De Paul à Kim, les comics aux éditions Cornélius. Entretien avec Jean-Louis Gauthey, éditeur et David Amram, auteur
[septembre 2023]
Il y a trente ans, les éditions Cornélius s’inspiraient des comics underground pour proposer en librairie des fascicules à parution régulière, dans lesquels des auteurs tels que JC Menu, Sfar, Lewis Trondheim ou Blutch ont pu développer des œuvres passionnantes. En lançant la collection Kim en 2023, dédiée aux formes brèves, Cornélius revient ainsi à ses premiers amours. Encourageant le développement de récits courts, la maison d’édition s’empare également de ces fascicules pour mettre l’illustration à l’honneur. Neuvième art s'entretient avec l'éditeur Jean-Louis Gauthey et l’un des premiers auteurs de cette nouvelle collection, David Amram (Anti Reflux), sur l'histoire de ce format aux éditions Cornélius, sa perception dans la sphère alternative francophone, et sur la nécessité de lui donner une seconde vie.
Neuvième art : Vous lancez en ce moment la collection Kim, dédiée aux formes brèves. Cela semble être un retour aux sources puisqu’elle s’inspire des comics que Cornélius éditait à ses débuts, en 1993. Pouvez-vous nous raconter les débuts du comics chez Cornélius ?
Jean-Louis Gauthey : La toute première itération des comics, qui n'avait pas de nom de collection d'ailleurs, répondait à l'idée d'offrir à des artistes de bande dessinée ce qui existe aux États-Unis, c'est- à-dire un titre avec une parution régulière, qui permettait de tenter toutes sortes de choses, de ne pas prendre ce risque ultime de faire un album et puis de le regretter. C'était mon idée de départ et il s'est trouvé qu’elle a rencontré un besoin qu’éprouvait Jean-Christophe Menu, qui n'arrivait pas à être son propre éditeur au sein de L'Association. Comme on était assez proches, Menu et moi, ainsi que L’Association et Cornélius, je lui en ai parlé et ça l'a enthousiasmé. C’était le premier à s’engager à fournir un périodique, avec un rythme de parution trimestriel: Mune Comix n°1-5 (1993-1994). Puis, voyant cela, Lewis Trondheim et David B. sont venus me solliciter, parce qu’à cette époque L’Association n'avait pas la capacité d'absorber toute la production de ces deux auteurs qui étaient très prolifiques. J'ai eu un moment d'hésitation malgré tout, parce que soudain, trois auteurs majeurs de L'Association venaient chez Cornélius sans pour autant cesser de publier chez L'Association. Ceci risquait de créer un malentendu auprès des libraires et du public, et c'est exactement ce qui s’est produit : à cause de cela, pendant très longtemps, Cornélius a été perçu comme un satellite de L'Association, voire comme une collection de L'Association. Finalement cette première version des comics n’a duré qu’environ deux ans. Lewis est allé au bout de Approximate Continuum comics, dont on a rapidement fait un recueil. Jean-Christophe Menu a pris le matériel de Mune Comix pour aller faire Livret de Phamille (1995) à L’Association, ce qui a été une source de brouille entre nous - qui, Dieu merci, n’a pas été définitive. Quant à David B, qui avait commencé une série de comics qui s’appelait Le Nain Jaune (5 numéros, 1993-1994), il n’a jamais rien fini. Entre temps j'avais reçu le manuscrit d'un jeune auteur qui s'appelait Joann Sfar. On a fait deux comics de lui qui s'appelaient Les aventures d’Ossour Hyrsidoux n°1-2 (1994-1995). Je n’avais pas du tout perçu le calembour, et si je m'en étais rendu compte, je pense que je n'aurais pas fait le comics. Notre collaboration s'est arrêtée assez vite parce qu'il était évident qu’on évoluait dans des univers mentaux différents. Même si je pense qu’on partage beaucoup de choses, beaucoup de goûts, il y avait très peu de chance qu'on arrive à se comprendre.
