Deux bleus d’Évelyne Tranlé
La Cité de la bande dessinée vient de faire l'acquisition de deux bleus d’Évelyne Tranlé. Celle-ci a connu une longue carrière dans la mise en couleurs, ce dont témoignent ces deux bleus (accompagnés des films correspondant) de mise en couleurs de deux planches des Héros de l’Équinoxe, une aventure de Valérian publiée en 1978.
[mars 2024]
Évelyne Tranlé, mise en couleurs de la pl. 17 des Héros de l’Équinoxe de Pierre Christin, Jean-Claude Mézières, Dargaud, 1978 (détail)
Dans le prolongement du dossier de Neuvième Art consacré aux coloristes, la Cité vient de faire l’acquisition de bleus de colorisation d’Évelyne Tranlé (Les Héros de l’Équinoxe, pl. 16-17), qui offrent un éclairage exceptionnel sur les procédés de mise en couleurs. Évelyne Tranlé (aussi connue sous le nom d’Évelyne Tran-Lê) est en effet une figure incontournable de cette génération de coloristes.
Pour aller plus loin
Évelyne Tranlé revient sur sa carrière de coloriste : entretien pour Neuvième Art
Née en 1940, Évelyne Tranlé s’est formée au dessin sur textile, et a commencé à travailler dans la création de tissus. Cherchant à travailler à domicile à la naissance de son premier enfant, son frère Jean-Claude Mézières lui conseille la bande dessinée. Évelyne Tranlé dépanne Jean Giraud pour les couleurs de quelques planches de Blueberry, avant que Mézières l’envoie chez Dargaud, sa maison d’édition. Uderzo, surchargé de travail, cherche quelqu’un pour assurer la mise en couleurs d’Astérix. Albert Uderzo est en effet daltonien, et doit déléguer la mise en couleurs. Dans Pilote, c’est Claude Poppé qui s’en occupe et, pour les albums, son frère Marcel Uderzo fait les premières mises en couleurs. C’est avec Le Bouclier arverne qu’Évelyne Tranlé réalise sa première colorisation d’un album complet. Mais elle jette ensuite l’éponge : c’est le seul Astérix sur lequel elle a travaillé.
Mise en couleurs d’Évelyne Tranlé pour Fred, Le Naufragé du A, Dargaud, 1972, p. 22
Elle a ensuite travaillé avec Fred ou Giraud (assurant la mise en couleurs de quatre Blueberry : Ballade pour un cercueil, Le Spectre aux balles d’or, Nez cassé, La Longue marche). Elle a également travaillé avec Fred sur Philémon dès Le Naufragé du A, et a travaillé occasionnellement avec d’autres dessinateurs pour des collaborations ponctuelles : Hermann, François Boucq, Cabu, Robert Gigi, Gérard Lauzier, Victor de la Fuente…
Portrait d'Evelyne Tranlé, oct. 2022, © Sylvain Lesage
Mais c’est avec son frère Jean-Claude Mézières qu’Évelyne Tranlé construit l’essentiel de sa carrière : elle a mis en couleurs l’intégralité de la série Valérian agent spatio-temporel (rebaptisée en 2007 Valérian et Laureline), monument de la bande dessinée « adulte », de 1970 à 2010. à une seule exception près : Les Oiseaux du maître (1973). La mise en couleurs d’Évelyne Tranlé participe pleinement de la réussite de la série. D’ailleurs, Évelyne Tranlé est l’une des toutes premières coloristes à être créditées en page de titre, avec Anne Delobel qui travaille sur Adèle Blanc-Sec.
Évelyne Tranlé incarne une génération de coloristes « à l’ancienne ». Elle travaille au pinceau, sur « bleus ». Ces impressions (en bleu, comme leur nom l’indique) sont spécialement réalisées pour la mise en couleurs. Le style délicat d’Évelyne Tranlé, tout en retenue, ne rechigne pas devant les ambiances lumineuses plus spectaculaires, et résonne particulièrement bien avec la grandiloquence épique de Valérian agent spatio-temporel.
