique et provocatrice, que l’on songe à la Merde d’artiste en boîte de Manzoni ou aux alliages imprévus de la cuisine futuriste du chef Jules Maincave chroniquée au sein des pages gastronomiques de la revue fantaisiste Fantasio. Le magazine gai avec sa recette de hachis de maquereaux à la gelée de groseilles (voir par exemple le numéro en date du 1er septembre 1913). Des auteurs marqués par le surréalisme à l’instar de Jean-Claude Forest se l’approprient dans un pur jeu verbal métamorphique : ainsi, dans la scène du restaurant dans Comment décoder l’Etircopyh des verres en forme de pieds – des verres à pied – côtoient un menu extravagant où figure entre autres une confiture de paupières en dessert. L’œil et la bouche se confondent à nouveau.

Jean-Claude Forest (des. & sc.), Fanny Dalle-Rive & Eric Bricka (col.), Hypocrite, T.02, Comment décoder l’Etircopyh [1975], Paris, L'Association, 2005, page 10.
Dans les genres de la science-fiction et de la fantasy, dits de l’imaginaire, la production d’aliments inédits devient un enjeu plastique et narratif en soi, comme la quête culinaire de Magda, cuisinière intergalactique de Nicolas Wouters et Mathilde Van Gheluwe, le montre. De concours culinaire en concours culinaire, la jeune cuisinière explore les matières, les ingrédients et les écosystèmes variés. Cela donne lieu à des recettes, en fin de volume, motif traditionnel, pour proposer de consommer les images lues, mais en en proposant des versions « terriennes ». Dans ces recettes est privilégiée une cuisine du futur, l’un des sujets d’une partie de l’exposition Croquez, reproduite dans le livre Bouchées doubles (2024) qui présente des scénarios prospectifs co-écrits par des auteur.es et des chef.fes intégrant les possibilités – parfois imaginaires – de la gastronomie de demain. Dans la série Magda, les recettes prennent en compte de nouvelles normes alimentaires pour la société à venir, les ingrédients sont végétariens, attentifs à une biodiversité et prolongent ainsi par la pratique la fonction d’exploration de mondes et d’observation de la nature que l’on trouve dans cette bande dessinée.

Mathilde Van Gheluwe (des. & col.), Antoine Wouters (sc.), Magda, cuisinière intergalactique, T.01, Le grand tournoi, Paris, Sarbacane, 2022, page 154.
Le repas, un miroir de soi et des autres
Dans la vie quotidienne, si nous nous nourrissons pour maintenir nos forces vitales, l'alimentation a été sublimée, transformée en des formes esthétiques, abstraites et ritualisées, comme des œuvres d'art ou des spectacles. Se nourrir, en tant qu'acte ritualisé, fondé sur des pratiques religieuses et organisé entre norme et transgression, est un topos récurrent des récits : il immortalise la communauté réconciliée au cours de partages ritualisés, tel le banquet d'Astérix, qui clôt chaque fin de récit avec exclusion de l'élément perturbateur.
La fonction régulatrice – et contraignante – du repas est centrale dans les récits du corps et de leur image. Déjà, McCay, en bon observateur des troubles enfantins, donnait à voir avec Hungry Henrietta les conditions de développement d’un trouble alimentaire : la bouche ouverte de la petite fille qui pleure ou crie est inlassablement fermée par la tétine du biberon de lait que ses parents lui donnent (Tumey). Dans l’évolution du personnage, on voit une petite fille dévorant sans limite tout ce qu’elle peut, et ainsi la voit-on fatalement grossir d’épisode en épisode.
Dans « Une gamine toujours dans la lune » de Nicole Claveloux (publiée en 1977 dans Ah Nana ! n°6), au contraire, le refus de manger transforme les parents désapprobateurs en monstres cauchemardesques et la nourriture en matière hallucinatoire et métamorphique, augurant d’une autre métamorphose organique, celle de la menstruation dont la petite fille rêve. Refuser de prendre part au repas familial est la première pierre d’une consommation de son propre corps que la petite fille peint elle-même avec de la peinture évoquant les règles, objet de son fantasme.

Nicole Claveloux, « Une gamine toujours dans la lune », Ah Nana ! n°6, 1977, page 7.
De même, dans les récits de troubles alimentaires et de l’anorexie, la métaphore qui fait le lien entre l’image du corps social, de l’autre, et du corps intime est convoquée dans sa conflictualité. Dans Manger (2024) d’Éléonore Marchal, récit autofictionnel sous forme de conte du parcours de Miss, souffrant de boulimie et d’anorexie, l’image des autres et l’image de soi sont des figures de métamorphose : l’image de la mère monstrueuse renvoie à une perception déformée d’un corps genré et d’un destin social. L’image de soi de la narratrice, est une enveloppe qui occupe toute la planche dans sa maigreur cadavérique ou se déforme à l’aune d’un graphisme onirique qui transforme sa chair en matière malléable. La nourriture, objet permanent d’un désir irrépressible ou d’une transaction du pouvoir au sein de la famille, plus qu’une simple matière à consommer, se transforme en images mentales chargées de symbolique, quantifiées en unités consommables ou porteuses d’injonctions.