Jean-Christophe Menu, Mune comix n°1, 1993
Cette première version des comics était imprimée en sérigraphie pour la couverture, recto verso, et en photocopie pour l'intérieur. Et ces deux procédés d'impression sont malgré tout assez artisanaux, c'est-à-dire que même produire en photocopie exige de rester à côté de la machine, de surveiller ce qui se passe, de retourner les feuilles… Et comme j'avais assez peu de moyens, je faisais des tirages en fonction de l'argent dont je disposais sur mon compte bancaire. Et je ne tirais jamais assez de comics, j'étais donc en permanence condamné à réimprimer. C'était un peu le rocher de Sisyphe. Dès que je les mettais dans le circuit c'était vendu et, assez rapidement, je me suis dit que je n’allais jamais m’en sortir, à moins de passer à l’offset pour l'intérieur.
D'autant plus que je cherchais une qualité de noir en photocopie qui n’était pas si courante et qu'on obtenait surtout avec les machines neuves : comme c'est des tambours, au début ils déposent énormément de toner et puis à partir de 10 000 copies environ, ils commencent à produire des aplats moins nets et moins chargés. J'avais trouvé un reprographe qui me prévenait dès qu’il changeait ses machines. C'était une autre contrainte qui n’était pas évidente. Donc, à partir d’Approximate Continuum Comics n°6, j'ai imprimé l’intérieur en offset, j'ai réimprimé le n°2 en même temps et j'ai tiré les cahiers du futur recueil sur un autre papier. Et ceci ayant été fait… Lewis avait fini, il m'a proposé autre chose, un projet d’héroïc-fantasy qui s'appelait Capharnaüm, que j’ai refusé. A mon sens, ce n’était pas pour Cornélius. Et comme j'en avais assez que Cornélius soit associé à L’Association à cause des comics, j'ai tout arrêté à ce moment-là.
Lewis Trondheim, Approximate Continuum Comics n°6, 1994
Neuvième art : Un an plus tard, en 1996, les comics paraissent sous une nouvelle forme avec la “Collection Paul”.
Jean-Louis Gauthey : Oui, j'ai relancé le format pour Blutch, qui avait besoin aussi d'avoir ce petit laboratoire personnel. J'ai changé la fabrication de la collection, les couvertures sont restées en sérigraphie pour les trois premiers numéros puis on est passé intégralement en offset. J'avais donc moins ce problème de stock, ce qui était un énorme pas en avant.
Blutch, Mitchum n°3, 1997
Dans cette collection, on a pu trouver Blutch qui a fait cinq livraisons de Mitchum (1996-1999), Fabio Viscogliosi qui a fait deux Roulette (1998-1999), Blanquet qui a fait un Guimauve (1997), David Mazzucchelli, qui a fait un numéro de La Soif (1997) et David B. qui a donné trois numéros des Quatre savants en 1998 - il était supposé finir ce qu’il avait commencé avec ses premiers comics mais il ne l’a pas achevé non plus. J'aimais bien cette collection, j'aimais bien l'esprit, j'aimais bien ce format, la souplesse qu'il avait. Mais finalement, la collection a été condamnée à ce moment-là par le lancement de la collection Mimolette par L’Association, qui était calée exactement sur le même gabarit. Les seules différences étaient la couverture en bichromie au lieu de la quadri et le prix, un peu moins onéreux. Là, je me suis dit que c’était foutu, qu’il valait mieux arrêter.
Neuvième art: Quel a été le déclencheur de la relance de ce format en 2023 ?
Jean-Louis Gauthey : Après avoir pu enfin accéder à l'impression d'ouvrages telle que je l'avais pensée en lançant Cornélius, c'est-à-dire cartonnés avec une fabrication presque à l'ancienne, comme tout le monde, j’ai été confronté ces derniers temps à la crise du papier, à la crise énergétique, ainsi qu’à une réflexion plus large sur l'intérêt ou la nécessité qu'il y a à faire des livres. Plus on va vers une fabrication coûteuse plus les risques artistiques deviennent des risques commerciaux proches du danger. Et donc, sans pouvoir mesurer véritablement à quel niveau ça pouvait impacter mes choix, même si je pense rester quand même assez déraisonnable en la matière, je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose à tenter à nouveau avec ces collections souples qui n'existent plus nulle part, ce format comics de 32 pages, et qui, justement, permet de faire des choses entre guillemets sans conséquence. Et c’est parfois précisément dans les choses sans conséquence que se révèlent des innovations, des trouvailles, des moments de grâce.
