De la matrice révolutionnaire à la révolution matrimoniale. François Bourgeon inventeur et faiseur d’histoire
À la fin de la lecture des Passagers du vent, l’œuvre de François Bourgeon, il s’est écoulé 43 ans, pour le lecteur qui a découvert le tome 1 en 1979. Durant ces neuf volumes, de La fille sous la dunette à La rue des martyrs, la France a profondément changé, et avec elle le monde de la bande dessinée. Cet article propose d’interroger comment un double lien permet d’entrelacer l’histoire de 5 générations de femmes à l’histoire des Révolutions qui ont marqué la France et son empire colonial de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle. Le système de la narrativité de Bourgeon, comme une déconstruction d’un monde patriarcal, met en valeur une narrativité feuilletée toute particulière, rendant aux femmes tout leur place dans l’histoire.
Les passagers du vent sont devenus « les passagères du XXIe siècle ». François Bourgeon, leur auteur-créateur, silencieusement, modestement mais fermement, a participé à cette révolution encore en cours, avec son œuvre. Il convient de relire ses ouvrages pionniers, à l’aune de cette dynamique ; mais point seulement, car s’il a su inventer des personnages dignes des combats du début du XXIe siècle, il a de plus imaginé une narration unique pour raconter une France en Révolution quasi incessante depuis le début de l’aventure, qui commence en 1779, jusqu’à sa conclusion en 1871 avec la semaine sanglante de la Commune.
La puissance à la fois évocatrice du passé et fondatrice du futur de cette série unique dans la BD française, repose sur l’invention d’une narrativité remarquable de finesse, tant elle brouille les pistes chronologiques et les superpose. Elle invente ainsi une histoire décalée, racontée non dans le cours des événements, mais par une voix féminine toujours différente, celle d’Isa, de Zabo ou bien de Klervi, jamais dans la dictature d’un présentisme mais dans le décalage du temps passé, comme si ces femmes étaient d’abord des Historiennes.
François Bourgeon, Les Passagers du vent, Glénat, 1983, t. 2, p. 70
Trois histoires se superposent : celle, invisible, des conditions de production du récit, qui renvoie au paysage mental de l’auteur, la plus difficile à interroger car la moins visible ; celle qui constitue la trame des faits advenus en présentant une longue histoire a posteriori des Révolutions françaises (1779-1871), et de façon audacieuse loin des canons scolaires et universitaires, insolente et intelligent ; enfin celle de la narration des femmes de 1779 à 1782, puis de 1865 à 1953, inventant un nouveau temps pour faire l’histoire, moins repérable et pourtant structurant, faisant des femmes les détentrices du récit du passé et de leur parole, le rouage de transmission du savoir aux générations suivantes.
Par le récit sous la forme du journal intime, puis au travers de l’oralité interféminine, les femmes construisent, se confient, disent et écrivent une autre histoire de France, celle des entreponts de vaisseau, des colonies, des comptoirs de la traite africaine, de la Louisiane, du Sud, des ouvrières, des prostituées de Montmartre, des communardes, de la prison, de la Bretagne – autant de figures différentes mais renvoyant toujours à une métaphore de la marge, transformant tout le récit classique des livres d’histoire. Bourgeon invite à une histoire des marges, une histoire de France par la marge, et ce faisant réinvente non pas un roman national, mais une fiction-vraie du passé largement cosmopolite et métissé de la France, comme histoire authentique à prendre enfin en considération aujourd’hui [1].
Essoré∙e∙s, le lecteur et la lectrice, passagers du vent de l’histoire, assistent à une déconstruction en règle d’une histoire officielle de la France, pour participer à une reconstruction d’une autre histoire où l’agentivité des femmes éclate et s’affirme à chaque page.
Reprenons en sens inverse les trois niveaux de lecture et leur apport à la bande dessinée comme science humaine à part entière, lorsqu’elle est élevée où la porte François Bourgeon.
L’histoire confiée aux femmes
Tout l’art du concepteur, dans les neuf volumes, est d’emboîter les récits de femmes pour constituer une unité entre eux et en faire les historiennes d’une histoire qui ne se raconte plus avec des figures tutélaires masculines ou des héros virils, mais par des filles, devenues femmes, puis mères, ou non pour la dernière, chacune investie de raconter un épisode marquant après que F. Bourgeon, leur créateur, se soit effacé pour leur confier le rôle de narratrice (Cf. Véronique Bergen, « Les passag(ère)s du vent » et « Zabo l’autre Isabeau », dans Les Cahiers de la BD, hors-série « Les passagers du vent, une saga révolutionnaire », Paris, 2023, p 121-127).
