de calvo à uderzo, un moyen âge composite
[novembre 2012]
Dans une carrière presque tout entière dédiée au genre animalier, Le Chevalier du feu fait exception. Initialement paru dans Junior No.220 à 247, entre le 26 décembre 1940 et le 3 juillet 1941, sous le titre Le Chevalier Chantecler, ce récit médiéval dont les protagonistes ont forme humaine a connu deux éditions sous forme d’album : en 1948 aux éditions Giraud-Rivoire, dans un format à l’italienne, puis chez Futuropolis en 1976, dans un format à la française pour lequel l’éditeur bricola une mise en page quelque peu hasardeuse.
Le scénario, sans grand intérêt, est d’un certain Michel Lancy, qui signait Landry. Le récit ne comprend pas de dialogues, seulement un texte narratif placé tantôt dans la partie supérieure des cases, tantôt dans des cartouches verticaux alignés sur la hauteur des bandes.
Cette incursion de Calvo en dehors du champ de la bande dessinée animalière n’est pourtant pas unique, loin s’en faut. On en connaît d’autres exemples : un Olivier le Preux dans Grandir, un D’Artagnan (inachevé) pour Junior, les 91 bandes du Bossu, d’après Paul Féval, pour France Soir, et quelques curiosités comme la « Moult véridique histoire de Manneken » dans L’Aiglon, en 1950. C’est l’imaginaire du Moyen Age et de la chevalerie qui intéresse plus particulièrement Calvo (une chevalerie qu’il étend jusqu’aux mousquetaires de Dumas, c’est-à-dire à tout ce qui porte rapière, bottes et large feutre). Et si sa série réaliste la plus longue (quatre épisodes) est un western, créé dans Les Grandes Aventures en novembre 1940, soit un mois avant notre Chevalier du feu, le titre ne peut s’empêcher un clin d’œil anachronique : Tom Mix sera un chevalier du far-west ! [1]
Ce tropisme médiéval nous intéresse ici. On sait qu’Albert Uderzo est un héritier revendiqué de Calvo, à qui il rendit plusieurs fois visite à son domicile, porte de Montreuil, dont il observa le travail et recueillit les conseils. Or, c’est peut-être dans sa propre série médiévale, Belloy chevalier sans armure, que la filiation entre le style de Calvo et le sien est la plus intéressante à observer. On y reviendra.
Parler de réalisme à propos du Chevalier du feu, c’est utiliser un terme à triple entente. Il désigne d’abord la franchise des évocations, qui paraissent échapper à l’autocensure dans laquelle baigne habituellement la bande dessinée pour la jeunesse. Je songe au combat à l’épée figuré sur la première planche, où l’on voit voler les têtes décapitées. Ou encore à la scène au cours de laquelle l’héroïne, Arlette de Roselys, est quasiment violée, l’image allant beaucoup plus loin dans la suggestion que le texte.
Dans un deuxième sens, le réalisme relève du souci documentaire. Sans doute, même si l’intrigue est datée précisément du règne de Louis XI, le Moyen Age de Calvo est, globalement, un Moyen Age de fantaisie, une accumulation de clichés empruntés au cinéma et à la littérature populaire, mais quand intervient la scène où le Chevalier (qui n’a pas de nom) est enfermé dans une cage de fer appelée « fillette du roi », Calvo représente assez précisément la cage que l’on peut encore voir au château de Loches, réplique de celle qui accueillit le cardinal de la Balue.
Le réalisme est enfin celui du style, qui se manifeste dans l’utilisation de la perspective, le soin apporté aux décors, la représentation des chevaux et les proportions du corps humain, qui correspondent à peu près au canon académique. Il suffit de comparer Le Chevalier du feu avec l’épisode de Moustache et Trottinette au Moyen Age (136 pages publiées dans Femmes d’aujourd’hui entre septembre 1952 et janvier 1954) : les montures y sont caricaturales (et conventionnellement douées de la parole, puisque s’applique ici le merveilleux propre aux séries de funny animals), les humains ont des yeux arrondis (façon Disney) et des attitudes grotesques.