Neuvième art : Cet historique montre à quel point le format comics a compté pour Cornélius. David, avant de proposer tes histoires dans la collection Kim, connaissais-tu ces premières versions des comics parues dans les années 1990 et 2000 ? Est-ce qu’elles ont été importantes dans ta bibliothèque personnelle ?
David Amram : Quand j’ai découvert ces comics, au tout début des années 2000, j’étais encore un jeune adolescent. A l’époque, la production proposée par les éditeurs mainstream était à mon sens beaucoup plus standardisée qu’aujourd’hui. J’avais beau être obsédé par la bande dessinée, rien dans ce qui était mis en avant en librairie ne me conditionnait à être attiré par les choses étranges proposées par les éditeurs alternatifs. Si j’ai pu faire l’effort d’aller voir cette bande dessinée un peu différente, c’est grâce à quelques initiatives éditoriales qui m’en ont facilité l’accès et m’ont poussé à être curieux. Parmi ces initiatives, il y avait la collection Paul, qui était encore trouvable en librairie, ainsi que la collection Mimolette de L’Association, c’est-à-dire des livres peu chers, accessibles, qui m’ont permis de m’essayer à des univers très éloignés de mes lectures habituelles. C’est à partir de ces collections bon marché que de fil en aiguille j’ai pu élargir ma vision de la bande dessinée.
Charles Burns, Kim n°1, Caprice, 2023
Neuvième art : Concernant le fait que le format comics n’existe plus vraiment, au moins dans le champ francophone, qu’est-ce que Kim peut évoquer dans le paysage éditorial ?
Jean-Louis Gauthey : La grosse différence entre la collection Kim et la collection Paul, c’est que cette nouvelle collection n’est pas destinée à accueillir exclusivement de la bande dessinée. Le Kim de Burns et celui de Micol sont des recueils de dessins, car pour moi il fallait étendre la bande dessinée au champ de l'illustration, du dessin, de la recherche picturale. C’est un domaine qui m’a toujours intéressé, dans lequel on a produit un certain nombre de livres qui ont quasiment tous été des échecs, à ma grande tristesse. Je me disais que cette collection, avec cet héritage de la collection Paul, serait une manière un peu rusée de ramener l’illustration dans les librairies de bandes dessinées. Evidemment, ce qui a beaucoup contribué à réactiver cette vieille idée de relancer cette collection, c'est Nicole, notre revue. Elle a été pensée pour publier des choses difficilement publiables directement en livre, pour permettre à des auteurs et des autrices de s'amuser et pour donner un panorama de ce que pouvait être la création transgénérationnelle à ce moment T.
C'est un travail passionnant qui se poursuit, qui a soulevé la question suivante: le spectre couvert par Nicole est beaucoup plus large que ce que Cornélius peut ou souhaite éditer. Dans Nicole paraissent des artistes dont je ne ferais pas nécessairement les ouvrages mais qui me semblent intéressants à présenter au public. Et puis il y en a d'autres qui, comme Delphine Panique par exemple ou comme David maintenant, rentrent dans le cadre de ce que Cornelius est en capacité d' éditer, mais qui restent quand même fragiles par rapport au format livre. Aujourd'hui la curiosité est totalement laminée en librairie, il est extrêmement difficile de faire apparaître quelqu'un d'un coup de baguette magique. En général la baguette se casse et on est bien dépité. Les libraires fonctionnant maintenant avec des bases de données chiffrées, quand on leur présente le livre d’un auteur, ils observent l'historique de vente de cet artiste. Donc pour un artiste qui démarre, il n’y a pas d'éléments de référence et ils commandent des exemplaires un peu au doigt mouillé. Mais si ce livre ne connaît pas des ventes considérées comme étant correctes par le libraire moyen, le livre suivant est commandé deux fois moins, puis le livre suivant est commandé encore deux fois moins et ainsi de suite. Il s’agit d’un exponentiel négatif, c'est assez catastrophique. Ma réflexion à un moment donné a été de me dire que si Nicole fait connaître des artistes inconnus, il fallait trouver une solution pour les éditer en livres tout en contournant ce mécanisme de la chaîne du livre qui les condamnerait, en cas d’échec, à la confidentialité. Et cette solution, c’était Kim. Pour un étudiant par exemple, c'est un moins grand risque d'acheter ces livres peu chers que d'aller consacrer son budget mensuel de bande dessinée dans l'achat de Metax d'Antoine Cossé.