Dans le premier cycle des Passagers du vent (1979-1984), le narrateur pose l’histoire de 1779 à 1782. Dans La Petite fille Bois Caïman, (2009-2010), le coup de force narratif naît de la volonté de placer le récit dans la bouche d’une femme de 98 ans, celle-là même qui est l’héroïne du premier voyage. Isabelle est désormais une femme fort âgée qui raconte à son arrière-petite-fille, Zabo, son aventure, là où elle a été laissée au tome 5, au cœur de la Révolution de Saint-Domingue liée à la Révolution de la métropole en France. La force dramatique du récit, c’est là sa puissance, ne repose pas sur la désincarnation du moment du récit, mais sur son intense gravité historique puisque c’est durant la guerre de Sécession en 1865, alors que la question de l’esclavage se repose aux États-Unis, comme dans le royaume de France des années 1789-1790, que renaît le récit de l’histoire de France vue des colonies.
François Bourgeon, Le Sang des cerises, t. 2, Rue des Martyrs, Paris, Delcourt, 2022
Bourgeon ne lâche jamais le fil conducteur de sa quête : trouver le ton juste dans l’histoire plausible pour raconter la vérité de l’esclavage, comme métaphore de l’exploitation, déclinée sous la forme de la prostitution dans le dernier cycle – avec de façon permanente la dénonciation du colonialisme comme second fil directeur de son anti-histoire officielle de France. Les tragédies successives vécues par la famille Murrait dans l’adversité de la guerre, où les riches sudistes finissent par payer le pouvoir dont ils ont abusé par la pratique inique de l’esclavage, tend le récit à front renversé entre une vieille arrière-grand-mère moderne et progressiste et son arrière-petite-fille, réactionnaire au départ et accrochée à un conservatisme atavique et patriarcal dont elle va se détacher à l’écoute de sa grand-mère.
D’une révolution du droit en 1789, et surtout en 1791, à une autre révolution pour l’abolitionnisme, le récit tisse une toile serrée et cohérente. Isa, belle rédactrice est devenue une Isa vieille et conteuse. Les deux personnages sont une seule et même personne à 80 ans d’écart (de 1782 à 1862), la magie du dessinateur étant d’en faire une aussi belle personne, avec ou sans les années passées.
Cette structure du récit en décalage lui donne encore plus de sens au moment où il s’énonce, car éloigné des faits (ici 70 ans après l’évènement de la révolte de Bois Caïman en 1791), mais les recréant par la magie de l’image-récit que permet la bande dessinée, comme un voyage à rebours, à partir d’un présent traumatique, ouvrant les vannes de souvenirs douloureux. La narration n’est d’abord ni une chronique, ni un continuum soumis à une dictature du présent. Elle a eu le temps de s’échafauder pour ne retenir que l’essentiel et aller droit au but de ce qu’a pu vivre une femme dans l’enfer de violence que fut la Révolution des esclaves de Saint-Domingue à partir de 1791, jusqu’à l’indépendance de Haïti, à la suite de l’expédition Leclerc-Rochambeau.
Il s’agit là d’une des violentes aventures coloniales française, et la première défaite d’un pays européen contre d’anciens colonisés combattant pour leur liberté et bientôt pour leur indépendance. La narration raconte une histoire voulue au ras du sol, vécue par ses actrices, mêlant toujours une double dimension de l’histoire, la mort violente des maris, l’enfantement risqué, les enfants étant immédiatement fragilisés car naissant de père noir, révolutionnaire, hors des lois communes. Ces enfants immédiatement en danger constituent le lien avec le moment d’où parle leur mère ou arrière-grand-mère puisqu’ils sont la raison du combat pour la survie, tout autant que les témoins ultérieurs du récit – ou les acteurs de la tragédie, puisque mourant et conférant par-là même une dimension universelle à leur mère-souffrance.
En mêlant cette double dimension de la grande histoire et de la petite histoire ou, en inversant les qualificatifs, la grande histoire vécue par les femmes anonymes, décrite au travers de ses banales boucheries et tueries – Bourgeon invente un récit que le cycle du Sang des cerises vient confirmer en le rendant plus subtil. Comme dans La Petite fille Bois-Caïman, c’est Zabo, non pas pendant la Commune, mais lorsqu’elle est revenue du bagne de Nouvelle Calédonie après avoir été condamnée pour avoir participé à la Commune en cachant en vain un soldat blessé, qui raconte dans un autre voyage le récit de la Commune.