Il n’est pas douteux que le style de Moustache et Trottinette correspond au style naturel de Calvo, et que l’artiste force quelque peu son talent quand il s’astreint à un surcroît de réalisme. Il n’évite pas certaines maladresses , comme le montre notamment cette case du Chevalier du feu, à la page 2 de l’édition Futuropolis, où les cuisses du héros sont manifestement trop longues, tout comme le bras droit du personnage placé à droite, dont les pieds sont en outre maladroitement posés sur le bord inférieur de la case.
À mieux y regarder, on constate pourtant qu’il n’existe pas de contraste global entre les deux styles de Calvo. Ils diffèrent surtout par certains accents, et particulièrement dans la représentation des acteurs du récit. Les décors, eux, sont au moins aussi fouillés, aussi descriptifs dans Moustache et Trottinette que dans Le Chevalier du feu : il n’y manque pas un moellon aux murailles du château, pas un carreau au dallage, pas une tuile à la toiture. Et quand l’action se transporte dans la forêt, c’est, dans chacune des deux œuvres, le même festival de troncs noueux, aux racines proliférantes et tentaculaires ; on les retrouve d’ailleurs dans toute la production de Calvo, il s’agit en quelque sorte d’une marque de fabrique.
Par ailleurs, le style adopté pour Le Chevalier du feu est loin d’être homogène. Louis XI est une caricature, les personnages du peuple et les sbires du traître Jehan de Voves ont des trognes où affleure un grotesque qui n’est plus de mise dans la figuration des personnages principaux. Mais Calvo se donne licence d’étirer les proportions du corps d’Arlette de Roselys, qui apparaît souvent longiligne et microcéphale : cette longue silhouette tient alors de l’apparition idéalisée et un peu fantomatique.
Ce qui rend ce style composite assez plaisant, en dépit de ses hésitations et de ses maladresses, c’est la multiplication des effets dramatiques. Dans un article du Collectionneur de bandes dessinées, Édouard François avait justement relevé que « les personnages de Calvo produisent à première vue un effet baroque, tant leurs attitudes, leurs gestes, leurs mouvements, sont poussés à l’extrême, sont “appuyés”. Cette impression de contorsion étant renforcée par l’utilisation d’ombres fortes, parfois démesurées, éléments essentiel de son style. » [2]
Ces « ombres fortes » sont de trois sortes. Il y a celles qui relèvent du silhouettage, il y a (plus rares) les grandes ombres portées que projettent les personnages sur le sol ou les murs, il y a enfin les images dont le fond se perd dans le noir, en particulier ces évocations de la forêt où la vue, passés quelques mètres, se perd dans des ténèbres menaçantes. Le silhouettage est une technique que Calvo affectionne pour détacher les plans en accentuant leur contraste : tantôt l’avant-plan est obscurci, pour concentrer la « zone de netteté » sur la scène qui se déroule en fond, tantôt, au contraire, ce sont les personnages dans le lointain qui sont ramenés au rang de petits pictogrammes noirs.
La combinaison de ces trois types d’ombrage, et de l’impression de grouillement menaçant, incontrôlé, qui se dégage des arbres donne incontestablement aux images de Calvo une dimension baroque et leur fait tutoyer le fantastique. S’y ajoute un côté excessif, grimaçant dans la représentation de certaines postures, qui semblent mobiliser des forces démesurées, comme quand le chevalier hisse son cheval hors de la fosse où il est tombé ou contient une meute d’assaillants poussant de l’autre côté d’une « énorme porte de fer ».
Uderzo s’inscrira lui aussi dans cette veine baroque, non avec Astérix mais avec celle de ses œuvres qui trahit la plus grande proximité avec Calvo, à savoir, on l’a dit, la série Belloy, chevalier sans armure [3] En 1950, Uderzo a vingt-trois ans. Tel Jijé ou Tibet, il va progressivement élaborer deux styles distincts : le premier, de facture « réaliste » (de Captain Marvel Jr à Tanguy et Laverdure) et l’autre qui relève du « gros nez ». Mais, pour Belloy, il semble qu’il n’ait pas réellement choisi, et qu’il soit encore tenté par une synthèse entre ces deux options.