Neuvième art : Une remarque que l’on peut faire à ce sujet, c'est que malgré leur faible prix par rapport aux autres ouvrages Cornelius, les comics de la collection Kim dépassent la barre symbolique des 10 euros. C'était impossible de faire moins ?
Jean-Louis Gauthey : Non. Ce serait possible de faire moins si c'était encore plus cheap, ou si c'était tiré à beaucoup plus d'exemplaires, ce sont les deux paramètres. Mais est-ce que dans ce cas-là on ferait une fabrication du type de celle qu’a Kim aujourd'hui seulement pour Charles Burns en tirant son comics à 7000-8000 exemplaires, tandis que les auteurs moins connus auraient des comics agrafés ? On est obligé d'avoir une homogénéité de la forme malgré tout. Ainsi, ceux qui sont en couleur sont à 13 euros, ceux qui sont en noir et blanc sont à 11. Faire moins cher poserait un autre problème auquel on ne pense pas toujours: le prix d'un livre détermine ce qui se passe ensuite pour l'éditeur comme pour l'artiste. J'entends par là que le prix de revient du livre va entrer dans l'activité de l'éditeur et construire une partie de son chiffre d'affaires. Donc plus le prix du livre est bas, moins le chiffre d'affaires est haut, ce qui n’est en soi pas hyper grave parce que les coûts de fabrication sont plus faibles, mais ça a malgré tout un impact en fin d'année sur le résultat tel que le lit l’expert-comptable ou le banquier. Et par ailleurs, pour l'artiste, cela a une conséquence très concrète : les droits d'auteurs sont calculés sur le prix de vente hors taxes du livre. Donc, plus le prix de vente hors taxes du livre est bas, plus l'à-valoir est bas.
David Amram : De toutes les façons, les comics présentés par Cornélius, à l’époque comme aujourd’hui, ont toujours été des objets à la fabrication différente du comic book. Même si celui-ci est l’une des références de cette collection, les comics de Cornélius ont toujours eu une apparence moins cheap, notamment quand ils sont passés au dos carré.
Jean-Louis Gauthey : Ce qui me gêne dans le comic-book américain classique, c’est qu’on ne peut pas le ranger dans une bibliothèque. Quand il est dans une bibliothèque, on n’a aucun moyen de savoir ce que c'est, donc on se retrouve à tasser tout ça dans des boîtes d’archives qu'on va identifier ensuite par des étiquettes. Cela m'intéresse beaucoup moins : une boîte d'archives, aussi jolie soit-elle dans une bibliothèque, ce n’est pas un livre, c'est une boîte d'archives. On n’est plus dans la position du lecteur qui a la chance d'avoir une bibliothèque et de piocher les livres visuellement, on passe dans la catégorie du collectionneur, c’est-à-dire une personne qui archive et range méthodiquement des choses, non pas pour les consulter, mais pour les avoir et les conserver. Cette forme-là me plaît moins car elle amène ce type de comportement. Il était essentiel pour moi de rompre avec cette logique et d'avoir un petit livre, qui soit malgré tout identifiable. Sur les dos, j'ai travaillé de sorte que la collection soit reconnaissable et harmonieuse.
Neuvième art : Au sujet de la collection Paul, c'est devenu complètement autre chose. Est-ce qu' il y a un lien malgré tout avec ces premiers comics ?
Jean-Louis Gauthey : Non, il n’y a pas de lien du tout. C'est simplement que les collections chez Cornelius sont toutes identifiées par des prénoms, participant d’une espèce de mythologie autour de la famille Cornelius avec un patriarche qui a des enfants et une sœur. Le prénom induit l'idée que chacune d’elle aurait une identité. Mais il ne s’agit pas du tout de collections telles qu’on peut en trouver chez d’autres éditeurs, qui seraient marketées pour couvrir l'humour, la fantasy ou l'expérimental, par exemple. Leur identité se forme par les artistes qui les composent et qui leur donnent vie. Quand j'ai arrêté les comics, je me suis dit qu’il fallait soit que le personnage de Paul meure, soit qu’il se réinvente, ce qui s'est passé. Paul maintenant ne s'intéresse plus du tout aux comics et il a un petit frère (ou une petite sœur, ce n’est pas clair) qui s'appelle Kim et qui reprend le flambeau.