François Bourgeons, Le Sang des cerises, Delcourt, 2022
Là encore, elle le fait longtemps après les faits, 28 ans, comme si la distance temporelle rendait encore une fois plus consistante la matière du passé, digéré, englouti, puis émergeant par le récit d’une femme qui se souvient, construisant la trame du passé de son combat, de ses douleurs, de ses angoisses, de son désespoir, et de sa survie finalement qui lui donne légitimité, droit, force et autorité pour dire l’histoire qu’elle a traversée, inscrite par sa parole. Enfin, par un jeu d’aller-retour en images, du cimetière du Père Lachaise en 1953, haut lieu des fusillades des soldats fédérés, à 1885, l’on comprend que le récit a été enchâssé dans un autre récit que Klervi longtemps survivante, raconte avec 82 ans de décalage, à un journaliste qui perd ses notes de façon révélatrice [Dernières images de l’épilogue du tome 2 du Sang des cerises]. Masculin négligeant ou malchanceux ? Dans les deux cas c’est un homme qui lui, ne pourra raconter l’histoire car il ne l’a ni vécue, ni retenue avec soin. L’histoire est féminine et dite par des femmes.
Revient alors en mémoire la première structure narrative des Passagers du vent que l’on a cru pouvoir attribuer à l’auteur mais qui, en réalité, était déjà constituée des notes inlassables que prend Isabeau dans son journal, fidèle épigone de toutes les femmes du XVIIIe siècle qui ont construit leur histoire dans leur for intérieur, se donnant les moyens de raconter le temps et ses événements, historiennes à leur façon, à l’image des cinq générations de femmes, que Bourgeon s’est employé à raconter [3]. Clairement, la volonté de déconstruire une histoire de France racontée par les historiens masculins s’impose dans le récit de Bourgeon en imaginant cinq générations du XVIIIe au XXe siècle protagonistes de leur histoire. Cela fait penser aux nouveaux procédés adoptés par les historiens et historiennes pour raconter l’histoire des élites française, non par les fonctions des hommes et leurs prestiges, mais par les dots invisibles des femmes et leurs facultés à assurer la solidité sociale de leurs familles, constituant la vraie raison de l’assise sociale de leurs maris. Invisibles, elles n’en sont pas moins les actrices réelles de la carrière de leur époux qui se croient tout-puissants là où ils seraient fort peu sans la dot des femmes et les alliances des mères et des belles-mères [4].
Non seulement le récit des femmes, en décalage avec la chronologie des faits, constitue une première audace narrative de décentrage chronologique, mais aussi et surtout parce leur expérience montre un récit-monde, une géo-histoire de leur parcours, où l’espace de la terre est engagé pour renforcer la structure révolutionnaire d’un récit qui tourne le plus souvent autour de la France, en la racontant avec plus de force par la distance temporelle, et désormais spatiale, imposée par le récit de Bourgeon. Le tour du monde offert par ces femmes fait sens, au moment de raconter une histoire de France de façon oblique, comme extérieure à l’hexagone, voire étrangère.
L’aventure commence au large des côtes argentines, puis remonte vers les Antilles, avant de se poursuivre sur les pontons anglais. Un retour par la France constitue une pause, avant un voyage au bout de la nuit esclavagiste sur la côte de Dhouha, dans l’enfer de la traite des humains en Afrique, sur les côtes de l’ancien Dahomey. De longs mois de voyage sur l’Océan se terminent de façon dramatique dans l’enfer concentrationnaire de Saint-Domingue. L’histoire recommence en Louisiane pour se poursuivre à Paris, mais surtout en Nouvelle-Calédonie, après une nouvelle traversée des mers du monde pour rejoindre les geôles dévolues aux communards et communardes (p 52-105 du livre 2 du Sang des cerises). L’aventure de ces femmes se termine par un long voyage en train de Paris à la Bretagne, comme un retour vers la terre d’Isabeau.
Tous les continents sont mobilisés par ces histoire de femmes. Ils structurent à leur tour la narration car ils sont habités par ces femmes qui leur donnent leur identité. L’Europe avec ses luttes pour l’émancipation et la liberté depuis la Révolution française jusqu’au terrible échec de la Commune, l’Afrique et les Antilles avec l’inique traite des Africains et des Africaines, mais aussi avec les luttes pour la conquête de la liberté, la révolte dans l’entrepont ou dans les plantations, l’Amérique du Nord avec la guerre, remettant au centre la question de la servitude, cette fois amplifiée par la question raciste de la guerre civile américaines, puis le Pacifique avec la question de la répression de la Commune et de la révolte des kanaks, et son écrasement par le massacre.
