david boring
Planche 21 | paru en 2000 chez Pantheon Books | traduction française : Cornélius, 2002 | 51,3 x 36,8 cm | mine de plomb et encre de Chine sur papier | Inv. 2009.7.1
[août 2012]
Fascinant et polymorphe, David Boring est peut-être le chef-d’œuvre de Daniel Clowes. Le dessinateur y découpe en trois actes, à la manière des films hollywoodiens auxquels ses livres ne ressemblent pourtant pas, le parcours chaotique d’un jeune narrateur mal dans sa peau. Les intrigues sentimentales, apocalyptiques et policières s’entremêlent, tandis que David erre en rêvant à la poursuite de son idéal féminin et des traces de son père.
Cette planche est tirée du premier acte ; David croit avoir rencontré son fantasme absolu en la personne de Wanda, qui le quittera sèchement quelques planches plus loin. Pour le moment, dans la première vignette, le couple marche côte à côte dans un même mouvement, laissant le lecteur en arrière comme pour l’exclure. Ce serait presque idyllique, si le narrateur ne gardait un ton ironique qui lui permet de commenter la scène d’un point de vue extérieur. Les échanges du couple sont décrits (« une forme stylisée de bécot sans la langue ») comme pourraient l’être les objets d’art qui l’entourent, figures esthétiques aux allures d’esquisses. David Boring est pour une bonne part consacré à la recherche du sens à donner à des configurations mystérieuses.
Dans le deuxième strip, le regard se rapproche progressivement pour se fixer directement sur le postérieur de Wanda, objet de tous les fantasmes de David, interdit et désiré. Ces fesses reviennent comme l’élément le plus reconnaissable de la jeune fille, visibles même de loin quand son visage n’est jamais mis en valeur. « Hey, watch it ! », dit Wanda sans se rendre compte du double sens de sa phrase : « Regarde ! » / « Arrête ça ! ». Ce cadrage n’est pas à proprement parler subjectif, puisque David est devant nous. Mais il renforce le sentiment de sa présence comme narrateur, en nous mettant sous les yeux ces fesses qui l’obsèdent.
David semble braquer sur sa vie un point de vue essentiellement extérieur. Il ne profite pas du moment. Pourtant, les récitatifs sont au présent ; mais on observe un décalage permanent entre le texte et l’image. Les bécots (« smooching ») sont évoqués quand les amoureux marchent, les plaisanteries spirituelles (« witty banter ») quand ils s’embrassent. La distance est accentuée par la référence au cinéma (David passe de « personnage secondaire » à « jeune premier ») et par la froideur chirurgicale de Clowes : personnages presque immobiles, rarement expressifs quand ils ne sont pas de dos, et larges zones d’ombre. Les traits de mouvement, présents dans la quatrième vignette, sont rares.
Dans les deux premières vignettes du dernier strip, le dialogue prend la place du récitatif. C’est l’interjection de Wanda qui a interrompu le monologue contemplatif de David. La jeune fille n’accepte pas qu’il ait touché ses fesses, et le héros retombe, comme Icare, trop près du soleil. Les indices de l’échec, contenus dans les deux premiers strips, se rejoignent. L’avant-dernière vignette est donc une réponse à la première : Wanda s’éloigne seule dans une autre pièce, où les œuvres d’art semblent plus classiques. Mais cette fois-ci, David étant en retrait, il bénéficie du même point de vue que le lecteur : renvoyé hors du couple, il occupe proprement la place de narrateur.
Une dernière vignette boucle la composition : c’est une vue de l’université de Wanda, qui introduit la séquence suivante et ramène celle-ci au silence. Le narrateur en est absent. On y remarque en particulier une autre forme mystérieuse, qui ressemble à un frisbee arrêté en plein vol. Les images de David Boring évoquent à maintes reprises des photogrammes de film, montrant non pas le mouvement, comme la majorité des bandes dessinées, mais le temps arrêté. Une collection d’instantanés de la part d’un homme en train de photographier sa propre vie.
Clément Lemoine