Antoine Cossé, Kim n°0, extrait, 2023
Neuvième art : A propos d’identité et de prénoms, pourquoi Kim s’appelle Kim ?
Jean-Louis Gauthey : Parce que j'aime beaucoup Kipling. Ce n’est pas un écrivain très en grâce de nos jours, malheureusement d’ailleurs, puisque c'est un auteur majeur de la littérature du XXe siècle. Mais il a eu la mauvaise idée d'avoir des positions publiques qui étaient rétrogrades et qui n’étaient pas du tout en phase avec ce qu’il défendait dans ses livres. Un de mes romans préférés de Kipling, c'est Kim. C’est l’un des premiers ouvrages de littérature qui s'intéresse à ce qui deviendra ensuite l'espionnage. Il met en scène un enfant anglais vivant en Inde qui, par de mauvais concours de circonstances, devient mendiant. Et dans sa culture et dans son mode de vie, il est beaucoup plus indien que britannique. C'est un avantage qu'il a par rapport aux petits Anglais qui vivent alors comme des maîtres en Inde : comme il connaît les deux cultures, il est repéré par un type et devient espion. C’est ce qu’on appelle Le Grand Jeu dans cette période de l’Histoire dans laquelle différents pays tentent d’asseoir leur influence sur le Sud-Est Asiatique, et qui préfigure ce qui deviendra au XXème siècle l’espionnage coordonné et pensé comme outil d’influence. En tant qu’espion, Kim change d'apparence tout le temps, il se déguise en petit anglais et se fait même passer pour une fille. D’ailleurs, Kim est un prénom non genré, le reprendre pour cette collection était ma réponse à la question du genre, qui nous occupe beaucoup aujourd'hui et que je trouve très intéressante même si elle peut susciter parfois des débats agaçants ou réactionnaires. Cela m'amusait donc de faire référence à ce roman de Kipling qui - dans ses livres en tout cas - plaide véritablement pour les opprimés et pour la curiosité, avec un intérêt pour les autres cultures et un respect de la vie. Qu'on ne conserve de cet auteur, qui a été prix Nobel, que les fantasmes militaristes, c'est très triste. C'était mon petit hommage à un auteur qui mériterait d'être redécouvert.
Neuvième art : Donc c'est un hommage et pas forcément une espèce de guide esthétique pour la collection ?
Jean-Louis Gauthey : Non. Kim ça sonne bien, j'aime bien les mots qui graphiquement, typographiquement, fonctionnent.
David Amram, Kim n°2, Anti Reflux, 2023
Neuvième art : Qu’est-ce que ce format apporte aux auteurs? Dans ton cas, David, est-ce que c’est quelque chose que tu recherchais ?
David Amram : Avant le lancement de Kim, je déplorais en effet qu’il n’existait plus vraiment de collection dédiée aux histoires courtes ; de façon générale, je regrettais l’absence de cadre éditorial encourageant les auteurs à produire des récits brefs. Or, c’est un format qui selon moi est important pour progresser et expérimenter.
L’un des intérêts du format court, c’est aussi qu’il invite à produire un travail sur une période courte. C’est en travaillant dans des durées restreintes, avec une sorte d’urgence, que je me retrouve à mettre toute mon énergie dans mes planches, à m’y consacrer nuit et jour. Lorsque je me dis que je dois terminer une histoire entière en un mois ou deux, il y a une forme de vigueur qui se libère. La forme brève est à ce titre avant tout un horizon, parmi d’autres, encourageant à travailler intensément le temps d’une courte période ; ce qui n’exclut pas que certains auteurs exceptionnels réussissent à produire des récits longs en dessinant sans relâche dans des périodes courtes. Je pense à Yoshihiro Tatsumi, qui a fait Black Blizzard, un manga de 120 pages bourré d’inventivité, en moins de 20 jours : on ressent à chaque page la force de l’auteur qui est entièrement investi dans son travail. C’est un livre auquel je pense très souvent.