François Bourgeon, Le Comptoir de Juda, Grenoble, Glénat, 1981, p. 16
Le monde est une narration de la domination, un spectacle de l’injustice du pouvoir, une iniquité de la spoliation des humains par un capitalisme sans foi ni loi. Dans ce tour du monde éprouvant, la forme du récit expose la racine de cette adversité opposée aux femmes : le pouvoir des hommes sur elles et le redoublement de la domination lorsqu’il s’agit d’hommes blancs sur des femmes noires. La liberté des femmes ou leur servitude, leur émancipation conquise par elles-mêmes ou la contrainte sur leur corps imposée, rythment les avancées et les reculs de l’intrigue, prise dans une globalité mondiale qui fait d’autant plus sens que depuis la fin du XVIIIe siècle, la Révolution est devenue le paradigme même de l’histoire des êtres humains. Dans cette histoire le paradigme comme l’indicible de la violence ultime faite aux femmes ponctuent ces histoires de confidences et de révélations, construisant un nouveau récit des femmes en histoire, dans l’histoire, envers et contre les pires des violences sexuelles qu’elles subissent, d’Isa à Zabo.
C’est le second tour de force des neuf volumes que de raconter l’histoire de 1780 à 1880, mais en réalité de 1764, date de naissance d’Isabeau, à 1953, fin de l’histoire, selon un prisme doublement oblique, celui des femmes et de l’histoire colonial. Par quelle intuition François Bourgeon a-t-il pressenti et relié les deux thèmes parmi les plus novateurs et structurants du champ opératoire des études historiques aujourd’hui, et cela dès la fin des années 1970-1980 du siècle dernier : les études sur le genre et l’histoire de la spoliation coloniale ? Peut-être parce que Bourgeon raconte une histoire de la marge, au ras du sol, et décentrée qui lui confère plus que sa nouveauté, son incroyable actualité et par moments – pourquoi ne pas l’écrire – une clairvoyance et une lucidité sur le long siècle des révolutions de 1780 à 1880. Avec une forme d’insouciance narrative pour la grande histoire, l’auteur ouvre des pans entiers de recherches, depuis ce qui a constitué la Nouvelle histoire au moment où il l’écrivait, jusqu’à aujourd’hui en se plaçant au sein des interrogations historiennes les plus débattues et controversées.
Le rapport de François Bourgeon à l’historiographie
Une histoire de la marge ? Une histoire par et pour les femmes, devrait-on écrire plus justement. En opérant un double décentrement, une histoire par des femmes, le plus souvent dans des espaces coloniaux, Bourgeon confère à ses héroïnes une double puissance dissidente par rapport à l’ordre masculin établi et la puissance du fait colonial dans l’histoire des métropoles, donc une histoire doublement dérangeante. Une histoire en marge implique d’assumer des choix narratifs disruptifs comparés au roman national en cours. Bourgeon s’engage sans hésitation dans cette voie.
C’est une histoire au vitriol des deux empires coloniaux qui est raconté avec une constance qui n’a d’égale que l’aversion pour l’aventure colonialiste française à laquelle Les Passagers du vent invite. Documenté, précis, rigoureux, le dessinateur s’appuie sur des lectures solides [5]. Avec des connaissances rigoureuses, il raconte l’iniquité des rapports sur la côte du Dahomey, montrant la part qu’y jouèrent les rois locaux et la façon dont les Européens exploitèrent les conflits internes tels qu’ils sont décrits dans l’ouvrage de référence, bien connu de Bourgeon, Flux et reflux de la traite des nègres entre le golfe de Bénin et Bahia de Todos os Santos du XVIIe au XIXe siècle, de Pierre Verger (2011), mais aussi les travaux de Simone Berbain, Le Comptoir français de Juda (Ouidah) au XVIIIe siècle (1942).
François Bourgeon, Le Bois d'ébène, Grenoble, Glénat, 1984, p. 39
Ensuite, la grande traversée est l’objet de son regard à l’acide sur cette exploitation, à un moment où elle est bien connue des spécialistes mais peu représentée dans le grand public [6]. Sa troisième audace concerne la description de l’enfer concentrationnaire que fut Saint-Domingue, avec une brutalité inouïe contre les esclaves, rarement appliquée avec une telle violence. Tout l’intérêt de l’œuvre de Bourgeon est de monter la terrible cohérence et la continuité du XVIIIe au XIXe siècle, avec la colonisation de la Nouvelle Calédonie, la colonisation du Tonkin, centrale pour comprendre les hasards de l’histoire qui rapprochent Zabo de Klervi, et même la colonisation l’Algérie, au travers de la citation des textes édifiants de Tocqueville sur les violences à utiliser contre les tribus d’Afrique du nord… Authentique trace de sang laissée par la France en moins de cent ans de par le monde !