Eleonore Marchal, MANGER, Paris, Cambourakis, 2024, p. 33
Dématérialisée par la perception de la jeune femme, la nourriture est aussi perçue selon une gamme de couleurs qui ponctue le récit et transmet les affects d’excitation, de désir de mort – le rouge – ou d’apaisement – le bleu, notamment. En grandissant, elle rencontre une communauté de jeunes gens souffrant de troubles alimentaires comparables. Tous et toutes, affligé.es d’une vision de soi-même troublée, trouvent ainsi difficilement à aimer leur image au travers de leurs appétits. Les personnages sont métamorphosés en figures de la culture populaire, de dessin animé. Le récit renouvelle la topique de la méfiance à l’égard de l’image médiatique, lorsqu’elle devient une surface de projection trompeuse, miroir dans lequel trouver une norme à laquelle ressembler. L’image de la mère, transformée en Jabba le Hutt (un adversaire dans Star Wars), a contrario, devient un reflet repoussoir. Dans ce conte sur l’anorexie, nourriture, image et reflet se répondent pour brosser un portrait social des troubles alimentaires. Eléonore Marchal remotive la tradition enfantine du conte et la place centrale que la nourriture y prend, comme nous avons pu le voir dans les bandes dessinées enfantines, mais propose aussi une autre lecture sociale et esthétique de la norme alimentaire. Il s’agit aussi du récit d’une vocation. La protagoniste veut devenir une artiste des couleurs. La nourriture, transformée, métamorphosée et reconvoquée comme puissance esthétique colorée par la narratrice devient une matière exploratoire pour la re-création d’une image de soi qui fait pièce à la disparition. Dans ce récit d’émancipation intime et artistique, le processus alimentaire et la production de l’image sont noués ensemble.

Eleonore Marchal, MANGER, Paris, Cambourakis, 2024, p. 86
La métaphore – réversible – de la consommation médiatique comme consommation alimentaire a travaillé les récits de bande dessinée, en particulier les récits comiques ou satiriques. Par-là elle semble refléter son propre statut d’objet de consommation courante. Se nourrir est un geste qui associe à la matérialité organique la plus élémentaire, une histoire culturelle dense ainsi qu'un certain degré d’élaboration et d’abstraction : rituel, sacralisation, réminiscence, onirisme. Il est de fait propice à la métaphore. Associant de manière inventive et « polygraphique » (Smolderen), l’iconique et le verbal, les récits de bande dessinée ont trouvé dans la représentation du goût un thème particulièrement porteur en termes d’élaboration plastiques, jusqu’à des recherches narratives et de composition de la planche complexes, rendant compte de la mixité de la sensorialité. Enfin, le complexe social et sensoriel que constitue la nourriture en tant que phénomène de représentation devient le sujet de bandes dessinées qui donnent à voir la fabrique des représentations, la mise en spectacle des corps et de la perception de soi.
Bibliographie
Collectif, Bouchées doubles, Paris, Kéribus, 2023.
Marjorie Alessandrini, Crumb, Paris, Albin Michel, collection Graffiti, 1974.
Danièle Alexandre-Bidon, « Un miroir des arts ménagers : le 9e art », e-Phaïstos [En ligne], X-1 | 2022, mis en ligne le 05 avril 2022, consulté le 26 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/ephaistos/9837
Leonard Barkan, The Hungry eye. Eating, drinking, and European Culture from Rome to the Renaissance, Princeton, Princeton University Press, 2021.
Gil Bartholeyns, Alain Dierkens, Thomas Golsenne (dir.), La Performance des images, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 2010.
André Charpentier, « La cuisine futuriste », Fantasio. Magazine gai, 1er septembre 1913.
Eike Exner, « The Creation of the Comic Strip as an Audiovisual Stage in the New York Journal 1896-1900 », ImageText [en ligne], volume 10, issue 1, 2018-2019, consulté le 12 février 2025. URL : https://imagetextjournal.com/the-creation-of-the-comic-strip-as-an-audiovisual-stage-in-the-new-york-journal-1896-1900/,.
Jean-Louis Flandrin, Massimo Montanari, Histoire de l'alimentation, Paris, Fayard, 1996.
Henri Garric, Jean Vigreux, Pif le Chien. Esthétique, politique et société, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2022.
Ian Hague, Comics and the Senses. A Multisensory approach to comics, New York/London, Routledge, 2014.
Jérémie Koëring, Les Iconophages. Une histoire de l'ingestion des images, Arles, Actes Sud, 2021.
Francis Lacassin, « Popeye : ou le matelot venu par hasard », Giff Wiff n°17, janvier 1966, p. 3- 8.
Gilbert Lascault, Camille Paulhan (éd.), Saveurs imprévues et secrètes. Une anthologie des textes sur l'art, Lyon, Hippocampe, 2017.
Sylvain Lesage et Bounthavy Suvilay, « Introduction thématique : pour un tournant matériel des études sur la bande dessinée », Comicalités [En ligne], Bande dessinée et culture matérielle, mis en ligne le 21 décembre 2019, consulté le 28 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/comicalites/3692
Thierry Smolderen, The Origins of comics. From William Hogarth to Winsor McCay, Jackson, University Press of Mississipi, 2014, traduit du français par Bart Beaty et Nick Nguyen.
Paul Tumey, « Seeking salivation! Food in early comics », The Comics Journal [en ligne], publié le 9 février 2017, consulté le 12 février 2025. URL : de référence : https://www.tcj.com/seeking-salivation-food-in-early-comics/
Eva Van de Wiele, Dona Pursall, Sugar, Spice, and the Not So Nice: Comics Picturing Girlhood, Leuven University Press, 2023, Project MUSE: https://dx.doi.org/10.1353/book.109364
Les images d’une île à sucre : entre plaisir esthétique, glorification de la saccharocratie et enjeu documentaire