Il y aussi le fait qu’en travaillant par livraisons brèves, je réussis à rentrer plus facilement dans le vif de mon sujet. J’ai déjà essayé d’écrire sur de longues périodes, des récits longs, et je me rendais bien compte que je restais au niveau de la structure du scénario, de la cohérence de l’ensemble… mais ça ne sonnait pas juste et je restais à l’extérieur de mon histoire. Travailler à brève échéance est aussi une bonne manière pour moi d’éviter ce piège, de ne pas trop penser à la vision d’ensemble et de ne pas m’éloigner de mon impulsion d’origine.
Jean-Louis Gauthey : Je rejoins David là-dessus. Une autre de mes envies était de savoir - ça rejoint ce que je disais tout à l'heure par rapport aux livres longs et chers - si on n'avait pas atteint les limites des codes qui se sont mis en place durant les années 2000-2010, aboutissant à ces espèces de gros pavés où l'auteur est supposé livrer une part de lui-même et qui sont automatiquement désignés comme des chefs-d'œuvre. Et en fait ce poids-là, et pour l'artiste et pour l’éditeur — parce qu'il y a évidemment le poids de la reconnaissance et de l'autre côté il y a le poids financier — je me demandais si cela n’avait pas fait son temps et si c'était toujours aussi pertinent. Une fois qu'on a réalisé et popularisé une façon de faire, est-ce qu'il faut encore s'attacher à elle? Est-ce qu’au contraire, il ne faut pas en prendre le contre-pied, et voir ce qui peut être fait dans la synthèse? Parce que beaucoup de ces livres - j'en ai publié d'ailleurs - jouent sur la dilution de l'action et le caractère contemplatif. Parfois, ça peut très bien fonctionner mais au bout d'un moment, quand c'est aussi répandu, ça devient une facilité, parce que il n’y a rien de plus facile à copier que les codes. Ce questionnement-là a rejoint le questionnement économique de la fabrication des ouvrages qui a lui-même recoupé ce que j'ai découvert en faisant Nicole, à savoir que les artistes cherchent aussi des livres rapides à faire dans une impulsion d'immédiateté, une énergie qui doit brûler en même temps que le livre se réalise, pour se débarrasser de quelque chose. Donc la bonne réponse était de revenir à des formes courtes, là c'est 30 pages de bandes dessinées en gros et pour moi, cela ouvre de nouvelles discussions avec les artistes sur l'intérêt qu'on peut trouver à la brièveté. Si on regarde le travail de Chris Ware, il a d’abord publié des comics - de formats atypiques, des comics expérimentaux mais qui avaient tous en commun d'être brefs - et ensuite il en a tiré des espèces de monuments. Et moi je suis plus attaché à la forme du comics chez Chris Ware qu’aux livres qu’il en a tirés.
Neuvième Art : En littérature, Ian McEwan donne comme conseil aux jeunes auteurs de commencer par des nouvelles, donc ce format très condensé, un genre qui a ses lettres de noblesse en littérature pour lui-même. Ce que je vois sur les salons de bande dessinée, c’est que ce sont souvent des jeunes dessinateurs qui vont vers le format court parce que c’est une manière pratique de concrétiser quelque chose, de montrer ses premiers travaux. Or Kim ne se présente pas comme une collection dédiée seulement aux jeunes artistes et annonce des auteurs très confirmés - ne serait-ce qu’en intégrant dès ses premiers titres Charles Burns ou Hugues Micol. Est-ce que ce serait un geste esthétique visant à défendre le format court pour lui-même ?