Le militant anticolonialiste se dévoile dans cette contre-histoire, cette histoire critique et décentrée de la France. Il est logique, dans ces conditions narratives, que le rôle des personnages venus d’ailleurs soit essentiel. Français mal reconnus ou étrangers en France, ils sont le petit peuple des trois cycles narratifs différents. Dans la galerie de ces Autres qui regardent la France, les Acadiens, les Cajuns, les Créoles, les Kanaks, Mary la belle anglaise aux taches de rousseur, jouent un rôle particulier. Telle une sœur en miroir d’Isabeau, la jeune Britannique traduit dans un français approximatif mais pétri de bon sens, une liberté de ton et de regard sur les étrangetés françaises qui offre là encore, un regard décapant sur les certitudes de la France et de sa grandeur.
François Bourgeon, Le comptoir de Juda, Grenoble, Glénat, 1981, p. 15
C’est là l’autre pari historiographique tenu par l’auteur. Comment écrire une histoire vécue au ras du sol ? F. Bourgeon décide d’ancrer sa fiction dans un réel authentique où ses personnages inventés circulent et se côtoient. C’est une histoire longue vécue par des êtres profondément ancrés dans leurs sentiments, leur sensibilité, leurs sensations et leurs émotions. Une histoire du quotidien constitue le cadre revendiqué d’écriture du passé, non parce que c’est une règle de la BD, mais du fait d’une une volonté délibérée de rester au niveau des humains pour raconter les événements (comme des révolutions qui les dépassent).
Ces évènements sont toujours abordés au travers de leurs expériences, de leur subjectivité assumée et sublimée par l’auteur, tel un point de vue sur l’histoire. Loin de correspondre à une fatalité du récit par cases, ne pouvant échapper à cette règle, l’histoire vécue implique une grande connaissance factuelle de la réalité des faits. L’exemple de la vie sur un vaisseau – qui constitue une des trames les plus fortes des cinq premiers volumes – le prouve.
Non seulement est perceptible la lecture de la somme en la matière rédigée par Jean Boudriot sur la construction, l’appareillage et la vie au sein d’un vaisseau de 74 canons a été la nourriture de Bourgeon, mais l’on sait que ce dernier a fait construire un vaisseau pour en disposer devant ses yeux, et lui-même voir et expérimenter de visu ce qu’il décidait de dessiner des mouvements de ses personnages dans l’espace exigu des entreponts et sur le pont [7]. Un souci de vérité anime en permanence cette histoire vécue qui ne repose point seulement sur une qualité essentielle d’introspection des personnages, mais surtout dans le rendu plus que réaliste, naturaliste oserait-on dire, de leurs conditions matérielles d’existence les plus quotidiennes. Une forme de vérisme est à l’œuvre dans ce travail de Bourgeon, lui conférant une valeur d’authenticité visuelle et narrative qui donne encore davantage de force à son message politique.
L’agentivité des femmes au cœur des révolutions
Les femmes non seulement racontent l’histoire mais la font également. Encore aujourd’hui, dans les programmes concernant l’enseignement de l’histoire de la Révolution au collège et au lycée, ce sont des femmes très célèbres, et donc quasi uniques, qui sont étudiées, comme Madame Rolland et Olympe de Gouges. Quels que soient leurs talents, elles n’illustrent nullement la condition de millions d’autres femmes demeurées anonymes, ni plus soumises, ni moins actives, comme une histoire masculine l’a trop souvent présenté ou une littérature féministe victimaire l’a trop souvent laissé penser. Les femmes, bien que dominées, n’ont cessé de penser, d’agir pour leur liberté, leur dignité, leur intégrité.
C’est là un des ressorts les plus puissants de l’histoire vue et exposée par Bourgeon. Dans cette histoire, le courage simple, la relation aux enfants et leur amitié réciproque, les relations avec les hommes entre violence et amour, mais aussi les amitiés franches avec quelques figures d’hommes tutélaires (des médecins surtout, le Major, Jean, Lucaz) qui ne manquent pas d’intelligence situationnelle et d’empathie humaine, sont centrales pour saisir leur action dans le réel. Les deux questions suivantes peuvent ainsi être soulevées : est-ce une histoire différente que vivent les femmes, et l’histoire est-elle différente parce qu’on est une femme qui la traverse ? Oui, répond sans hésiter Bourgeon en faisant référence strictement au traumatisme le pire qui soit en temps de guerre et de brutalité continue : le viol.
Cette figure d’une violence extrême, infligée aux femmes dans l’écrasante majorité des cas, rythme de façon éprouvante et angoissante les expériences humiliantes que doivent subir Isa, Zabo, Klervi, sans compter toutes les autres mentionnées ou aperçues. Le viol comme destruction ultime de l’intimité et de l’intégrité physique, constitue une acmé de la violence faite aux femmes et de l’altérité radicale qui les différencie des hommes violeurs ou impuissants à arrêter cette violence en temps de guerre. La perte de l’enfant est la seconde douleur insupportable, mentale cette fois, qui chez Bourgeon relève d’une spécificité féminine et marque toutes les héroïnes dans un fatum qui les lient par-delà les générations. Et pourtant, l’on peut tout aussi bien répondre non.
