dick hérisson
Tome 3 : L’Opéra maudit | planche 4 | album aux éditions Dargaud, 1987|encre de Chine sur papier | 38 x 29 cm | inv. 001.16.8
[mars 2013]
La série Dick Hérisson, de Didier Savard, repose sur un équilibre sensible entre le policier et le fantastique, et la quatrième planche de l’album L’Opéra Maudit est, à cet égard, totalement représentative. Dick Hérisson a été conduit en mer, à l’endroit où un pêcheur a découvert un cadavre décapité. Peu à peu, les prémisses de l’enquête policière se teintent de surnaturel : le héros aperçoit une île au large et apprend par son guide qu’auparavant elle n’existait pas, qu’elle est évitée comme la peste et qu’elle est nommée « île aux sirènes » en raison des chants mystérieux qu’on y entend. Le brouillard se lève alors brusquement, obligeant le pêcheur à passer à proximité… Ainsi les superstitions populaires et les éléments atmosphériques sont-ils réunis pour créer une ambiance propice à l’angoisse et au mystère.
Le brouillard est un lieu commun du fantastique. En diminuant la perception visuelle, il instaure un climat d’insécurité et d’indétermination ; personnage et lecteur sont plongés dans l’incertitude, tant par rapport à l’éventuelle survenue d’un danger invisible qu’eut égard à la réalité de ce qui arrive. Ici le péril se réalise puisque, sans le savoir, le marin a fait route droit vers les récifs de l’île. Les rochers surgissent du brouillard trop tard pour être évités, provoquant le naufrage du bateau. La péripétie mise en scène dans la planche rend parfaitement compte de la confusion et de l’indétermination du décor. Les traits anguleux des vaguelettes se mêlent presque aux lignes arrondies représentant la brume pour créer un flottement dans l’image. Même quand le héros a réussi à sauver le pêcheur de la noyade et qu’il évolue difficilement parmi les rochers, ce sentiment subsiste, surtout à la dernière case dans laquelle la limite entre la mer et le brouillard est indiscernable. Cette indécision qui se dégage de l’image rappelle alors l’importance du doute essentiel au fantastique.
La composition de la planche contribue elle-même à créer ce sentiment de malaise et d’irrationalité. En considérant l’ensemble de la page, on est frappé par le désordre qu’elle manifeste en alternant des cases plutôt petites à d’autres beaucoup plus imposantes, installant par cette disproportion une sorte de labyrinthe visuel. En effet, il n’est plus possible de parler de « bandes », tant elles sont dénaturées et décomposées. On pourrait croire que la case initiale ouvre sur une première bande, mais elle se divise aussitôt en deux autres. La deuxième bande est, elle, tronquée en partie, tandis que la dernière empiète sur la précédente. Au final, toute linéarité y est brouillée.
La première case est particulièrement intéressante, car elle représente le basculement ; elle montre le bateau chavirant et Dick Hérisson passer par-dessus bord. Ce renversement inaugural conditionne toute la composition du reste de la page, d’une part, parce que c’est lui qui instaure le désordre dans la tabularité, et, d’autre part, parce qu’il inscrit la planche dans une harmonie asymétrique. En effet, les trois cases les plus importantes en taille se succèdent sur une diagonale qui parcourt la planche de l’angle supérieur à gauche jusqu’à son opposé à droite. Si on traçait cette diagonale, on constaterait qu’elle passe assez précisément par l’angle inférieur droit de chacune des trois cases, et même par l’encadrement culbuté de la cabine du bateau. Ainsi, la dynamique de la planche consiste-t-elle à la faire basculer vers la droite, dans un mouvement de chute qui est induit dès la première case. La dernière lui fait alors logiquement écho en représentant Dick Hérisson (qui tombait dans la première case) en équilibre instable au milieu des rochers et avec des signes manifestes d’étourdissement. Le héros est déséquilibré parce que la planche l’est elle-même dans sa construction – et la forme de la case en équerre marque d’ailleurs son écrasement dans l’asymétrie, principal soutien architectural du reste de la planche.
Le basculement des personnages en même temps que celui de la planche rend bien évidemment compte du basculement dans l’irrationalité : en s’aventurant plus avant sur cette île, Dick Hérisson découvrira plus d’une chose étonnante, parmi lesquelles L’Opéra Maudit.
Nicolas Tellop