Jean-Louis Gauthey : C'est absolument un geste esthétique. D'une part, j'aime beaucoup les nouvelles. Je pense que certains auteurs immensément célèbres ont parfois donné le meilleur d’eux-mêmes dans leurs nouvelles, notamment Balzac, qui peut être parfois assez plombant dans ses romans. Dans une nouvelle, il va droit au but. Pour moi, son meilleur texte c'est Un début dans la vie qui fait une centaine de pages, c’est une grande nouvelle ou un petit roman. Il raconte la rencontre de différents protagonistes dans une diligence, et l’impact de celle-ci sur leurs vies respectives. Il y a une accélération temporelle dans le récit, qui est au cœur de sa volonté de dépeindre les mécanismes de la société humaine. Il y a un autre auteur que j'aime beaucoup, Georges-Olivier Châteaureynaud, qui est un des plus grands nouvellistes français de notre époque. Il a cet art de saisir quelque chose d'important qui serait finalement dilué dans un roman et qui devient une sorte d'essence, de pure premium de gelée royale de la littérature. Et Kim, clairement, répond à cette idée que dans la brièveté il y a une autre façon de raconter, d'exploiter les moyens qu'offre la bande dessinée. Aujourd’hui, on n’utilise plus l’ellipse comme pouvait le faire Goscinny dans un Lucky Luke ; tout ce qu’il arrivait à raconter dans un album de 46 pages, c’est absolument fou.
Il ne s’agit donc pas seulement de trouver un format pratique et pas cher pour permettre d'être découvert mais aussi de poser clairement la volonté que d'autres façons de raconter doivent être redécouvertes. D'ailleurs les Kim peuvent proposer un récit de 30 pages ou, comme le fait David, plusieurs récits et avoir ainsi un jeu avec le format qui me paraît très intéressant et profitable.
David Amram, Anti Reflux 1 et 2, les fanzines, 2018-2019
Neuvième Art : David, ton premier livre pour la collection Kim est Anti-Reflux, qui fait suite à deux numéros d’un fanzine auto-édité. Tu y proposes une histoire qui fait écho au récit “Le Ferrailleur” paru dans le deuxième fanzine et dans Nicole 8. Qu’est-ce qui t’a fait commencer et finir une histoire ?
David Amram : En fait j’avais commencé mon fanzine un an et demi avant le covid. Faire des histoires et encore plus les publier sous la forme de fanzine, cela demande une autodiscipline que j’avais un peu réussi à avoir. C’était difficile pour moi, ce sont des histoires un peu dures aussi, mais j’y étais arrivé. Et puis le covid a brisé mon élan. Je l’ai retrouvé un petit peu grâce à la revue Nicole dans laquelle j’ai publié une histoire longue inédite en 2021, “La Niche du chien”. Avec l’apparition de la collection Kim, j’ai retrouvé la forme de discipline que j’avais quand je faisais mes fanzines. C’est un format qui m’a encouragé à me mettre au travail.
David Amram, Kim n°2, Anti Reflux, 2023
Neuvième Art : Dans Anti reflux, que ce soit dans les fanzines que tu faisais ou dans la collection Kim, il y a une espèce de cohérence qui se construit dans la sérialité. Les récits sont autonomes mais ils forment aussi une forme de constellation assez cohérente.
David Amram : J’essaie un peu de composer mon comix de sorte qu’il y ait un rythme et une atmosphère qui m’apparaissent comme justes. Pour ce nouveau premier numéro, j’ai mis de côté beaucoup d’histoires qui ne me permettaient pas de composer un tout satisfaisant. Quant à la présence d’histoires courtes indépendantes aux côtés d’une histoire principale, j’ai besoin de ces récits un peu spontanés qui viennent contaminer en retour les histoires plus construites. Un des intérêts de ce format est de donner une place à ces accidents et au processus.
Neuvième art : La collection Kim encourage des formes de créations très diverses, mais aura-t-elle vocation à accueillir aussi un travail patrimonial ? Des rééditions d'œuvres anciennes sont prévues ?
Jean-Louis Gauthey : Absolument. Il n’y a pas de raison que cette collection, moins que les autres, ne recoupe le credo de Cornélius qui est vraiment le refus des nomenclatures, qu'elles soient territoriales ou générationnelles. De la même façon qu'on n'a pas de collection de mangas, on n'a pas de collection de patrimoine. Je ne comprends pas du tout cette volonté de la critique ou des libraires de vouloir penser que l'histoire de la bande dessinée, sa chronologie, pourrait séparer les artistes les uns des autres. Pour moi il y a beaucoup plus de liens entre quelqu'un comme Gus Bofa et Blutch qu’entre Blutch et certains de ses contemporains que je ne nommerais pas. Et c'est pareil au sujet des territoires : il y a plus de liens entre Burns et Mizuki qu’entre Mizuki et certains mangakas mainstream. Il y a des connexions esthétiques et morales qui me paraissent devoir prédominer, plutôt que de recourir à des formes de classement aussi simplistes.