François Bourgeon, Le Sang des cerises, livre 2 : rue des Martyrs, Delcourt, 2022, p. 59
Les femmes sont des actrices du réel des révolutions comme les autres. Elles luttent, elles souffrent, elles espèrent, elles agissent, elles peuvent tuer, être tuées, dans l’action, la guerre ou la Révolution. Intermédiaires, elles passent des idées, des discours, des messages. C’est dans cette normalité retrouvée et réinventée du rôle des femmes que paradoxalement l’inattendu de l’histoire advient. Ces femmes anonymes ont rencontré Elysée Reclus, le comte de Rochefort, Lafargue, Vaillant Pyat, entre autres célébrités, sans que le récit ne cède en rien au voyeurisme de la célébrité introduite dans le scénario, mais au contraire pour rendre plus crédible l’agentivité de ces femmes, racontant de leur point de vue la rencontre avec d’autres humains plus marquant mais non moins réels. Ainsi de Marx et Engels eux-mêmes croisés peu après 1848 par le mari de Zabo, ou tout simplement Louise Michel, personnage essentiel du Sang des cerises, qui redouble de vie dans le récit par sa qualité de femme ayant marqué l’histoire.
C’est le troisième pari historiographique de Bourgeon que de raconter à sa façon l’histoire des révolutions. En faisant le choix de ne pas les raconter directement, mais de présenter leurs conséquences sur des vies féminines qui en ont été bouleversées, Bourgeon interdit tout roman historique autour de ces gestes grandioses tout en leur conservant des importances telluriques sur des existences particulières, qui deviennent paradigmatiques de toutes les autres.
François Bourgeon, Le Sang des cerises, t. 1, Rue de l'abreuvoir, Delcourt, 2018
Bien plus, en désaxant le récit par rapport au cœur des révolutions, ce n’est pas Paris qui est le centre du monde, puisque l’on apprend au détour d’une case que la Bastille a été prise, mais les conséquences à des milliers de kilomètres de l’épicentre supposé de l’histoire. Saint-Domingue pour la Révolution Française, les Bayous pour la guerre de Sécession, la Nouvelle Calédonie pour la Commune. De fait, ce déplacement spatial et temporel du récit impose une autre narrativité, moins spectaculaire que celle de la Révolution comprise comme indicible de l’histoire, celle de l’intranquillité comme bourdon constant.
Ce n’est pas tant la révolution comme chose des hommes qui intéresse l’auteur que l’intranquillité de la révolte et de la résistance comme part féminine de l’histoire. Les mentions multiples de tous les actes de désobéissance, comme forme de l’expression de la dignité humaine de la part des femmes déterminées à combattre pied à pied pour leur propre vie, structure de façon profonde le récit de Bourgeon. L’ensemble des neuf volumes tourne ainsi autour de formes graduées de figures d’opposition au pouvoir qui tissent le quotidien, entre autres, de femmes devant constamment se défendre et combattre.
Ainsi se dessine une gradation dans les formes d’être contre tous les pouvoirs qui, bien avant la Révolution, dessinent un quotidien peut-être moins glorieux, mais plus fréquemment vécu par la moitié de l’humanité, et plus exactement par tous les opprimés ou les dominés, femmes surtout, hommes aussi. Insolence, impertinence, refus d’obéir, dissidence résistances, révoltes, insoumission, oppositions silencieuses et résilientes, luttes, combats, prises d’armes, passage à l’acte violents.
François Bourgeon, Le Sang des cerises T1 : Rue de l’Abreuvoir, Paris, Delcourt, 2018
Cet aspect du défi à l’autorité, cette politique contestataire, s’accompagne d’autres valeurs constructrices de relations humaines plus chaleureuses avec les proches, dans la lutte qui se dessine, les processus de combat et d’émancipations plus ou moins violents précédant la geste révolutionnaire. Amitiés, complicités, empathie, compassion, amour, épanchements, sororité, tendresse, fraternité, confiance, ne flottent pas dans une bienveillance allant de soi. Tous ces sentiments ont une histoire, un contexte. Ils tissent la subtilité de relations moins visibles mais essentielles entre acteurs et actrices engagés dans les luttes, et ayant besoin de soutien humain pour tenir, tout simplement – à moins de retomber dans un travers d’héroïsation dont se défie toujours l’auteur. Peut-être est-ce pour cela que l’histoire est observée au travers des femmes, non point placées au cœur des révolutions mais avant, dans la montée des tensions, avec l’espoir du bouleversement, puis après, dans le désenchantement inéluctable de toutes les révolutions dans le pansement des plaies et la reconstruction du rapport de force vers un autre espoir, jamais perdu, toujours tenu, porté et transmis de femme en femme, de mère en fille.