Évelyne Tranlé, mise en couleurs de la pl. 16 des Héros de l’Équinoxe de Pierre Christin, Jean-Claude Mézières, Dargaud, 1978
La Cité a enrichi ses collections par l’acquisition de deux bleus d’Évelyne Tranlé, qui correspondent à deux planches originales présentes dans le fonds du musée depuis 1979. Celles-ci sont issues du volume Les Héros de l’Équinoxe, publié en 1978. Ce volume voit s’affronter quatre héros dans des épreuves destinées à désigner l’Élu appelé à repeupler la planète Simlane. Comme le relève Gilles Ciment dans son commentaire de la double planche :
Ces planches se caractérisent par une triple originalité : l’utilisation d’un hypercadre étendu à la double page ; la lecture parallèle des quatre actions sur autant de strips se déroulant de la gauche de la page paire (où chaque protagoniste s’élance dans la course) à la droite de la page impaire (où chacun se retrouve déjà dans une situation délicate adaptée à sa typologie), se poursuivant même ainsi sur cinq pages en-tières ; l’insertion d’une ou deux cases à l’intérieur d’un bandeau occupant toute la largeur de l’espace investi.
Pierre Christin, Jean-Claude Mézières, Les Héros de l’Équinoxe, Dargaud, 1978, pl. 16-17
Ces bleus viennent très utilement compléter les collections de la Cité, et permettent de restituer une partie plus importante du processus de production. Rappelons que dans l’édition classique une planche originale n’est, après tout, qu’un objet inscrit dans un flux de production industrielle. Le bleu participe également de ce flux de production, et constitue un témoignage indispensable de la manière dont on fabriquait des livres de bande dessinée jusqu’à une date récente (et, pour une fraction résiduelle de la production, on continue à le faire), avant l’avènement de la couleur « directe » et de la mise en couleurs par ordinateur.
Évelyne Tranlé, mise en couleurs de la pl. 16 des Héros de l’Équinoxe de Pierre Christin, Jean-Claude Mézières, Dargaud, 1978 (détail)
Par rapport aux monumentales planches originales de Mézières, les bleus de sa sœur sont moins impressionnants. Les bleus sont en effet des clichés de la planche réduits au format d’impression de l’album. L’impression en bleu clair permet de poser les couleurs efficacement – tout en contrôlant l’effet final à l’aide du film comportant le trait au noir, qui accompagne le bleu. La mise en couleurs n’est en effet pas réalisée sur une impression en noir, qui viendrait fausser les équilibres de contraste : les traits seraient alors alourdis.
Évelyne Tranlé, mise en couleurs de la pl. 17 des Héros de l’Équinoxe de Pierre Christin, Jean-Claude Mézières, Dargaud, 1978
Afin de contrôler l’association entre les couleurs et le trait du dessinateur, la coloriste utilise le film au noir, un rhodoïd transparent sur lequel le trait a été imprimé en noir. Une fois la mise en couleurs terminée, les photograveurs clichent le bleu, afin de produire trois nouveaux films (un cyan, un magenta, un jaune) auquel est associé le film noir. Ces films, à leur tour, vont permettre d’insoler des plaques offset utilisées à l’imprimerie.
Évelyne Tranlé, mise en couleurs de la pl. 17 des Héros de l’Équinoxe de Pierre Christin, Jean-Claude Mézières, Dargaud, 1978 (détail)
Ici, la Cité a fait l’acquisition des bleus et du film noir. Les bleus ont été signés, au moment de l’acquisition, par Évelyne Tranlé. Une pratique très récente : les coloristes sont encore tenus largement à l’écart du marché de l’art, centré sur la planche originale…
Évelyne Tranlé, mise en couleurs de la pl. 17 des Héros de l’Équinoxe de Pierre Christin, Jean-Claude Mézières, Dargaud, 1978 (détail)
Grâce aux collections de la Cité, les curieux peuvent ainsi accéder à quatre états différents de l’œuvre : les planches originales de Mézières, les bleus d’Évelyne Tranlé, l’impression dans Pilote et enfin la version en album – contrairement à d’autres titres de la série, cet album n’a pas connu de déclinaison en format semi-poche 16/22.
Ces deux bleus viennent enrichir les collections du musée, qui ne comporte à ce stade qu’une poignée d’objets venant documenter le processus de mise en couleurs. Ils jettent un éclairage essentiel sur l’activité de coloriste dans les années 1970, jettent un regard inédit sur la genèse de la série Valérian dont ils redéfinissent les contours de l'auctorialité.
Pour aller plus loin
Lire le commentaire de la double planche, par Gilles Ciment (texte publié en 2007)
Pour aller plus loin
Explorer l'ensemble du dossier sur la couleurs et coloristes