Dans cet article, l'historienne d'art Capucine Monfort, analyse l'art des gravures documentaires et publicitaires servant à raconter au XIXe siècle l'essor d'une industrie sucrière, concomitamment avec le perfectionnement de l'art lithographique en couleurs. Lire l'article de Capucine Monfort
« Ô puissant Cavollo ! » La nourriture de rue italienne dans l’imaginaire pittoresque du XIXe siècle

Dans cet article Violaine Gourbet, historienne d’art spécialiste de la représentation du paysage européen au XIXe siècle explore les potentiels graphiques et sensoriels des récits de voyage en image, qui apparaissent comme de lointains ancêtres des récits et blogs de voyage en bande dessinée qui articulent chose vue, plaisir gustatif et commentaire narratorial. Lire l'article de Violaine Gourbet
Dans les cuisines communistes de la bande dessinée chinoise

Dans le contexte de la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » en Chine sont publiées deux courtes bandes dessinées. En 1976 paraît Une nouvelle sentinelle au restaurant (饭店新兵), dessiné par Zhang Xuanying, suivie en 1977 par Remue-ménage au restaurant (饭店风波), dessiné par Gou Mengzhang. L’intrigue relate l’arrivée d’une ancienne Garde rouge dans le restaurant qu’elle a connu au début de la Révolution culturelle, quelques années plus tôt. Elle veut faire du restaurant une cantine populaire à destination des ouvriers et paysans et se mettre « au service du peuple » . Au service de cette histoire édifiante centrée autour de la nourriture, les images des deux lianhuanhua apparaissent comme des exemples particulièrement représentatifs de l’esthétique révolutionnaire, poussée à son paroxysme. La bande dessinée y représente la consommation alimentaire, tout en devenant elle aussi un objet de consommation idéologique. Lire l'article de Norbert Danysz
Gaston Lagaffe, l'art de jouer avec la nourriture

On entend souvent, lorsqu’on est enfant, qu’« Il ne faut pas jouer avec la nourriture », c'est tout le contraire auquel l'auteur de Gaston Lagaffe nous convie, en inversant les codes de la socialité. Inspiré par l'humour slapstick des comédies américaines burlesques et des comics d'humour à la Chic Young, Martin Branner et E.C. Segar, la nourriture devient dans Gaston Lagaffe l'objet d'un jeu récurrent, glissant vers une douce anarchie. Lire l'article de Philippe Mercier
De l’absence à l’abondance, Manger et partager la nourriture dans les albums sur la pauvreté

La pauvreté est définie comme portant atteinte au corps humain, privé d’un accès aux ressources essentielles et matérielles permettant de préserver son intégrité physique. Parmi ces besoins élémentaires — se chauffer, se vêtir et s’abriter — s’alimenter figure parmi l’un des plus primaires. Pauvreté et faim sont souvent pensées conjointement, notamment par les enfants, comme l’ont montré les travaux du Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature de Jeunesse en 2019. Lire l'article de Cheyenne Olivier
Nourrir l'auteur, alimenter l'album

Lors de la journée des doctorants du laboratoire InTRu intitulée « Mangeurs d'images » à Tours, il m'a semblé impossible de ne pas évoquer mon travail sur l'album jeunesse Carlo, que j’avais terminé cette même année et entrepris plus de dix ans auparavant. Cet article est pour moi une nouvelle occasion de présenter mon travail en étoffant mes propos, et surtout en l'appuyant de nombreuses images commentées. Chaque partie est construite autour d'un carnet de recherche qui représente une phase de mon travail. J'ai tenté de montrer comment pouvait se construire un album jeunesse contemporain, depuis sa naissance jusqu'à sa publication. Lire le processus de création de Carlo par Jean-Baptiste Bourgois
MANGER, entretien avec Eleonore Marchal

Entretien avec Eleonore Marchal, autrice de MANGER, publié en 2024 chez Cambourakis. Dans cette première bande dessinée, l’autrice, fraîchement sortie de sa formation nous offre le récit onirique d’une période de la vie de la narratrice, Miss, atteinte de troubles alimentaires. Très fortement inspirée de sa propre histoire et de sa vocation artistique, Eleonore Marchal y dépeint un univers très référencé où la forme du conte déploie symboles et métaphores. Lire l'entretien avec Eleonore Marchal