La Révolution, omniprésente comme ciment invisible des générations, n’apparaît pas, n’est pas raconté en soi, mais pour soi, en fonction des transformations qu’elle opère. La complexité se révèle encore plus fine lorsque dans le vent de la révolte souffle le vent d’autres insoumissions, comme emboîtées, sans avoir de rapport mais toujours actées par les femmes. Il en va ainsi de la double révolte menée sur le pont supérieur de la Marie-Caroline par Isabeau, toujours revêche à l’ordre patriarcal et féodal d’une société monarchique à laquelle elle refuse de se soumettre, et celle dans l’entrepont des femmes mises en esclavage et déportées, qui décident de se révolter en s’emparant du bateau de façon violente… Jusqu’à ce que, dans un temps infime et éphémère, les deux colères grondent ensemble et fassent trembler la coquille de noix.
François Bourgeon, Le bois d’ébène, Grenoble, Glénat, 1984, p. 23
Avec Bourgeon, la révolte et la révolution se trouvent à tous les étages de la verticalité hiérarchisée des ponts du vaisseau. L’invisibilité des révolutions des hommes sert peut-être, dans cette histoire longue de la colère populaire, à mettre davantage en valeur la dignité des combats féminins et la sororité de leurs révoltes qui, invisibilisées par ceux qui ont écrit l’histoire, constituent chez Bourgeon une trame biologique et maternelle de la colère politique comme sursaut civique, civil, que portent les femmes et qu’elles engendrent silencieusement mais de façon acharnée, obstinée, toujours accrochées à la vie, la leur, celle de leurs enfants.
La Révolution est une matrice de l’histoire car elle en est le moteur, en aucun cas l’accident. Là où toute une historiographie est obnubilée par l’histoire comme construction de l’État et de la nation, Bourgeon raconte une histoire longue des renversements de pouvoir et des luttes contre l’injustice. Mais il ne s’arrête pas là. L’histoire, comme dans tout bon ouvrage, devient la découverte d’une source cachée, celle de l’histoire matriarcale, encore largement invisibilisée. C’est une réflexion sur le temps long qui fait de l’histoire un continent conquis par les mères, où il n’existerait pas de patrie pour laquelle mourir, mais une « matrie » pour laquelle vivre [8].
Une utopie irréalisable qui se fracasse aux réalités du récit historique ?
Il existe, en conclusion, un troisième niveau de présentation de cette histoire des Passagers du vent et du Sang des cerises. Après le récit de fiction-vraie et son intrication avec l’histoire authentique et ses drames féminins, apparait un troisième niveau d’histoire, le moins visible et, à sa façon, le plus réel : la place de Bourgeon lui-même.
Car enfin, le plus grand paradoxe de ce plaidoyer pour une histoire complexe, entrelacée, sédimentée, et emboîtée de destins de femmes, est qu’elle est racontée de bout en bout par un homme, donnée qu’une pensée réflexive sur cette œuvre ne saurait omettre. C’est ici, qu’à la fin du récit échoué au Père-Lachaise en 1953, la biographie réelle de l’auteur s’immisce discrètement, avec le surgissement dans l’histoire d’un des événements les plus importants de la vie du jeune homme Bourgeon : la guerre d’Algérie et son entrée fracassante dans l’histoire et dans son histoire.
Lui-même reconnaît que son engagement pacifique a été une expérience personnelle déterminante lorsque, « le 8 février 1962, à Charonne, secouriste bénévole, j’ai vu de mes yeux la violence de la répression policière. Jamais je n’oublierai ce petit monsieur que nous avions secouru, et qui est mort de ses blessures quelques jours après » [8]. La vie s’est poursuivie et d’autres expériences sont venues le rapprocher de la cause des femmes, en commençant à dessiner pour la revue Lisette destinée aux filles, par exemple, où il devait inventer des héroïnes pour de jeunes lectrices…
François Bourgeon, La Petite fille Bois Caïman, 12Bis, 2009
Puis 1968 est arrivé, avec ses luttes pour l’émancipation des femmes. Bourgeon décrit ainsi cette période de gestation de son œuvre : « C’est à ce moment que j’ai eu la chance de rencontrer Jean-Claude Forest, le père de Barbarella, une femme libre et forte. Quand le premier volume des Passagers du vent parait en 1979, rien n’est vraiment prémédité, mais depuis, j’ai voyagé en compagnie de femmes qui sont devenues les actrices principales de l’histoire ». Jusqu’au plus récent cycle, il a la volonté d’entremêler l’Histoire, les histoires qui accompagnent et fabriquent son imaginaire, jusqu’à faire coïncider cette fois son histoire personnelle avec celle de ses héroïnes au moment d’évoquer sa grand-mère chantant Le temps des cerises. « Je voulais porter ce récit, point seulement pour raconter le printemps 1871, mais au-delà, dans l’histoire de la répression juridique, avec les déportations en Nouvelle Calédonie », indique Bourgeon, livrant un pan de son inspiration.