Concernant les rééditions, la collection Kim va permettre de mettre à part, dans un format pas très cher, certains pans de l'œuvre de certains artistes. Je pense à Crumb notamment : cela fait des années que je souhaite faire un volume qui serait consacré à ses histoires non narratives, qu’il a développées tout au long de sa carrière. Réunir ces planches dans un volume de l’anthologie en cours était difficile car il n’y avait pas assez de pages pour faire un tome similaire aux autres, ce qui allait mécaniquement le mettre à part du reste de l’anthologie - ce qui a déjà eu lieu avec des volumes comme Snatch Comics et Sketchbook Reports, qui n’ont pas le format habituel des volumes de l’anthologie. Je me dis que pour la collection Kim, c’est absolument parfait. De même, chez Nicole Claveloux, il y a une petite série de bandes dessinées qui s’appelle Cactus Acide & Beurre Fondu qu’elle faisait dans Okapi à la suite de Grabote et de Louise XIV. C’est deux personnages qui dialoguent sur une scène de théâtre, cela rappelle un peu la logique d'écriture de Dubillard dans Les Diablogues. Dans cette série, Claveloux s'amusait à jouer avec le sommaire d’Okapi, donc sorti de leur contexte c'est parfois incompréhensible mais parfois ça a une bizarrerie tout à fait étonnante qui me semble intéressante. Je ne voyais pas comment l'intégrer dans l'anthologie qu'on édite de Nicole Claveloux parce c'était difficile de le raccorder à ses autres histoires. Dans la collection Kim, ce sera parfait et on aura vraiment un condensé de cette série qui fonctionne par elle-même sans être en référence avec d'autres séries et histoires de Claveloux. Là encore, ce format permet des choses qui seraient sinon interdites, du moins périlleuses dans les formats de la collection Solange ou Pierre.
Nicole Claveloux, Kim n°0, Cactus Acide et Beurre fondu, extrait, 2023
Neuvième art : De la création, de l’illustration, du patrimoine…on retrouve la ligne éditoriale de Nicole, à quelques différences près. Dans Nicole, on trouve aussi un peu de critique. Est-ce que celle-ci aura une place dans la collection Kim ?
Jean-Louis Gauthey : Les éditos n’ont pas vocation à être ailleurs que dans Nicole, tout comme la chronologie qui récapitule l’année passée à chaque numéro. Pour les autres textes que je fais dans la revue, il y aura un recueil qui ne sera pas dans la collection Kim, et qui ne sera peut-être même pas chez Cornélius. Je ne suis pas encore au bout du processus, et il faudrait que Nicole crève pour que ça s’arrête.
Simon Ecary, Kim n°0, extrait, 2023
Neuvième art : Le fait de mélanger illustration et bande dessinée, est-ce que ça ne rend pas cette collection difficile à appréhender, notamment pour les libraires ?
Jean-Louis Gauthey : Les trois prochains seront des bandes dessinées, mais je voulais insister sur l’illustration car il y a un manque la concernant dans l’édition. C’est une source non négligeable de l’art populaire qu’il faut pouvoir défendre aussi. Les libraires sont dans un rythme qui les oblige à se repérer par rapport à des choses connues, mais beaucoup d’entre eux sont fatigués de devoir brasser des choses qui sont à ce point codifiées et encadrées par le commerce. J’ai eu des retours de libraires qui étaient enchantés de l’arrivée de cette collection.
Neuvième art : Est-ce que le retour de ce format était aussi quelque chose qui était réclamé par les lecteurs des comics de la première heure ?
Jean-Louis Gauthey : Non. Et de façon générale, je n’aime pas trop m'appesantir sur le passé, la nostalgie. Je trouve ça un peu morbide. Cette collection n’est même pas un retour aux sources. Ça prend pour modèle la collection Paul mais ça fait quelque chose de très différent qui s’inscrit dans le moment qu’on est en train de vivre. S’il s’agissait de refaire la collection Paul avec les mêmes auteurs, à la manière de certains groupes de musique qui se reforment, il y aurait de quoi se tirer une balle dans la tête.