Belloy succède à Arys Buck (en 46-47, dans OK) qui avait pour protagonistes un couple désassorti composé d’un prince beau et fort et d’un compagnon laid et rabougris. Le même effet de contraste se retrouve entre Belloy, l’enfant trouvé rapidement devenu un « solide gaillard aussi savant que brave », et son père adoptif, le Père Hoc, un avorton édenté, aux pieds démesurés, dont le visage se hérisse d’une grande mèche de cheveux et de moustaches également blanches (« Porc-épic ! » est son juron favori). Ils vivent ensemble dans une chaumière, au plus profond d’une forêt qui pourrait être signée Calvo, et combattent de terribles Vikings commandés par le roi Kramik.
Belloy a une gueule de jeune premier, un corps de super-héros. Les figures féminines rivalisent de grâce. En dehors du Père Hoc, la plupart des personnages ont des proportions anatomiques à peu près normales. Ce qui les déréalise et les fait basculer vers le grotesque, c’est leur gestuelle. Les corps sont aussi malléables que s’il s’agissait de toons, les attitudes sont exagérées dans le but de produire un effet comique. Charlier, qui n’a jamais eu peur d’introduire des gags très « basiques » − pour ne pas dire éculés − dans ses séries d’aventure, s’en donne ici à cœur joie, Hoc étant une espèce de Haddock au rabais, qui collectionne les chocs, atterrit tantôt dans une fontaine, tantôt dans une marmite pleine de soupe, tantôt dans un énorme gâteau à la crème, ne récoltant tout au long du récit que plaies et bosses qui, en régime réaliste, auraient depuis longtemps eu raison de sa vie. Ce festival s’accompagne d’une « sonorisation » omniprésente, les onomatopées proliférant comme dans les séries d’humour.
Parler, ici, d’un Moyen Age de fantaisie, ce n’est pas seulement pointer la désinvolture à l’égard de toute exigence de véridicité historique ; au caractère composite de l’époque évoquée (située « aux temps anciens de la chevalerie… ») répond, en quelque sorte, la dimension tout aussi composite du style. Dans une série comme Moustache et Trottinette, on pouvait penser que la synthèse opérée entre un certain réalisme graphique et une dimension burlesque tenait à la rencontre entre deux populations : le monde « sérieux » des hommes et celui des animaux, prisonnier des codes du cartoon. Mais dans Belloy, le prétexte animalier n’existe plus. Le propos des auteurs est bien d’insuffler une truculence grotesque au sein d’une esthétique globalement « réaliste ».
L’exagération dans le jeu des acteurs de papier, l’outrance prêtée à leurs mimiques et attitudes, est commune au Calvo du Chevalier du feu et à Uderzo quand il dessine Belloy. Mais, chez Calvo, elle apparaissait comme une survivance de son tropisme humoristique, une sorte d’empreinte résiduelle réinvestie, avec plus ou moins de réussite, dans une recherche d’effets dramatiques. Chez Uderzo, au contraire, elle relevait la gageure d’une improbable synthèse – rarement tentée en bande dessinée [4] – entre un encodage graphique à tendance réaliste et un ton résolument loufoque.
Thierry Groensteen
[1] La production réaliste de Calvo a été récapitulée par Gilles Ratier dans son article sur « Le réalisme chez Calvo », consultable en ligne à l’adresse : [http://bdzoom.com/8207/patrimoine/le-coin-du-patrimoine-bd-le-realisme-chez-calvo]
[2] « La Forêt profonde », Le Collectionneur de bandes dessinées No.60-61, hiver 1988, p. 10.
[3] Série animée par Uderzo et Charlier de 1950 à 1958 dans des journaux belges, reprise dans Pilote au début des années soixante, publiée en albums d’abord par Michel Deligne puis par Claude Lefrancq. Les premiers épisodes (sous le titre Belloy l’invulnérable, en 48-49 dans OK) n’ont pas été réédités. Quand Uderzo fit la connaissance de Charlier, il lui proposa de reprendre le personnage.
[4] Un autre exemple serait la série Domino, de Chéret, sur scénario de Greg puis de Van Hamme, dans les années 1970.