Il avoue ailleurs une autre dimension de sa représentation de l’histoire, celle de cycles de violence recommencées et ciblées sur les femmes, mais aussi celle des luttes communes, partagées, ensemble femmes et hommes réunis. « Je crois à la complémentarité masculin/féminin, surtout lorsqu’elle met davantage en valeur la place des femmes dans nos sociétés, au XVIIIe siècle, au XIXe siècle mais aussi au XXIe siècle. Ce qui m’intéresse dans des situations terribles, répression brutale, guerre civile, agression sexuelle, infériorisation des femmes dans l'ordre familial et patriarcal, c’est de décrire la solidarité féminine, indispensable pour faire front aux hommes brutaux. La complicité entre hommes et femmes est aussi déterminante dans la lutte. Fraternité républicaine et sororité féminine vont ensemble ».
En quarante-trois ans, de 1979 à 2022, François Bourgeon a construit patiemment et de façon rigoureuse un authentique matrimoine historique, au sens où il a redonné, dans un récit historique largement masculinisé, la première place aux femmes. Mais là où le piège aurait pu le guetter de s’attacher à des femmes fortes et donc transportant malgré elle des formes de représentation viriles, en les reliant par les maternités successives, il les a inventées au plus près de leur vérité entre courage et désespoir, force et faiblesse, actrices et proies, dans une densité et une complexité qui dit au ras du sol ce qu’est l’histoire vécue.
Entre recherche esthétique, rigueur scientifique des recherches, inventivité du récit fictif enchâssé dans l’histoire, François Bourgeon invente une épopée possible de cinq générations de femmes donnant chair au temps qui passe, depuis l’homme à la mer de la première page des Passagers du vent, jusqu’aux deux femmes devant la mer de la dernière page du Sang des cerises. Comme si par-delà les Humains, la mère devenait l’arbitre des destins, un homme perdu, deux femmes se retrouvant…
Références
[1] Dans cette perspective, la nouvelle muséographie du musée de l’histoire de l’immigration au Palais de la Porte Dorée peut faire écho au travail de Bourgeon.
[2] Cf. Véronique Bergen, « Les passag(ère)s du vent » et « Zabo l’autre Isabeau », dans Les Cahiers de la BD, hors-série « Les passagers du vent, une saga révolutionnaire », Paris, 2023, p 121-127.
[3] Delphine Naudier, « L'écriture-femme, une innovation esthétique emblématique », in Sociétés contemporaines 2001/4 (no 44), pages 57 à 73 ; Sylvie Mouysset, Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Car c’est moy que je peins. Écritures de soi, individu et liens sociaux (Europe, XVe-XXe siècle), Toulouse, Presses Universitaires du Midi, coll. Méridiennes, 2010.
[4] Robert Descimon, Élie Haddad (dir.), Épreuves de noblesse. Les expériences nobiliaires de la haute robe parisienne (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2010.
[5] Cf. Michel Thiébaut, Autour des Passagers du vent et du Sang des cerises, dans le courant de la Commune, Paris, Delcourt, 2022 ; Autour de La Petite fille Bois-Caïman, Le chemin de l'Atchafalaya, Paris, Delcourt ; Autour des Passagers du Vent de François Bourgeon, Les chantiers d’une aventure, Paris, Delcourt, 2018.
[6] Il faut attendre 1991 pour que l’association Les Anneaux de la Mémoire soit fondée à Nantes et la grande exposition éponyme au château des Ducs de Bretagne qui s’ensuit ouvre en 1992 (prolongée jusqu’en 1994 du fait de son succès).
[7] Jean Boudriot, Le Vaisseau De 74 Canons, Traité D'Art Naval, Construction Du Vaisseau, 4 tomes, Grenoble, Éditions Des Quatre Seigneurs, Collection Archéologie Navale, 1975.
[8] Sur le terme de « matrimoine » et son apparition dans les sciences humaines voir Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s'en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte, coll. « Sciences sociales », 2020. Des réflexions sur le matrimoine de la bande dessinée sont actuellement en cours, notamment à travers les travaux du collectif Les Bréchoises, leur séminaire « Le matrimoine de la BD » (dont les actes seront prochainement publiés) et leur exposition « Paroles d’autrices » à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris Nord en 2022.
[9] Entretien avec François Bourgeon, op.cit.